Participation des lauréats du Rendez-Vous des Plumes pour le Prix LPBA 2022

Bonjour les Plumes !

C’est le grand moment : le jury va se réunir une ultime fois cette année pour élire le texte qui, selon lui, doit remporter le Prix de La Petite Boutique des Auteurs 2022, avec dotations à la clé. Voici les textes qui concourent pour le prix :

Février

(photos, thème : duo/duel)

Texte de Sandrine Drappier · 1ère place

En arrivant au palais omnisports de Pékin, Adriana ne regarde même pas l’imposant bâtiment aux lourdes plaques d’aluminium et se dirige d’un pas énergique vers la porte d’entrée. Le palais est totalement vide encore. Elle s’installe autour de la piste sur l’un des quinze mille sièges. La patinoire brille, sa glace encore vierge de toute trace de carres. De grands panneaux publicitaires bleus vantent une marque de piles électriques, sponsor de l’épreuve. Aux quatre coins de la salle, des écrans de télévision permettent aux spectateurs de voir les plus petites erreurs des patineurs. Une partie des sièges est réservée aux juges qui devront noter le programme libre de danse qui permettra au meilleur couple de remporter la médaille d’or.
Ce soir n’est pas un jour normal. Ce sera l’hallali du couple Adriana-Hugo. Les deux partenaires patinent ensemble depuis l’âge de huit ans. Ils sont devenus comme ces inséparables, ces oiseaux qui ne peuvent vivre qu’ensemble mais qui ne rêvent que de quitter leur cage. Fut-elle dorée. Les deux patineurs sont premiers du classement après l’épreuve de danse et leur programme long allie difficulté et grâce. Adriana l’a entièrement conçu. Elle en a créé la chorégraphie, imposé la musique. Un dernier programme puis ils raccrocheront leurs patins définitivement. Et une nouvelle vie s’ouvrira à eux. Loin l’un de l’autre.
Après un long moment, Adriana se lève et va se préparer. Dans quelques minutes, la patinoire va se remplir : patineurs venus s’échauffer, entraîneurs, journalistes, juges et puis le public. Toujours être scrutés, comme si tous ces gens n’attendaient que la chute pour vous conspuer. Chacun à l’attente de la moindre faille. Adriana n’en peut plus de toute cette pression.
Elle commence à tourner autour de la poste lorsqu’ Hugo fait son entrée.
— Eh, salut copine…
Adriana ne prend même pas la peine de répondre à ses provocations. Tout à l’heure, pour la compétition, ils joueront le couple amoureux mais en dehors, ils ne se supportent plus. Toute cette promiscuité entre elle et lui est une épreuve, lorsque leurs corps pèsent l’un sur l’autre, que leurs mains se joignent, que ses bras à lui passent entre ses jambes à elle pour la hisser dans les airs. Mais l’un sans l’autre, ils ne sont rien. Indispensables l’un à l’autre pour enchaîner triple sauts, vrilles et pirouettes.
— Concentre-toi Hugo, on n’aura pas le droit à l’erreur ce soir, et tu sais que la compétition se déroule aussi pendant les entraînements. Le juge russe compte bien favoriser Anatalia et Igor et je ne suis pas sûre non plus de l’impartialité du juge américain. Il faut que notre programme soit parfait.
— T’inquiète, on est les meilleurs et demain….Bon vent, copine !
Alors, pendant plus de deux heures, le couple, oubliant son aversion l’un pour l’autre, joue l’accord parfait, enchaînant les portés à bout de bras, les sauts lancés et autres séries de pas.
Il est plus de vingt-deux heures lorsque la compétition débute. Adriana et Hugo seront le dernier couple à patiner. Ils sont donc tous les deux isolés dans une petite pièce.
— Tu te rends compte, attaque Hugo, après dix-sept ans à patiner ensemble, ce soir c’est notre divorce. Notre chant du cygne.
— Je suis comme toi, j’attends le clap de fin avec impatience.
— Combien de fois j’ai eu envie de ne pas te réceptionner quand tu sautais
— Combien de fois j’ai rêvé de te tuer
— T’es la pire des patineuses, toujours à vouloir améliorer chaque élément, une vraie maniaque. Il fallait bien que cela tombe sur moi.
— Tu aurais pu choisir d’arrêter, oser dire que tu voulais une autre partenaire au lieu d’être lâche
— Tu sais bien que ce n’était pas possible, ni pour toi, ni pour moi…On ne tue pas la poule aux œufs d’or, jamais nos entraîneurs n’auraient laissé faire…
— Il valait mieux se taire et se haïr
— Chut, chérie, pas les grands mots, c’est le 14 février aujourd’hui, la fête des amoureux et notre programme ce soir parle d’amour
— Je sais parfaitement faire semblant. Contente-toi de me réceptionner correctement et de calquer tes mouvements aux miens.
— Vitesse, technique et émotion, mon cœur.
C’est devenu un jeu entre eux. Singer l’amour pour s’hurler leur haine, cette dépendance qu’ils ne supportent plus.
C’est bientôt à eux. Alors Adriana et Hugo se placent chacun à un bout de la pièce. Les yeux fermés, ils visualisent chaque élément de leur programme, comme un film dix mille fois vu et revu. Ils font le vide dans leur tête pour évacuer la pression puis partent enfiler leurs tenues.
Elle est toute de doré vêtu, une longue robe largement échancrée sur la cuisse gauche. Ses cheveux relevés en un chignon sophistiqué. Ses yeux ourlés de khôl et de fard. Lui est vêtu d’une combinaison noire qui met son corps longiligne en valeur. Il se tient très droit, elle aussi. Elle pose son bras sur lui et ils avancent jusqu’au milieu de la patinoire. La salle est devenue silencieuse. Chacun est prêt à assister au plus beau programme du couple.
Trois minutes de programme. 180 secondes et ils seront les rois de la soirée. Les grands vainqueurs. Ce sera leur apothéose. Elle lui sourit.
— Mieux qu’à Séoul, mon cœur dit Hugo
Adriana se crispe. A Séoul, la bretelle de sa robe s’était détachée du tissu. Un accident incompréhensible. Les tenues sont à chaque fois contrôlées. Adriana a toujours pensé que c’était Hugo qui lui avait fait une mauvaise plaisanterie. Faute de pouvoir réaliser leurs portés, Adriana et Hugo avaient terminé sixième de la compétition. Adriana portait cet échec en elle au fer rouge.
Et la musique envahit la patinoire. Ameno du groupe Era pendant une minute. Le couple s’élance. Ils enchaînent un premier porté et une suite de pas. Tout passe à la perfection. Après quelques passages difficiles, les spectateurs applaudissent. Cela redonne du courage à Adriana qui allonge ses bras, enchaîne ses pirouettes avec grâce. A ses côtés, Hugo est magistral, parfaitement synchronisé à sa partenaire.
Une fois la première minute passée, ne pas se relâcher. Le couple poursuit avec un passage plus classique, piano et violoncelles, un adagio, qui leur permet de reprendre des forces avant le final. Des suites de pas, des pirouettes, de longs moments dansés sur la piste sans aucune erreur.
Enfin, il ne reste plus que la dernière partie du programme. De nouveau rapide, la musique, Earned It du groupe Weeknd, entraîne le couple dans de nouveaux sauts toujours plus audacieux tout en alternant de longs passages sensuels où Adriana joue avec son corps. A deux minutes cinquante, le couple n’a plus qu’une difficulté à passer, un porté particulièrement difficile où la jeune femme porte Hugo juste avant qu’il se soulève dans les airs en l’attrapant. Leur marque de fabrique. Ils ont répété, ils le réussissent à chaque fois, mais c’est la dernière difficulté. Adriana est tendue. Hugo très concentré.
Leur dernière étreinte. Vingt secondes à tenir. Le couple fléchit ses genoux, Adriana soutient Hugo qui est comme en apesanteur au-dessus de la glace. Elle ferme les yeux un instant et se retrouve à Séoul. Elle sent la main d’Hugo toucher le tissu.
— Tu te souviens de Séoul ? murmure Adriana.
Hugo la regarde avec de la peur dans les yeux. Il a compris. Il ouvre les yeux, tente de se redresser mais elle le tient solidement. Et lentement, desserre son étreinte. Hugo heurte la glace. Sa tête percute le sol gelé. Il gît inanimé. Alors Adriana se redresse et continue à danser, à pirouetter encore et encore, seule, enfin.
La musique s’arrête brusquement. Quelqu’un approche d’elle et la fait cesser. Elle sanglote. Toutes ces années de souffrance. Toutes ces années de privation. Toutes ces compétitions ratées. Tout cet amour mimé, feint. Tout ce cinéma. Elle voit, dans sa brume, une civière emporter Hugo. Mais elle n’éprouve aucune pitié. Aucun regret. Rien qu’un intense soulagement : c’est fini.
Demain, elle prendra un avion, elle nagera avec les dauphins. Demain, sa nouvelle vie commence. Au soleil, à juste prendre du bon temps. Enfin.


Texte de Bernard Mollet · 2ème place

In Memoriam

La première fois, c’était un dimanche…
Il était allé acheter le journal, puis était revenu s’asseoir au soleil, sur la terrasse, avec un cahier, un crayon, et en même temps qu’il épluchait la page du tiercé il écoutait les pronostics sur Radio-Machin.
Au bout d’un moment, Colette entendait sortir du haut-parleur de la radio une musique qui était habituellement insupportable à son mari.
Elle était venue aux nouvelles, et l’avait trouvé dessinant, ou plutôt gribouillant, sur les pages du cahier.
Elle l’avait alors appelé : « Eh bien, Maurice, qu’est-ce que tu fais ? »
Il avait levé la tête et l’espace d’une seconde elle avait vu son regard, qui était celui d’un autre, un autre qui aurait regardé à travers elle, ailleurs…
Puis il s’était ressaisi, lui avait souri et il avait repris comme si de rien n’était ses études du tiercé dominical.
La seconde fois, c’était peu de temps après, un jeudi, le jour qu’ils avaient choisi depuis toujours pour faire leurs courses au supermarché de la ville voisine.
Comme d’habitude, il se plaignait. Comme d’habitude, elle l’avait envoyé à l’autre bout du magasin, au rayon des vins, pour y opérer le réassortiment de leur petite cave.
Puis le temps avait passé, et Colette s’était avancée vers la caisse sans plus l’avoir revu. Un peu inquiète, car elle comptait le voir revenir comme d’habitude avec ses dernières trouvailles en matière de cépages au meilleur rapport qualité prix, comme il disait.
Elle avait alors abandonné son chariot au détour d’un rayon et était allée effectuer le tour du magasin en commençant logiquement par le rayon des vins.
Elle y avait trouvé un caddie qui aurait pu être le sien, qui contenait à peu près ce qu’il aurait dû acheter, en quantité et en qualité. Mais de Maurice, aucune trace…
Elle refit le tour des gondoles une fois, allant même jusqu’aux rayons où il ne lui serait jamais venu, en principe, l’idée d’aller traîner, comme la lingerie féminine, le sport, le tout-pour-bébé, les chaussures. Introuvable, le Maurice !
Manifestement, sauf s’il était allé dans les réserves, il avait quitté le magasin.
Colette sortit dans l’entrée du centre commercial le ventre noué d’inquiétude afin d’en faire le tour, avant d’aller voir dans la voiture.
Elle le découvrit peu après plus loin dans le hall, assis sur un banc, le regard vide, fixant apparemment sans la voir la vitrine d’un opticien.
Il réagit comme la fois précédente et elle le ramena avec elle, essayant par des questions, auxquelles il ne pouvait apparemment pas répondre, de savoir ce qui avait bien pu se passer…
Alzheimer !
C’est le mot qu’elle apprit quelques jours après, lorsqu’elle parla à sa vieille amie Marie, qui avait été longtemps secrétaire dans un cabinet médical, des récents problèmes de son mari.
Alzheimer ! Elle n’en avait encore jamais entendu parler…
Marie lui expliqua complaisamment le cheminement lent et douloureux de cette terrible maladie, qui atteignait les gens plutôt âgés et c’était d’ailleurs assez étonnant, disait-elle, que Maurice, avec sa petite soixantaine, soit déjà si atteint !
Elle lui décrivit avec comme une certaine délectation les troubles de plus en plus fréquents et de plus en plus longs et la suite logique de cette atteinte, l’oubli absolu de tout ce qui était le plus élémentaire, s’habiller, manger, une vie de légume, c’est le mot exact qu’elle employa, Marie, une vie de légume !
Elle ne lui laissa pas plus d’espoir sur une possibilité quelconque de guérison, lui expliquant les balbutiements de prémices de tentatives de débuts d’essais qui ne seraient certainement efficaces que dans plus de dix années, au bas mot.
Elle ne lui fit pas plus miroiter la possibilité de le placer en maison spécialisée, la région n’en comptant que très peu et les places s’arrachant de plus en plus à prix d’or, d’une importance telle que la médiocre pension du couple ne pourrait pas assumer, vu la maigre retraite de petit fonctionnaire de Maurice dont elle disposait.
Les quelques semaines qui s’ensuivirent furent terribles pour Colette.
Elle avait mis Maurice sous surveillance constante, quasiment, elle était partout, veillait sans arrêt à ses actes, épiant le moindre geste, était là quand il se douchait, toujours là quand il manifestait le désir de tondre le carré de gazon devant la maison, encore là quand il lui prenait brutalement et sans raison l’envie de sortir sa caisse à outils pour une réparation quelconque.
Colette ne vivait plus, on peut le dire, elle dépérissait à vue d’œil, dormait peu et mal, et les quelques alertes subies depuis quelque temps ne pouvaient la rassurer en rien !
Car d’autres problèmes dont beaucoup sans gravité avaient eu lieu, Marie avait vu juste !
Tout cela désespérait Colette qui était d’un naturel pessimiste, une inquiète en alarme constante, surtout depuis la découverte de ce qui arrivait à ce pauvre Maurice, et qu’elle pensait ne pas pouvoir assumer…
Pauvre Colette, Colette envahie par ce constant défaitisme qu’avait si souvent stigmatisé Maurice…
Cela n’améliora bien entendu en rien sa déprime chronique qui se transforma bien vite pour le coup en dépression extrêmement sévère.
Elle commença à forcer un tantinet sur la dose des antidépresseurs et vécut une période très dure de son existence, errant un peu comme un zombie, accomplissant les tâches habituelles en état de somnolence perpétuelle, tout en poursuivant du mieux qu’elle le pouvait la surveillance rapprochée de Maurice.
Il paraissait, lui, au fil du temps, commettre de plus en plus de bévues incontrôlées, jusqu’à oublier où se trouvait la chambre, ne plus savoir comment allumer la lumière du salon, se raser une seule partie du visage…
L’inéluctable advint un samedi vers minuit, lorsqu’elle fut tirée de son sommeil quasi hypnotique par un bruit très violent en provenance de la cuisine.
Elle se leva comme elle le put et se dirigea toute titubante vers la cuisine.
Atterrée, elle y trouva Maurice, nu comme un ver, qui essayait vainement de faire chauffer sur la plaque électrique une cuvette en plastique remplie d’eau, avec le résultat qu’on imagine !
Comme de plus il avait pour ce faire vidé quasiment les deux placards de casseroles, marmites et autres plats, elle eut une réaction violente et se mit à hurler comme une folle avant de repartir en courant vers la chambre.
Le lendemain matin, vers sept heures, Maurice appela les pompiers qui arrivèrent peu de temps après et lui annoncèrent avec beaucoup de ménagement le décès de Colette. D’après le médecin qui les accompagnait, cela était dû à l’absorption massive de médicaments somnifères et d’antidépresseurs divers et variés dont on retrouva un peu partout autour du lit et sur la table de nuit les nombreux emballages vides.
Le tout avait apparemment été accompagné d’une bonne partie de la bouteille d’un alcool dit « pour femme », encore que très fort, qui avait certainement été utilisé sciemment pour faire passer les pilules et accélérer leur effet.
Lorsque le commissariat dépêcha sur place un de ses inspecteurs pour une rapide enquête de routine, Maurice lui expliqua que Colette était depuis quelque temps très dépressive et qu’il passait ses journées à la surveiller, que la nuit il comptait sur les tranquillisants que prenait son épouse pour dormir lui-même d’un sommeil réparateur, et qu’à cet effet il se mettait des boules dans les oreilles.
C’est sans aucun doute pour cette raison qu’il n’avait rien entendu cette nuit qui puisse lui laisser soupçonner qu’elle en vienne à attenter à ses jours.
L’enterrement terminé, Maurice ferma la maison et alla d’abord avec Marie, la vieille copine de Colette, encaisser enfin le fabuleux montant du quinté record du PMU qu’il avait gagné voilà quelques mois.
Ils partaient vivre ailleurs, non sans être passés chez le marbrier pour y commander une magnifique plaque à déposer sur la tombe de Colette.
Dernier pied de nez du destin ou oubli tragique du graveur ?
Toujours est-il qu’on pouvait lire, sur le marbre, cette épitaphe inachevée :
A LA MÉMOIRE DE …


Texte de Calamus · 3ème place

Circonstances naturelles

— L’heure approche ! je suis tout excitée !
— Tu es sûre de toi ?
— Évidemment ! Pourquoi ? Tu doutes ?
— Ah non ! Cela m’amuse.
— Alors, mettons-nous au travail !
Le vent glisse délicatement entre les arbres, emportant quelques feuilles couleur de feu. Ces dernières dansent sur les bancs jumeaux.
— Ouh, ça chatouille !
— J’aime l’automne…
— Je préfère la chaleur de l’été.
— Pourtant cette saison est pleine de surprise. Regarde et ressens.
— Je suis un banc… Je ne peux pas sentir. D’ailleurs maintenant que tu en parles… Heureusement, avec tous les fessiers qui se posent sur nous…
— Bonjour la poésie… Non, mais tu ne vois pas la dualité entre les nuances de couleur chaude, et le ressenti des températures froides ?
— Je te l’ai dit… Je suis un banc…
— Quelquefois, je me demande ce qui me retient à tes côtés.
— Certainement les boulons qui te fixent sur place…
Les arbres ploient leurs branches sous la rafale. Cela donne l’impression qu’ils se plient de rire en écoutant cette hilarante discussion.
Deux adolescents font leur apparition et viennent, sans ménagement, s’installer sur le premier des bancs. Les pieds sur l’assise, les fesses sur le dossier.
— Non, mais… Vous n’avez pas honte !
— C’est toi qui parlais de popotin…
— Rigole ! Tu oublies que c’est bientôt l’heure.
— Oh ! Mais tu as raison ! Ils ne peuvent pas rester !
— Je sais bien, je m’y emploie…
Les jeunes sont absorbés par leurs écrans. Dans leur affrontement numérique, ils négligent l’environnement qui les entoure. L’imaginaire, la poésie et le droit d’existence qui demeure universelle. Le silence est rompu, la nature se fige, et l’honneur d’un banc s’effondre.
— Aïe !
— J’ai gagné !
— Arrête ! J’ai été piqué et ça m’a déconcentré !
— Ne cherche pas d’excuse, tu as perdu !
L’un se lève avec la frimousse du satisfait, tandis que l’autre le poursuit pour lui faire entendre la vérité. Les bancs, à nouveau libérés, se réjouissent de la réussite de l’opération « écharde ».
— Nous devons nous y mettre à présent. Tu as ce dont je t’ai parlé ?
— Ah ! Pas de félicitations, mais quand on a besoin…
— Allez ! Presse-toi !
— Voilà, j’y viens !
On peut relever une particularité sur le premier banc. Sur l’extrémité gauche de son assise, un nœud du bois a disparu. Une fissure qui ressemble étrangement à une poche en partie fermée.
Et justement, l’ouverture semble s’agrandir et une légère secousse projette quelques graines sur le fameux banc.
Immédiatement, les moineaux viennent profiter du festin. Ils sautillent, piquent et font vibrer leurs ailes de plaisir. La nourriture se fait de plus en plus rare, et certains passants les aident à subvenir à leurs besoins.
— Parfait ! J’espère que cela va marcher.
— Évidemment, c’est moi qui m’y colle.
— Désolé que mes magnifiques courbes naturelles aient déjà réalisé le travail.
Le deuxième banc possède également sa particularité. En y regardant de plus près, on peut apercevoir une légère torsion du bois sur son extrémité droite. Ce qui a créé une cuvette, qui en temps de pluie, se remplit.
— Ça y est ! La fête est finie !
— Alors ?
— C’est parfait… Je suis comblé de bonheur.
Les volatiles quittant les lieux laissent quelques traces de leur passage. Les fientes recouvrent une bonne moitié du premier banc.
— Génial ! Nous sommes prêts !
— J’espère que je n’aurais pas fait tout ceci pour rien…
— Regarde ! La voilà !
Les talons hauts font crisser les cailloux sur le chemin. Une jeune femme, tout emmitouflée, s’arrête devant le banc humide.
— Elle hésite…
— Non, regarde mieux. Elle ne voit rien avec la buée sur ses lunettes.
Le chocolat chaud en main, elle s’installe avec douceur sur la partie sèche. Elle se recroqueville tout naturellement pour capter le maximum de chaleur du gobelet.
— Elle a froid… Elle ne va pas rester longtemps.
— Ne raconte pas de bêtises ! Tu vas nous apporter la poisse ! Elle va lire comme chaque jour et tout se passera bien.
Elle pose son sac à côté d’elle, fouille à l’intérieur, pour en sortir un livre.
De l’autre côté apparaît un jeune homme. Le regard fixé à ses pieds, les mains dans les poches de sa doudoune, il semble déjà ailleurs.
— Ah ! Quand même !
— Eh ! Je suis là ! Ne te trompe pas de banc !
Il ralentit sa marche en découvrant l’état de son lieu de paix avec la nature. Celui qu’il rejoint chaque jour, dans le but de se plonger dans son imaginaire.
— Il hésite…
— Ce n’est pas toi qui me houspillais de ne pas dire ça ?
— Fais quelque chose !
— Mais je ne sais pas quoi faire !
La jeune femme, un peu gênée, le regarde avec interrogation.
Il rougit légèrement et ses yeux passent du banc à sa voisine.
— Oh ! Vous pouvez vous asseoir. Cela ne me dérange pas.
— Je… Je vous remercie. C’est idiot… les habitudes.
— Non, je comprends très bien.
Il vient se placer sur la partie propre du premier banc… et se retrouve donc à l’extrémité, tout comme sa voisine. Cette forte proximité fait naître une ambiance particulière.
— Ouiiii !
— Calme-toi, rien n’est fait encore.
Les feuilles s’envolent sous une nouvelle bourrasque. Elles dansent et animent l’instant de silence qui s’est installé. Elle frissonne légèrement. Il a un réflexe de protection et s’arrête. Elle fait semblant de n’avoir rien vu et après une gorgée chaude, attrape son livre. Les yeux du voisin sont happés par ce geste.
— Que lisez-vous ?
— Les Hauts de Hurle-Vent d’Emily Brontë.
— Oh… « J’aime le sol qu’il foule, l’air qu’il respire, et tout ce qu’il touche, et tout ce qu’il dit. J’aime tous ses regards, et tous ses gestes, je l’aime entièrement et complètement. Voilà ! ».
La buée réapparaît sur les lunettes de la demoiselle. Les joues du jeune homme deviennent cramoisies. Les pupilles s’illuminent de milliers d’étoiles et les sourires s’allongent timidement.
— On a réussi !
— Ce qu’il ne faut pas faire pour les rapprocher…
— J’adore l’automne !
— Ne te secoue pas trop, tu risquerais de la refroidir.
Les arbres ploient leurs branches, les oiseaux chantent, le vent glisse… L’amour naît.

Mars

(musique, thème : 02:05)

Texte d’Athénaïs Grave ·1ère place

Elle court. Elle court. A en perdre haleine. Elle court. Traverse le pont. Saute par-dessus les flaques. Elle court. Malgré la pluie qui martèle sa peau. Malgré le regard désapprobateur des passants. Elle court. Une seconde, elle s’arrête, regarde la grande horloge sur le fronton de l’église. Et, de nouveau, elle court. Les gens se demandent : « Mais où va cette jeune femme si prestement ? », « Pourquoi se hâte-t-elle autant ? ». Mais elle ne s’arrête pas pour répondre à leurs questions. Elle court. A perte de rue. Sans perte de temps. Elle court vers son futur. Vers son présent. Elle court. Car son rêve en dépend. Elle court pour les sourires d’un instant. Elle court sa vie. Elle court sa raison. Elle ne voit plus l’eau qui brouille sa vue. Ne sent plus le froid qui gèle ses mains. Elle court. Plus rien d’autre ne compte. Elle court. Toujours plus vite. Elle court.
Enfin, elle monte les marches. Elle respire. Il était temps. L’air ranime ses poumons. Elle sourit. Elle rit. Elle est à temps. Elle ralentit. Un fois à l’abris de la pluie, elle tombe la capuche qui protège ses cheveux. Elle marche, tranquillement. Dans les couloirs. Elle marche. Elle a atteint le but de sa course. Elle ôte ses vêtements détrempés. Elle revêt son costume noir et blanc. Elle marche.
Elle s’installe à sa chaise. Elle ferme les yeux. Pendant qu’on la coiffe. Pendant qu’on la maquille. Elle respire. Elle a le temps. Prête, elle rouvre les yeux. Elle se lève. Et elle marche. Dans les couloirs. Elle marche, sûre d’elle. Elle n’a plus besoin de courir. Elle peut marcher, confiante, digne, vers son avenir. Elle marche.
Elle marche vers la scène. Elle saisit sa baguette. Et marche vers le pupitre. Elle salue. C’est le silence. Tous la regardent, assurée et fière, au centre de la scène. Ils l’entourent. Ils l’attendent. Tous retiennent leur souffle. Ils guettent, le moindre de ses gestes. Elle attend. Elle respire. Elle est au centre.
Quand enfin, elle lève sa baguette, ce n’est plus elle qui court. Mais les notes qui volent. Se répercutent sur les parois. Vibrent sur les cordes. Résonnent dans les bois. Traversent les âmes. Et elle, au centre, de la scène, les dirige. Elle leur donne corps. Elle leur donne voix. Et pendant que ses mains dansent, les notes courent. Elles courent sur les murs. Elles courent dans les cœurs. Elles courent sur les peaux qui frissonnent.
Elle imprime un dernier geste de baguette. Et le silence redevient maître. Mais dans ce silence roi, frémit encore la mélodie. Puis les battements de cœur s’apaisent. On respire à nouveau. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes. On respire. On reprend son souffle. On attend. Puis telle une unique vague humaine, le public se lève. Le silence se rompt. Sous le tonnerre des mains qui s’entrechoquent. Sous la ferveur des applaudissements.
Alors un tressaillement court le long de son dos. Et dans sa course, dessine un sourire sur son visage. Elle fait un pas en avant. Elle s’incline. Elle félicite les musiciens. On lui apporte un bouquet de fleurs fraîches. Et alors que pleuvent encore les applaudissements, et que court encore son cœur, la chef d’orchestre quitte enfin la scène.


Texte de Laura Beslier · 2ème place

Des taches abstraites de couleurs pastel, des courbes difformes qui s’entremêlaient, disparaissaient, et réapparaissaient. Cette toile défilait encore et encore devant ses yeux de cire.
Comme tous les matins, à l’ouverture de la boite en acajou, la petite poupée de porcelaine tournait, tournait, et tournait toujours. L’aube à peine dévoilée caressait d’une agréable chaleur, la fine peau de son corps, de ses jambes effilées, jusqu’au teint laiteux de ses mains. À chaque tour, ses courbes gracieusement sculptées semblaient s’étirer toujours plus. À l’image de sa robe, un sobre morceau de tissus rouge, le bout de ses doigts espérait sans cesse se fondre dans le tournoiement du vent. Mais ceci restait vain.
Elle tournait, tournait, et continuait de tourner.
Sa cage en bois ne lui laissait pas la possibilité de rêver à autre chose que de ce tableau. Bien que son cœur, qui luttait pour survivre, en aurait bien voulu. Immobile, elle dansait pour le plaisir de ses visiteurs, sans jamais pouvoir leur rendre leur sourire, reproduisant les mêmes gestes, les mêmes mouvements. Parfois certains individus s’aventuraient à la toucher, mais elle n’appréciait pas, et redoutait ces moments. Plus d’une fois, leur curiosité tactile la blessait, fissurant un ou deux millimètres de sa carapace. Les marquages du temps avaient bien entamé son corps. Elle savait parfaitement que son heure était proche. Bientôt, le plus fidèle de son admirateur allait recycler sa maison, avec elle y compris. Son cœur était serré, mais elle demeurait malheureusement impuissante. La coupure sous son pied grappillait du terrain.
Elle tourna encore, puis, comme un fait irrémédiable, un craquement retenti, et son corps fragile bascula.
La plateforme qui l’avait jusque-là fait danser tous les jours, était vide. Préparée à ça, elle n’était pas inquiète, sa vie passée l’avait comblée. Elle laissa les battements dans sa poitrine s’affaiblir peu à peu. Puis, sans s’en rendre compte, ses paupières recouvrirent la cire de ses yeux. Tout comme le silence apaisant de la pièce, elle attendait son départ. Le soleil poursuivit tranquillement sa conquête du ciel, sans qu’il ne se passe rien. Elle patienta, mais le calme semblait vouloir persister. Elle était prête à s’abandonner à son destin, lorsqu’un détail l’interpella. Avait-elle fermé les yeux ? Oui… ses paupières s’étaient bel et bien articulées.
Subitement, une sensation étrange la traversa. Une pression électrisante dans le creux de sa main remontant jusqu’à ses épaules. Ce fut ensuite le tambourinement incontrôlé sous son enveloppe frigide qui l’a surprise. Ces découvertes la chamboulaient. Partagée entre la peur et l’excitation, elle se sentait perdue. Néanmoins, la curiosité était trop forte. Et pour la première fois, elle osa se questionner. S’agissait-il d’une autre existence qui se tenait là, sous ses paumes abîmées ? Cela lui paraissait surréaliste, invraisemblable. Comment une pauvre poupée en porcelaine destinée à divertir son propriétaire, pouvait-elle mener sa propre vie… si l’on pouvait même lui accorder ce mot. Non. Et pourtant… La raideur dans ses jambes, et la sensibilité de ses doigts ne la trompait pas. Elle n’en savait rien de la raison. Mais maintenant, elle pouvait s’échapper de sa cage en acajou, et tracer son propre chemin.
Dans un élan candide, elle insuffla un souffle de vigueur à ses membres afin de les sortir de leur torpeur. Les engrenages de ses genoux s’activèrent en premier. Très maladroitement, elle parvint à plier ses jambes effritées. Puis vint le tour de ses coudes. Ses poignets encore rigides lui servirent quant à eux de canne, afin de se redresser. Impatiente, elle tenta de se mettre debout, comme elle avait souvent vu ses visiteurs faire. Elle plaça d’abord un pied, légèrement tremblant, et aligna l’autre. Toutefois, à peine eut-elle posé le second, que tout son corps lâcha, et elle s’effondra dans un nuage de poussière. La douleur n’était pas comparable aux blessures qu’elle avait subies jusqu’alors, cependant, cela lui arracha une triste grimace. Après un instant pour admettre cet échec, elle fit une nouvelle tentative. Seulement celle-ci se termina à l’identique. La chute fut en revanche moins violente. Comme un enfant commençant à marcher, elle avait appris. Elle recommença, et recommença à nouveau. Et malgré de discrets frémissements, la persévérance la récompensa. Ses deux jambes parvinrent enfin à supporter le poids de son corps creux.
Ses yeux adoptant un nouveau point de vue, étaient fascinés par le paysage. Toutes les couleurs, toutes les formes étaient claires. Elle distinguait chaque détail. D’un pas hésitant, elle avança doucement vers le rebord. Elle voulait en voir plus. Le monde semblait se déployer toujours davantage devant son ombre. Elle continua, dévoilant à chaque enjambée étourdie, un peu plus du vide qui s’étendait devant. La distance rétrécissait. Puis ses pieds s’arrêtèrent brusquement. Une seconde de trop, et l’appel de la gravité l’aurait réduite à l’état de débris. Le gouffre la terrifiait et l’époustouflait à la fois. Elle ne se doutait pas de l’existence d’un décor aussi vaste, au-delà de son estrade. L’adrénaline enivrait tous ses sens. Le regard ébahi, elle poursuivit son escapade, et plaça un talon sur l’arête de la boite aux reflets ensoleillés. La sensation du tranchant sous la plante de ses pieds la fit frissonner d’euphorie. Jouant les équilibristes, elle étira ses bras, et poursuivit un pied devant l’autre. Elle sentit enfin ses doigts commencer à se réchauffer, et s’articuler. La petite poupée avança lentement, centimètre par centimètre, telle une marionnette s’aventurant dans la folie du monde.
Sa balade l’amena à une longue passerelle hexagonale, qu’elle dévala d’une traite. Le vent chatouillait affectueusement ses cheveux figés. La descente fut si rapide, qu’elle n’eut pas le temps de repérer le fragment de fusain à son arrivée, et dans une dégringolade, elle recouvra sa belle tenue d’un gris cendré et poudreux. Le très large plant de bois plus clair qui recouvrait tout à perte de vue, calma ses ardeurs. Encore un peu désorientée de sa nouvelle chute, elle marcha doucement afin de poursuivre son expédition. Son chemin croisa celui de massifs objets, reflétant et déformant son reflet à volonté sur une coquille transparente. Cette vision l’amusait, mais la petite poupée de porcelaine ne savait pas encore comment exprimer cette joie éphémère. Un peu plus loin, un champ blanc, parsemé de lignes colorées, émettait un étrange son sous le froissement de ses chaussons luisants. Le bruit, assez rêche a ses oreilles, ne l’agaçait pas. Au contraire, il avait quelque chose d’intriguant, de relaxant. La traversé, jonchée d’obstacle de forme circulaire, se révéla assez laborieuse. Ses doigts ne purent s’empêcher de caresser avec délectation, toutes les textures tantôt très fines et rugueuses, tantôt douces et cotonneuses. Subitement, une ombre au-dessus de sa tête la fit sursauter. Les mains refermées sur le bas de sa robe, elle tenta d’observer la silhouette à contre-jour, mais ne réussit qu’à percevoir le bourdonnement de ses ailes. Un puissant courant d’air la fit ensuite perdre l’équilibre, et son corps se renversa en arrière dans un fracas à l’échelle de sa courte taille. L’insecte, perturbé par la scène absurde s’éloigna, la laissant seule dans ce désert de relief inconnu.
Une note familière interrompit sa promenade. Une musique. Le frappement d’un piano.
Attiré par la mélodie, inconsciemment, elle s’avança sous une aura lumineuse. Les notes se firent alors plus fortes, plus intenses, recouvrant à présent les battements dans sa poitrine. Elle aimait ce son. Ses lèvres s’étirèrent dans un sourire innocent. La mélodie était semblable à une formule magique guidant ses gestes. Instinctivement, ses bras se courbèrent au-dessus de sa tête. Sa jambe rejoignit la continuité de la courbe de son corps.
Elle se mit alors à tourner, tourner, et tourner encore.


Texte de Geoffroy Gauthier · 3ème place

Les sourires dansent

Je me dépêche d’aller au travail. J’ai peur de l’extérieur. Trop dangereux. L’atmosphère, viciée, est irrespirable depuis deux ans maintenant. Sans un masque FFP40, impossible de survivre. Dans les bâtiments, l’air est filtré. Je ne me sens en sécurité nulle part qu’entre quatre murs. Je cours presque, poussée par l’idée que mon masque pourrait être défectueux, me laissant à l’agonie, asphyxié, seul.
Je m’apprête à pousser la lourde porte quand tout à coup, j’entends de la musique. Malgré sa prohibition. Elle provient d’une enceinte trafiquée tenue fièrement par un dissident. Enfin, c’est ainsi que les médias appellent ces parias dont la principale motivation est de bêtement troubler l’ordre à la moindre occasion. Je sors mon téléphone pour le dénoncer aux autorités, on verra s’il affiche toujours un air satisfait après s’être fait embarquer.
J’appelle, un agent répond. Soudain, j’aperçois cette femme… ou plutôt sa crinière, comme une cascade de feu. Timidement, elle dodeline. La surprise me fait lâcher mon téléphone. Je rêve ? Elle danse ? C’est strictement interdit ! Elle encourt le risque de se faire démasquer sur la place publique. Les spectateurs raffolent de ces exécutions, les acteurs, beaucoup moins.
Sans prévenir, elle se retourne et de ses yeux, me sourit. Mon cœur manque un battement. D’un bond élégant, elle s’approche, me saisit avec douceur et m’entraîne dans une valse enivrante. A mesure de nos tournoiements, j’ai l’impression que nous prenons de la hauteur. Doucement, nos pieds quittent le sol, je suis happé par son regard. Plus rien d’autre qu’elle ne compte alors que nous atteignons les nuages. Nous virevoltons au-dessus de tout, loin des angoisses étouffantes, loin du vide de nos existences, légers. Comme deux plumes portées par la brise musicale.
Alors, je sens une main lourde, crispée, me ramener droit sur le bitume. Un policier. Les pupilles injectées de violence. La matraque brandie, il nous somme d’arrêter… si nous tenons à nos rotules. Son collègue prend en chasse le dissident pour lequel j’éprouve dorénavant une certaine affection car, tout de même, c’est lui qui avait déclenché ce merveilleux tourbillon d’émotions. Le poursuivant, pataud, s’étale de tout son poids en essayant d’attraper la veste de sa proie qui en profite pour détaler. Nous, inconscients, nous rions. Quelle erreur…
La sentence tombe. La plus extrême pour des criminels de notre envergure. Nous nous faisons donc escorter sur la place publique face à la foule hurlante. Les visages déformés par la haine se devinent derrière les FFP40. Les policiers se postent devant nous, glaciaux. Nous prenons une longue et dernière inspiration… et nos masques sont retirés. Je la regarde. Cette fois, c’est de tout son visage qu’elle me sourit, belle comme un soleil. Émus aux larmes, nous nous abandonnons complètement, et, sous le regard médusé du public, nous nous embrassons, passionnément. Les spectateurs les plus frustrés quittent déjà les lieux, avant même le clou du spectacle, scandalisés de ne pas nous voir supplier pour notre vie. La mort est apparemment plus divertissante qu’un baiser. Ceux qui restent fixent leurs chaussures en silence, déboussolés, leurs cœurs taris étant devenus étrangers à l’amour, sentiment oublié de tous.
L’air me manque. Pourtant, je me sens vivant, enfin. Démasqué, certes, mais heureux. Pour une unique fois. Je sens mon corps tout entier réclamer de l’oxygène. J’utilise mes dernières forces pour la serrer contre moi, comme un arbre se cramponne à la Terre et, à bout de souffle, nous nous écroulons, à jamais dans les bras l’un de l’autre.

Avril

(incipit, thème : ambiance)

Texte d’Arnaud Boesch · 1ère place

La quintette de cuivres

Les oiseaux pépient leur bonheur autour de nous, ça me donne la nausée. Le printemps aussi, les fleurs, le soleil, les enfants qui jouent et les filles affichant leur décolleté, tout cela sent l’espoir de quelque chose qui ne viendra pas. Place de la République, comme pour exorciser un hiver trop rude, le gingko biloba centenaire exagère sa floraison, c’en est presque indécent. L’optimisme aveuglé des passants, leur insouciance, me sidéreront toujours. S’ils savaient qu’une fin peut être si proche. Je suis seul et j’ai froid, moi. Est-ce parce que je vis la nuit, est-ce parce que tout cela m’empêche de dormir, ou simplement parce que quelque chose s’est éteint à jamais?
C’était un matin d’avril comme on en fait plein depuis des millénaires, un matin identique à celui-ci. Les gelées de février avaient laissé place aux giboulées de mars, elle-même chassées par la rosée précoce d’un mois d’avril trop chaud (le plus chaud depuis que les températures sont enregistrées disaient-ils). Le soleil caressait sa peau au travers des carreaux mal lavés de la chambre de mon ancienne garçonnière du quartier de la Krutenau. Il réchauffait l’appartement dont nous avions ouvert les fenêtres la veille pour que nos voisins puissent nous entendre jouir au fil de notre étreinte de fin de soirée, une de celles dont on a honte le lendemain, quand nos regards se croisent au-dessus d’un café trop serré pour exorciser les démons et les vapeurs d’alcool de la veille. Enfin, la honte de faire l’amour et la garçonnière, c’était avant de la connaître. Elle, la seule, l’unique. Celle pour qui j’aurais donné ma vie et celle des autres aussi. Vous dévoiler son prénom ne servirait à rien, ou à pas grand-chose, si ce n’est l’identifier à votre voisine de palier ou à cette collègue de boulot du bureau d’à-côté. Elle, surclassant toutes les pépées qui passèrent cette porte, avait le regard de ceux qui ont quelque chose à dire, les cheveux bouclés qui ont cette odeur chauffante et sucrée, la peau âcre lorsqu’elle transpirait dans mes draps, le corps nimbé d’une sorte d’aura qui n’avait rien de mortelle. Elle, pour laquelle j’avais arrêté de fumer, m’étais mis ridiculement à faire du sport, stoppé définitivement de courir des jupons et échafaudé des plans d’avenir soigneusement organisés : la maison, le jardin, les enfants…
Après notre désormais classique réveil à 11h30 et le débriefing d’une soirée somme toute banalement excessive, nous sommes allés cuver ce qui nous restait de mauvais vin dans les veines au parc de l’Orangerie, ce petit havre de paix au milieu de la jungle strasbourgeoise. Là-bas, on y cueille des primevères en avril, c’était sa fleur préférée. C’est accoudés au kiosque, mêlé au son de ce quintette de cuivres qu’elle m’annonça notre inévitable rupture.
Silence. K.O. debout, j’encaissai en me demandant malgré tout si ce n’était pas un des nombreux effets secondaires des substances plus ou moins licites que j’avais alors l’habitude d’absorber. Silence. Ses excuses fusèrent : notre jeunesse et cette inexpérience, notre situation borderline, la crainte d’une lassitude, me reprochant au contraire notre intimité trop débridée, l’éloignement des amis à cause de notre fusion, les excès, la jalousie, la fidélité, l’infidélité. Plus elle voulait m’épargner, plus je me sentais persécuté. Comment n’y ai-je pas pensé avant ? Des détails surgissaient comme des évidences, et mon calme apparent n’avait alors d’égal que la violence de ce retour à une réalité que j’avais fui des mois durant. Si je fis à cet instant bonne figure, je savais que c’était le début de ma fin. Que ce fut pour un autre homme ou une fille m’était complètement égal, bien qu’elle jurait que non. Les « c’est pas toi, c’est moi » dont j’avais tant usé par le passé me revenaient en pleine tête, accompagnés d’un incompréhensible « je t’aime » en guise de conclusion. Fin du match.
Une heure après, elle avait fait son sac sans un regard, ce que je suppose, ne l’ayant moi-même pas regardée. Sur la table de nuit, comme une amulette, elle laissa alors la bague que je lui avait gagné à la fête foraine, cette fameuse soirée où nous nous étions embrassés pour la première fois.
Une semaine plus tard, j’avais abandonné mes études pour me lancer dans la musique, chose à laquelle je n’y comprenais strictement rien mais qui me permis d’éprouver le mythe du musicien entouré de ses groupies. L’alcool et la fumette firent rapidement place au crack et à l’héro. Les amourettes de fac remplacées par des coups d’un soir dans des taudis en échange de quelques grammes pour planer un peu plus au-dessus du morne quotidien de ce début d’été. La chute en avant continua lorsque mes parents me coupèrent le peu de vivres dont je disposais suite à l’annonce de mon éviction de la faculté de droit et mon soi-disant penchant pour la « débauche ». C’est vrai que pour devenir un homme, paraît-il, il faut savoir se débrouiller par soi-même. Ce qui devait selon eux me servir de leçon, me servit d’ascenseur vers le tréfonds. Si dormir à la belle étoile tout un été s’apparente à une chance, la caresse des nuits de septembre laissent vite place à la morsure du crépuscule de novembre, et les petits bourgeois qui venaient discuter le bout de gras sur les quai de l’Ill en août filèrent dare-dare préparer leur calendrier de l’Avent chez maman lorsque nous n’étions plus que trois à regarder le mercure frôler les -10°C, la nuit où Le Claude s’est fait emmener lors d’une maraude.
C’est le lendemain de cette glaciale soirée que je la vis à nouveau pour la première fois. Puisque le hasard fait bien les choses selon l’adage, j’aurais aimé cette fois ne pas le faire mentir. Son regard pénétrant n’avait pas changé, je devinais son odeur inoubliable, le grain éraillé de sa voix était tel que lorsqu’elle me laissât hier, seule sa tête enturbannée m’interdisait d’entrevoir cette chevelure d’ébène aux milles reflets que j’avais si souvent malmenée lors de nos étreintes passées. Et pour cause, la pâleur criante de son visage aurait dû me mettre sur la voie, tout comme les tremblements de ses mains maigres, ou ses lents gestes froids. En une fraction de seconde je compris ma méprise, lorsque j’osai lui demander « Cancer ? » elle me dit « Foie », je lui répondis « Depuis ? » elle rétorqua « Avril », me tendit un euro puis tourna le dos. Ce fut l’ultime fois que je la vis.
Quelques mois auparavant, aveuglé par mon nombrilisme, je n’avais pas reconnu ce geste d’extrême pudeur, cette volonté de m’épargner le partage des dernières heures d’une condamnée. Elle avait voulu me préserver de cette cynique réalité en me mettant volontairement hors-jeu, et mon égoïsme exacerbé ne m’avait même pas fait me questionner sur la raison de cette éviction.
Narcisse eut été fier de moi, me noyant dans ce torrent d’excès pour apaiser mon détestable égo.
Mais j’étais déjà tombé si bas qu’il m’était impossible de revenir à la surface. Dans mon bunker de carton, les vaisseaux dilatés par la vinasse que consentait à me vendre le gérant de la supérette du coin en échange du fait que j’aille dormir cent mètres plus loin, je passais un hiver presque agréable à côté du sien. On me rapporta que les chimios n’ont eu pour effet que de retarder l’inexorable, qu’elle fut sédatée en février pour partir quelques longues semaines après.
Ses obsèques ont lieu aujourd’hui, je me suis lavé lundi dernier, ça devrait aller en restant loin du cortège ; je passe le moins miteux de mes complets guenilles-haillons puis lui cueille un dernier bouquet de primevères, et ces putains d’oiseaux pépient leur bonheur autour de nous.


Texte de L. Gagnaire · 2ème place

Tout s’est joué en un regard. Pas besoin de mots. Elle avait tout compris rien qu’en le regardant. Il avait été décidé que toute la famille allait rendre visite à Papi. Cette visite, en maison de retraite, était loin d’enchanter Lise. Déjà qu’elle passait des vacances pourries, loin de tout et surtout de ses amies, il fallait en plus qu’elle se coltine le vieux. Les couloirs étaient austères et dès qu’elle fut arrivée, elle n’eut qu’une seule envie : repartir. Ils se rendirent à la chambre du vieil homme et après s’être fait la bise, chacun s’installa. Lise en eût rapidement marre et elle se leva.
— Je vais me chercher un truc à boire, informa-t-elle.
— D’accord.
Elle mit quelques pièces dans le distributeur et récupéra sa canette avant de traîner un peu.
— Hé ! Psssitttt !
Alors qu’elle était perdue dans ses pensées, elle releva la tête. Elle aperçut un vieil homme, à la porte de sa chambre.
— Et toi ! Lui dit-il. Oui, toi, rajouta-t-il alors qu’elle regardait à droite et à gauche pour être sûre que c’était à elle qu’il s’adressait. Viens ! Approche-toi !
D’une démarche peu rassurée, elle fit quelques pas dans sa direction.
— Allez ! Dépêche ! Je vais pas te bouffer ! J’ai pas mon dentier !
Elle s’approcha, énervée.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Lui demanda-t-elle sèchement.
— T’aurais pas des bonbons ?
— Quoi ?
— T’aurais pas des bonbons ? Ici, ils nous interdisent tout, soit disant pour notre santé. Pas de trucs sucrés, pas de gras…
— Non, j’ai pas de bonbons.
— D’accord.
Il lui fit signe de la main de s’approcher davantage et elle se pencha vers lui.
— T’aurais pas un téléphone portable à la place, murmura-t-il. Faut que j’aille voir mon compte Tinder.
— Quoi ?
— T’es déjà sourde pour ton âge ou quoi ?
— Non.
— Alors me force pas à tout répéter. T’as un téléphone oui ou non ?
— Oui.
— Alors passe.
— Dîtes, vous pourriez demander plus gentiment, lui fit-elle remarquer.
— S’il te plaît, est-ce que tu peux me prêter ton téléphone portable ?
Lise attrapa l’appareil dans sa poche, à contre-cœur, et le lui passa.
— Vous avez besoin d’aide pour vous en servir ?
Il ne répondit rien. Il se contenta seulement de s’en saisir et de taper sur les touches avec une rapidité déconcertante.
— Merci, lui dit-il en lui rendant son téléphone.
— De rien.
— Allez, c’est l’heure de la douche. Il faut que je me prépare. Merci fillette.
Sans rien lui dire de plus, il ferma la porte de sa chambre. Elle retourna voir son grand-père.
— Ah te voilà ! T’en as mis du temps pour une simple canette, lui dit son père.
Elle s’assit sans rien dire et attendit que tout le monde se décide à partir pour se lever. Alors que ses parents discutaient avec l’infirmière, elle vit passer le vieil homme. Il s’arrêta lorsqu’il s’aperçut qu’elle l’avait vu. Il la regarda intensément, droit dans les yeux et elle comprit. Il ne fallait pas qu’elle parle. Il lui fit un clin d’œil, avec un grand sourire, juste avant de tirer sa révérence par la porte d’entrée ouverte.
Le lendemain matin, l’évasion du vieux faisait la une du journal. Louis Dupuis. C’était son nom. Son âge : 85 ans. Il avait, selon l’article qu’elle lisait avec beaucoup d’attention, fait une fugue sans que personne ne le remarque. Toutes personnes le rencontrant dans la rue étaient priées d’en informer la gendarmerie. Celle-ci avait lancé une enquête pour disparition inquiétante. Après tout, si le vieux, comme le surnommait Lise, était en maison de retraite, c’était parce qu’il perdait la boule et qu’il ne pouvait plus se débrouiller seul. Elle finit de prendre son petit-déjeuner et elle alla au marché avec ses parents.
— Ptissss ! Hé ! Petite !
Elle se retourna. Elle aperçut un homme entre deux stands. Une casquette sur la tête, des lunettes de soleil sur les yeux, il était à moitié caché par les vêtements qui pendaient sur des cintres du stand.
— Hé ! Gamine !
Elle le reconnu.
— Qu’est-ce que vous faites là ? La police vous cherche de partout ?
— Hé bien ils peuvent chercher partout, je suis ici. T’as ton téléphone ?
— Vous vous êtes enfuis !
— Écoute-moi, là-bas c’est n’importe quoi. Ils viennent te réveiller le matin à sept heures pétante pour prendre un petit-déjeuner dégueulasse et après ils me laissent sur ma chaise pendant toute la journée. Je m’ennuie à un point que tu ne peux pas comprendre. Les seules activités qu’ils proposent c’est la lecture du journal et des mots croisés. Tu m’as bien regardé ?
Il se calma quelques instants.
— Alors ? Ce téléphone, tu l’as ? T’inquiète, s’ils m’interrogent, je ne parlerai pas de toi, même sous la torture.
Elle sortit l’engin qu’elle lui passa.
— Mais qu’est-ce que vous allez faire, maintenant, tout seul ?
— Je vais retrouver de vieilles connaissances.
Le vieux continua de taper sur le clavier tactile. C’était impressionnant la dextérité avec laquelle il faisait ça. C’était pourtant pas de sa génération. Il lui rendit l’appareil et après un merci, il disparu à nouveau. Elle retourna auprès de ses parents, toujours à la queue du stand du boucher.
Une fois le repas terminé, elle se dépêcha de débarrasser la table et d’aider à faire la vaisselle. Elle n’avait qu’une idée en tête, retrouver Louis. Elle se dirigea directement sur son téléphone et elle regarda l’historique. Il avait effectué une recherche d’itinéraire. Elle prétexta une balade et elle suivit le chemin indiqué par son smartphone. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle arriva devant les portes d’un cimetière. Elle pénétra dans ce lieu calme et silencieux et elle sillonna les allées. Elle finit par le trouver.
— C’est ça vos vieilles connaissances ? Demanda-t-elle sans préavis.
Le vieil homme se retourna en poussant un cri.
— Ça va pas ! Lui dit-il. Tu veux ma mort ou quoi ?
— Je vous ai fait peur ?
— Oui. On approche pas les gens comme ça. Surtout dans un cimetière.
Il eut un moment de silence.
— Et puis, d’ailleurs qu’est-ce que tu fais là, fillette ?
— Je suis venue vous voir.
— Comment tu savais que j’étais là ?
— Grâce à l’historique.
— Grâce à quoi ?
— L’historique. C’est ce qui enregistre toutes vos recherches sur Internet.
— C’est fou. On est surveillé de partout. Et pourquoi tu voulais me voir ? Ne me dis pas que je te manquais…
— Je voulais juste être sûre que vous alliez bien.
— Ça pour aller bien, je vais bien. Ils m’ont supprimé le gras et le sucre. Hier, ils m’ont fait bouffer des trucs végétariens. Je pète la forme… oh Georgette ! S’exclama-t-il en pointant une tombe.
Elle le regarda se précipiter.
— Alors toi aussi, dit-il d’un ton las.
— Vous la connaissiez ?
— C’était une amie d’école. On avait à peu près le même âge.
Son regard se tourna sur la tombe d’à côté.
— Et là, c’est Éric. On faisait la fête ensembles. Je peux le dire maintenant, il m’énervait quand il faisait des blagues. Elles étaient nulles. Et on riait. Cet abruti n’a jamais compris qu’on ne rigolait pas parce que ces blagues étaient drôles mais parce qu’elles étaient nulles.
Il se tourna vers elle.
— C’est deux œufs qui sont dans une poêle. L’un des deux dit : pfff qu’il fait chaud ici. Alors l’autre œuf s’exclame : au secours. Un œuf qui parle. Tu le crois ça ? C’était sa préférée. Il l’a sortait chaque fois qu’il draguait une nénette. Autant te dire qu’il est resté célibataire un long moment.
Lise sourit. Il continua son chemin.
— Là, dit-il en s’arrêtant, c’est Hervé. Lui, c’était un intello. Toujours son avis sur tout mais quand il fallait agir, on ne le voyait pas.
Lise le suivit alors qu’il continuait de parcourir les allées.
— Regarde Giselle.
— Là Mireille.
— Et là…
Louis s’arrêta.
— Là, c’était la plus belle de toutes.
Lise regarda ce qui était écrit.
— Apolline Dupuis.
— C’était votre femme ?
— Oui.
Lise resta un long moment avec Louis. Il lui parla de sa femme, de ses enfants qui l’avaient oublié dans sa maison de retraite et de ce qu’il prévoyait de faire. Il n’avait aucune envie de retourner là-bas. Il était venu voir sa femme une dernière fois avant de partir.
Les jours suivants, le journal parlait toujours de la disparition de Louis. Tout le monde ignorait où il était. Seule Lise recevait quelques nouvelles. Louis se promenait ; faisait le tour de France.


Texte d’Elodye H. Fredwell · 3ème place

“C’était juste pour rire, vraiment.”
Que pourrait-il bien se passer, une nuit de pleine lune, dans une forêt ?

— C’était juste pour rire, vraiment.
Mais elle était déjà partie. Les bras serrés contre son corps, elle marchait à pas rapides à travers la forêt. Les larmes roulaient sur ses joues et y laissaient des grandes coulées de noir. Dans l’obscurité, ses chevilles cognaient contre les branches. Elle manqua de trébucher plusieurs fois jusqu’à retrouver le sentier de terre et la silhouette rassurante de sa voiture.
Quel abruti, ne cessait-elle de penser. À quel moment l’emmener au fin fond d’une forêt à la pleine lune était drôle ? C’était un guet append, un piège sordide, avec pour seul but de la faire hurler de frayeur. Ils avaient gagné. Ils étaient contents d’eux tandis qu’elle, son cœur se brisait à mesure qu’elle progressait vers son véhicule. Était-elle assez sotte pour croire qu’il l’aimait ? Qu’il l’aimait vraiment ?
Seuls quelques mètres la séparaient du vieux Range Rover de son père, garé devant l’entrée du bois. Déterminée à s’y réfugier, elle accéléra le pas. Elle ne fit pas attention où ses pieds se posaient et son tibia percuta un obstacle de plein fouet, la faisant trébucher. Ses mains ralentirent sa chute et elle grimaça de douleur en se retournant vers sa jambe. Elle pesta tandis que de nouvelles larmes perlaient au coin de ses yeux. Au moment de se redresser, tant bien que mal, elle essaya de distinguer la chose qui l’avait interrompu dans sa marche. La forme, volumineuse, était indistincte. Plus pour se rassurer qu’autre chose, elle sortit son smartphone de sa poche et éclaira l’ombre devant elle.
Son hurlement déchira la nuit.
Il n’avait rien à voir avec celui qu’elle avait poussé quelques minutes auparavant, quand ses camarades avaient déboulé de nulle part en plein milieu de cette forêt sinistre. Celui-ci était plus guttural, plus glacial… Il venait de ses tripes. Comment aurait-il pu en être autrement ? Quand le corps sans vie d’un immense cerf se trouvait à ses pieds, en plein milieu d’un bois faiblement éclairé par les rayons d’une lune pleine, et que les chouettes hululaient en rythme, la peur ne pouvait s’exprimer d’une autre façon.
Lorsqu’elle reprit son souffle, ses membres flageolaient, ses dents s’entrechoquaient et des torrents de larmes asséchaient ses paupières. Elle fit un pas en arrière, puis un second et finit par se retourner pour courir aussi vite que possible vers sa voiture. Mais elle ignorait que le cauchemar ne faisait que commencer.
— Juste pour rire, juste pour rire, répétait-elle, la voix tremblante, d’un ton sarcastique. Je t’le f’rais bouffer ton “juste pour rire”.
Angoissée, elle ne parvenait à faire glisser la clé dans le contacteur et grogna plusieurs fois entre deux sanglots. Alors qu’elle s’échinait à calmer ses doigts qui ne cessaient de tressauter, elle entendit des rires lointains. Son corps se tendit immédiatement. Elle scruta l’horizon afin d’y déceler l’origine de ces sons, mais ne vit rien de plus que l’ombre des hauts arbres et une lune ronde éclairer le ciel. Prenant une grande inspiration, elle délaissa ce détail pour se concentrer sur le démarrage de sa voiture. Par miracle, elle finit par enfoncer la clé, la tourna… Mais contre toute attente, le Range Rover demeura muet.
— Bordel, mais quand est-ce que cette soirée de malheur se termine ?
Malgré ses jurons, ses gémissements désespérés et ses essais infructueux, elle ne parvint pas à remettre son seul moyen de secours en état de marche. Elle frappa son volant, violemment, blessa ses mains sur le revêtement synthétique, y laissa même une goutte de sang. Mais rien ne lui faisait plus mal que de rester ici, face à cette forêt, près de cet animal mort, entourée de rires effrayants. Un instant, elle songea retrouver les garçons… Mais leur compagnie n’était pas plus enviable après leur blague de mauvais goût.
Elle soupira et fixa la forêt, reprenant peu à peu le contrôle de ses émotions. Comment ce cerf était-il mort ? Elle ne pouvait se l’expliquer. Elle ne pouvait pas dire qu’elle l’avait assez longuement analyser pour déceler les causes de son décès. Un autre animal ? Un chasseur ? La vie, tout simplement ? Elle tenta de chasser ses questions, mais elles revenaient sans cesse à la charge. Rester enfermée dans cette cage de ferraille ne l’aidait pas. Elle avait besoin d’air.
Prenant sur elle, elle quitta l’habitacle et poussa un soupir bruyant avant de faire le premier pas. Les suivants furent plus faciles ; une fois sur sa lancée, elle ne s’arrêta pas. Sur ses gardes, elle parvint à l’orée de la forêt, guettant les sons de la nuit, les bras croisés sur sa poitrine. Le souffle de plus en plus saccadé, elle progressa, encore et encore… Mais sur son chemin, le cerf ne refit pas surface. À la place, éclairé par la lampe de son smartphone, elle aperçut une longue traînée de sang. Des frissons la parcoururent tandis qu’elle suivait le rouge mêlé aux graviers du sentier. Une fois dans l’herbe, elle hésita : ne pouvait-elle simplement pas retourner dans la voiture, appeler une dépanneuse et rentrer…
Un bruissement la fit sursauter. Un gémissement quitta ses lèvres. Elle tremblait de ton son être. Regardait tout autour d’elle. N’osait plus bouger.
Et soudain, dans la lueur de sa torche, elle les vit.
Ces deux yeux brillants. Jaunes.
Elle serra la mâchoire, bloqua son souffle, retint un cri.
— C’est encore une blague ? osa-t-elle en reconnaissant une silhouette humaine. Ça n’a rien de drôle !
Effrayée, elle ne bougea pas, mais les yeux, eux, s’avancèrent vers elle. C’est alors qu’elle les reconnut. Ces yeux dont elle était tombée amoureuse. Elle n’osa demander pourquoi leur couleur était si dorée, profitant juste de la détente de ses muscles après des minutes de totale tétanie. Et, alors qu’elle souriait, soulagée que ça ne soit que lui, il se jeta sur elle et enfonça ses canines dans sa gorge.Un hurlement déchira le silence de la nuit. Haletante, elle quitta ses draps et reprit sa respiration. Ce n’était qu’un rêve, se dit-elle. Un simple rêve. En sueur, elle se dirigea, chancelante vers la salle de bain. La lumière agressa aussitôt ses yeux et elle peina à se voir dans le reflet du miroir. Quand, enfin, sa vue devint nette, son cœur s’emballa.
Du sang.
Beaucoup de sang.
Elle tâtonna son cou et découvrit, avec horreur, la marque de crocs.
Sa respiration s’accéléra. Elle recula.
Un bruit lui fit tourner la tête.
Il était là, du sang sur le menton. Un sourire carnassier barrait son visage.
— Tu croyais que c’était juste pour rire, vraiment ?

Mai

(dessin, thème : rêves)

Texte de Mélanie Gertsch · 1ère place

« Je rêve d’un monde sans ratures, sans bavures, sans armures » lisait la petite Sara, le dos droit, fière mais hésitante sur les mots qu’elle employât. Nous étions le 18 février 2000, Sara avait 8 ans dans moins d’un mois, elle était en classe de CE2 à l’école Pierre Percée de Chaumont.
Sara était une bonne élève, une élève qui écoutait, une élève qui voulait savoir, une élève que l’école intéressait. Pour les dix années au moins qui ont suivi la lecture de cette poésie, sa soif lui a servi. En revanche après, il lui a fallu s’accrocher. À l’école, elle avait le droit de savoir, elle avait le droit de poser des questions. À l’école, elle avait le droit d’être la première… Jusqu’en terminale. Après c’est devenu louche, une fille première. Surtout une fille jolie.
Une fille jolie qui est première quand elle étudie c’est louche. C’est forcément qu’elle utilise ce qu’elle a de plus joli. Une fille jolie qui est première après la terminale, c’est louche. C’est une fille qui couche. Une fille jolie c’est pas intelligent. Une fille jolie c’est pas gentil. Une fille jolie, c’est une fille et c’est tout.
Quand elle a eu 18 ans Sara, elle ne l’a pas su tout de suite. Elle n’a pas su tout de suite ce qui ferait son sort. Elle n’a pas su tout de suite qu’il lui fallait redoubler d’efforts devant ses professeurs. Elle a fourni le même travail que ses copains garçons, mais elle a dû redoubler d’explications. Elle apprenait tout aussi bien ses leçons, mais elle devait en plus « faire attention ». Elle méritait les mêmes notes, jusqu’à ce qu’on voit son nom… A 18 ans, on ne l’écoutait plus autant poser ses questions.
A 18 ans elle quittait Chaumont pour Paris.
Dès qu’elle eu rejoint les bancs des grandes écoles, bien que sortie majeure de sa prépa, on a de suite douté. On a douté qu’elle sache déjà ça, qu’elle ait déjà fait ci ou ça. On doutait… Et elle, elle ne savait pas que c’était parce qu’elle s’appelait Sara. Elle ne savait pas que c’était parce qu’elle n’avait pas ce gros machin là. Entre les jambes. Gros ou petit d’ailleurs…
Certains de ses professeurs en avaient sans doute un rikiki. Mais un rikiki zizi c’est toujours plus gros que le clito de Sara. Sara ne le savait pas encore. Sara redoublait d’efforts pour plaire à ses professeurs.
Comment savoir que c’était uniquement parce qu’elle était une femme ? Elle était la seule femme de sa classe, pas de comparaison à tenir. Elle croyait qu’elle était juste nulle. Bien plus nulle que ses autres camarades. Alors elle redoublait d’efforts. A chaque devoir elle rendait le double de ses camarades. En qualité. Le double en qualité. A croire que c’était le prix à payer pour être femme dans les grandes écoles.
Sara ne le savait pas encore. Un soir l’un de ses professeurs la prise à part. Si elle veut que ses notes augmentent, il va falloir qu’elle fasse encore plus d’efforts. Bien sûr que Sara veut que ses notes augmentent. Bien sûr que Sara veut obtenir son année.
Alors il lui faudra avaler.
C’était ça, le vrai prix à payer.
Prendre dans sa bouche le zizi rikiki de ce maître chanteur en échange de son année.
Elle avait pourtant tout bien fait. Ses devoirs rendus à l’heure, ses rendus de qualité… Pas ceux de ses camarades. Mais il lui fallait avaler.
Une fille qui est première quand elle étudie, c’est louche on vous dit. Une fille qui est première quand elle étudie, c’est une fille qui couche on vous dit.
Mais la faute à qui ?
Sara rêvait d’un monde sans ratures ni bavures ni armures à 8 ans. À 18 ans, après les viols et attouchements de l’un de ses professeurs, Sara est retrouvée inerte. Elle a pris des calmants. Sara était une bonne élève et jusqu’au bout elle a écouté. Elle a avalé. Elle les a tous avalés. C’était le prix à payer. Le prix de la tranquillité.
Alors moi pour Sara, « je rêve d’un monde féministe, altruiste, et pacifiste ». Ça veut dire égalitaire. Pour tous les humains de la Terre.
Et si ça vous paraît banal, c’est que vous ne connaissiez pas Sara.


Texte de Thomas Husar Blanc · 2ème place

L’aube hantée de poussières d’amours ne semblait pas vouloir prendre sa place à la nuit, et annonçait d’une voix douce de père éveillant, une journée noire illuminée d’étoiles. C’était l’éclipse de mon temps ici-bas. Avec la liberté comme seule contrainte, et les pieds comme des cerfs-volants. J’ai peu dormi je crois, mais j’ai beaucoup rêvé. Pourtant je me sens peu fatiguée de tous ces pays que j’ai traversés. Il y a du sable dans ma capuche, de la neige dans mon voile. L’heure est au retour à la réalité. Pourvu qu’elle sonne sans violence, j’ai toujours haï les réveils. Mais curieusement je ne m’éveille pas. Cette nuit semble vouloir durer, et moi qui pensais lui dire adieu, me voilà dans cette situation délicate. Où on a dit au-revoir déjà mais où nos chemins ne se séparent pas. On se regarde et on en rit. C’est que je commence à bien connaître la nuit, elle sait me charmer, l’enfant terrible. Et je crois qu’elle n’est pas indifférente à ma joie. Eh bien douce nuit, faisons encore un bout de route côte à côte, j’ai encore mille choses à te montrer, et ta présence m’est toujours chaleureuse. Veux-tu t’étendre sur mon jardin ? J’y ai mille plantes noires qui te raviront. Je crois que nous sommes pareilles toi et moi, comment peut-on goûter les couleurs quand on n’a plus peur du noir ? Tu as bien raison de t’étendre partout si souvent, pour rappeler au monde que la beauté existe, et qu’il n’y a pas que la journée dans la vie. Toutes ces responsabilités, ces ennuis et ces soucis ne sont-ils pas l’apanage du jour ? Et ceux qui passent de mauvaises nuits ne le font-ils pas à cause de ce qui les hante encore au moment de la quiétude ? À cause de cet affreux jour qui les a trop remplis de sa lumière vive et de ses couleurs crues. Je ne suis qu’à toi chère nuit, et je sais que tu me partages avec nombre d’amours, mais ça m’est égal, ça me ravit même. Y a t-il plus belle chose à partager ? Que toi ? Que la nuit ? Que l’amour ? Et puis je sens ce jour, ou plutôt cette nuit, que tu m’as entièrement acquise, et que tu te donnes un peu plus à moi que d’ordinaire. Allons-nous rester ensemble longtemps douce nuit ? Viens-tu m’envelopper de ton doux manteau tandis que je regarde mon jardin pousser ? C’est beau nuit, c’est très beau. Cela me rend un peu triste, je te l’avoue, c’est comme ça, on ne peut rien y faire. Mais je suis heureuse, ce n’est pas parce que je pleure que je ne suis pas heureuse. Enveloppe-moi, couvre-moi, serre-moi. Il n’y aura pas d’aube, c’est bien cela. Mais les poussières d’amours sont toutes là, et j’ai tout mon temps pour les compter, les dessiner et les relier. Je n’ai plus que cela à faire finalement, rêver de figures artistiques en traçant des traits entre les étoiles. Je t’aime.


Texte de Christian Martinasso · 3ème place

Dernière aventure
Après une interminable chute de mon lit, les perfusions arrachées, je me suis affalé sur le ponton en bois de notre vaisseau miniature.
« Attention papy notre galion est emporté par des flots en furie, le gouvernail est fou, tout est déchaîné »
« Aucun souci petit fils je suis là pour te protéger »
L’embarcation en carton maché est ballotée par la puissance des eaux ruisselantes de ce caniveau en pente.
Un vacarme assourdissant fait trembler le grand mat construit en allumettes. Les voiles en papier bulles sont gonflées prêtes à se déchirer. L’ossature de la coque en sucre caramélisé commence à se fendiller. La barre en pain d’épice tournoie en tous sens.
« Papy attention un garçon traverse la route, sa semelle va nous écraser ! »
« Précipite-toi comme moi à bâbord pour modifier notre trajectoire. »
« Ouf nous sommes passés »
« Il faut alléger le bateau. Nous allons jeter par-dessus la rambarde tout ce qui est inutile, il faut délester le navire »
Par bonheur en cette journée d’automne, des milliers de feuilles obstruent les bouches d’égout et nous évitent d’être engloutis dans les tréfonds infinis de la ville.
Nous jetons par-dessus bord les barils de poudre de riz, les canons en chocolat, les chaloupes de sauvetage en nougat.
Toute la structure craque dans un tumulte étouffé par la rage assourdissante des flots gorgés de détritus qui emballent encore plus notre course folle.
« Papy un chien ! Il va nous croquer ! »
« Jette lui une bouée de secours en pâte de fruits »
« Ouf ça a marché. Bravo super papy »
Après une durée interminable de cette épopée folle, plusieurs fois malmené dans des tourbillons vertigineux, la frêle nef de nos jeux de pirates débouche sur la surface plane d’un immense lac de rétention.
A peine notre souffle récupéré, montant des profondeurs des eaux sombres, un silure monstrueux essaye d’engloutir notre embarcation entre les mâchoires de son hideuse gueule grande ouverte.
Instinctivement mon petit-fils la harponne avec une aiguille à tricoter qu’il plante en travers de sa gorge et l’entaille profondément avec son sabre laser d’apprentis Jeïdi.
Surprise et folle de douleurs la bête immonde replonge dans les abysses glauques.
« Papy j’allume tous les lampions de détresse pour que notre galion s’élève dans les cieux. Tu es prêt ? »
« Oui fiston »
« Accroche-toi au bastingage »
A l’aide de son antique briquet à essence qui était enrobé dans une pochette plastique au fond de sa poche, il enflamme une à une chaque mèche de toutes les lanternes colorées. Fixées solidement au ponton, sous l’effet de la chaleur elles élèvent délicatement notre barque en grande partie déglinguée. Lentement, transformée en une mini montgolfière, elle se hisse en vrille vers les cieux.
A 300 mètres d’altitude mon super petit fils, héros de toutes nos aventures chevaleresques, s’harnache de son parachute de toile cirée. Après une tendre et chaleureuse accolade il me souffle à l’oreille que son périple se termine ici.
« Papy je vais sauter. Toi tu te laisses emporter pour les alysés et tu gardes le cap vers cette étoile bleue éternellement visible chaque nuit de pleine lune. Moi seul saurait où tu t’es réfugié. Nous nous échangerons ensemble notre signe de reconnaissance : Les bras tendus en avant les deux pouces croisés »
Sur ces derniers mots, assis sur le rebord de la rambarde, tel un plongeur marin, il s’est laissé basculer en arrière en poussant son super cri de guerre : Go, super papy, go !
En pirouette inversée il a plongé dans l’espace de mes souvenirs.
Penché en avant scrutant le vide j’ai reconnu qu’il me faisait une dernière fois notre signe de ralliement avant d’ouvrir son parachute.
Sur l’arrondi de sa voile est gravé : Tchao papy, c’était encore une superbe aventure.
Bon courage pour ton voyage vers l’inconnu, je te retrouverai toujours dans mes rêves.

Juin

(mots imposés, thème : puzzle)

Texte de Stéphanie Ayache Espel · 1ère place

ROUGE

La tache rouge s’étend de plus en plus. Un carmin bordé de vaguelettes noires. Elle masque presque tout. Prédominance absolue. Émile ne sait pas comment l’estomper, il aimerait bien l’effacer un peu. Il grimace, il s’énerve. Ils, ceux qui sont prompts à juger avec leurs paroles blessantes, vont forcément la remarquer.
Son geste le hante, il est allé trop loin. Il n’aurait pas dû, il le sait, mais il l’a quand même fait. Il n’a pas pu se retenir. C’est toujours comme ça lorsque sa raison bascule. Il devient brusque et il ne contrôle plus rien. Surtout ses pulsions. Si le rouge sang se voit trop, Émile devra tout recommencer. Leurs questions fusent, surgissent de nulle part et tournent en boucle : ” Où est Nadia ? On ne la voit plus. Son beau visage nous manque “. Il tente de trouver les bonnes réponses : ” Non, on ne s’est pas disputés. J’ai été injuste avec elle, trois fois rien. Elle est partie, c’est tout, mais, c’est sûr, elle va revenir.” Les phrases idéales qui peuvent faire cesser les questionnements. Émile étouffe, il a besoin d’air. Son esprit vagabonde, s’échappe et ses mains tremblent. C’est mauvais signe. Il n’arrive plus à reprendre pied dans la réalité. Il imagine leur dire qu’il l’a supprimée, voilà, comme ça, tout simplement. Pour oublier, être enfin apaisé. Mais rien ne va plus, Émile s’affole, il prend un bout de tissu et frotte cette tache imposante. Il s’acharne à masquer son erreur fatale avec des gestes irréguliers. En vain. Le rouge s’étale. Il y a tout à refaire. Tout son travail, sa dévotion, son abnégation n’ont servi à rien, bon sang ! Tout est gâché. Où est le visage si lumineux de Nadia, ses traits fins, son sourire ? Il n’est décidément pas à la hauteur ; l’a-t-il jamais été ? Ses pensées se mélangent dans un brouhaha incessant.
Il n’a pas le choix, il faut qu’il reprenne ses esprits et termine son œuvre. Qu’il l’achève, enfin. Pour se libérer de tout, de l’arrogance, des regards, des jugements. Émile prend son couteau et étale une nouvelle fois les couleurs sur son croquis. Il s’applique, à la recherche de la perfection. Il reprend tout à zéro. Les courbes, le rose aux joues, l’éclat du regard. Le visage réapparaît, celui de l’être aimé. Émile joue avec la lumière de l’aube si particulière. Ses doigts se crispent, comme engourdis. Attention, pas trop de rouge ! Il laisse échapper un soupir. La lutte incessante entre la réalité et SA vision est rude, âpre.
Il lève la tête. Nadia est là, devant lui. Elle pose nonchalamment, lovée dans son petit lainage. Il ne fait pas si froid pourtant. Il la regarde comme si c’était la première fois. Elle est si belle, frêle et si forte à la fois. Elle connaît tous les tourments de la création. Elle ressent les palpitations fébriles lorsque les lignes deviennent parfaites. Elle lui pardonne tout. Ses colères, ses hésitations, son désespoir parfois si palpable. Le temps est comme suspendu, leurs regards se croisent, ils se sourient. Émile revit leurs nuits fauves, leur passion exaltante, dévorante. Il secoue la tête pour ne pas sombrer dans son monde parallèle où tout est si facile mais aussi si fragile. Il se conditionne : on s’applique, surtout ne pas jouer avec le feu, sinon…
Ça y est, il le sent, il le tient, le saint Graal ! Il est parvenu à composer le tableau parfait grâce à des procédés ingénieux, mystérieux, qu’il est seul à maîtriser. Le visage opalescent de Nadia irradie avec, au coin de ses lèvres charnues, la fleur de coquelicot, écarlate. Émile a le cœur qui s’emballe, il espère le sacre, la reconnaissance ultime : le portrait de sa bien-aimée exposé à la fameuse halle des artistes. Il suffit parfois d’un rien, d’une petite touche… Rouge !


Texte de Delphine Fontaine · 2ème place

« Ouverture de la saison ». Je suis devant cette affiche. Il pleut des trombes d’eau. Je me demande ce que je fous là, sous ce parapluie percé. On devait se rejoindre avec ma fiancée, sauf qu’elle est pas venue. Je secoue mon pantalon. J’en ai plein les bottes. Enfin, l’eau est montée, ruisselle sur ma joue, rentre par dessous mes chaussures. Je suis congelé. C’est dimanche soir. Nuit trop tôt. Les lampadaires pleurent sur le trottoir. Pourquoi elle est pas venue ? Un imprévu ? Sa meilleure amie, la mienne aussi, avait commencé à me faire comprendre que peut-être elle se désintéressait de moi. Mon cœur se serre. Pourquoi, pourquoi je bâcle toujours les histoires d’amour ? Pourquoi mon cœur est un sarcophage ? Pourquoi mes paroles deviennent tranchantes à un moment donné ? Je crois que j’ai peur, je crois que j’ai peur de me laisser aller. C’est toujours moi qu’on a plaqué dans ce domaine, moi qui vois rien venir. J’ai envie de pleurer, alors je me mets en marche, serpente le long de ce mur abrité, me place sous un porche. Je sèche mes mains tant bien que mal sur mon pantalon trempé, j’extirpe mon téléphone, je presse la touche du raccourci de son numéro. Rien. Sonnerie dans le vide. C’est écœurant. Ça finit toujours comme ça. On me prévient jamais. Ça se finit toujours du jour au lendemain. Je lève les yeux, sentant le poids d’un regard sur moi. Une femme, une femme d’un certain âge, me fixe, esquisse un sourire. Elle est de profil, elle est élégante, vraiment élégante. On dirait qu’elle écarte le bras, qu’elle veut accueillir le mien sous le sien, entrer à l’opéra avec moi. Pourtant Dieu sait que j’aime pas ça. Je l’ai fait pour elle, ma fiancée, mon ex, déjà. Oui je sais, je regarde que mon nombril, mais il faut bien s’occuper de soi, quand même. En attendant, la femme élégante m’observe, me détaille, me berce du regard, sous son parapluie écru. Elle est de blanc vêtue. Ses cheveux sont blancs aussi. Sa crinière, je devrais dire. Son sourire est figé. Figé sur moi. Doux, délicat, prévenant. Tout ce que j’attends d’une femme. Tout ce que ma mère m’a pas donné. Non, c’est pas ingrat ni cruel ce que je dis. Elle-même l’a reconnu. Ça m’a fait mal quand même. En attendant, cette femme, que veut-elle ? Qu’attend-elle de moi ? La queue s’écoule, entre dans le théâtre, et elle, elle reste là, immobile, les talons serrés. Apparition dans la nuit noire. Et puis elle s’anime, penche la tête, fouille dans son sac, extrait une cigarette, fine, si fine. Elle la porte à ses lèvres, délicatement, entrouvre ses lèvres, lentement, et puis attend. Mon cœur bat, bondit. Je me sens rougir, attiré, aimanté. J’approche, me place face à elle. Elle lève le menton, me présente la cigarette entre ses dents. C’est ça, j’ai bien compris. Elle met la main à sa poche, tend entre nous un objet. Un briquet doré. Il brille sous les feux des lampadaires, se répercute dans les yeux de la belle. Elle est belle, si belle. Cette crinière soyeuse sur ses épaules … Mes doigts ont envie de plonger dedans, d’effiler ses cheveux, lentement. J’avance sous son parapluie, pénètre dans son espace, m’approche, m’approche encore, pas trop près. On ne se touche pas. Pas encore. Mon cœur frémit, mes mains tremblent. Je saisis le briquet, lentement, sans toucher sa peau, non, sans toucher sa peau. Je sens juste l’air entre nous. Entre nos deux épidermes. Les yeux dans les yeux, je déclenche la flamme, l’approche de la cigarette. La belle se penche. Un grésillement. Elle aspire, relève la tête, lentement, expire la fumée, dans l’air au-dessus. Loin. Loin de nous. Et puis elle revient dans mes yeux, semble puiser dans mon regard je ne sais quoi. C’est bizarre, déstabilisant en même temps que délicieux. Elle s’appuie dans mon regard, et là, elle prononce d’une voix tellement grave :
« Avec moi, c’est sans filtre. »


Texte d’Elodye H. Fredwell · 3ème place

Mamie m’a souvent raconté la fois où elle a rencontré une licorne.
Petite, j’étais ébahie et survoltée quand elle prenait le temps de me décrire cet événement. Plus grande, je commençais à me dire qu’elle n’avait sûrement plus toute sa tête. Tout ce que je savais, c’était qu’elle aimait retracer ce souvenir. Je ne l’en ai jamais empêché, un sourire en coin au coin de mes lèvres, attentive, attendrie.
Aujourd’hui, je suis dans sa maison que nous sommes en train de vider, en famille. Je n’ai pas osé mettre les pieds dans ce qui était sa chambre, préférant rester dans la salle, à trier les jouer avec lesquels tous ses petits-enfants s’étaient occupés. En triant les tiroirs de son grand buffet, je suis tombée sur une rognure de cuir, une encyclopédie des champignons, une tasse. Une bricole, puis deux, puis trois, souvenirs de toute une vie tout à coup entre mes mains.
Je ne sais pas pourquoi je repense à la licorne. Peut-être à cause du puzzle 5000 pièces encadré au mur que nous avons fait ensemble, un été, et pendant lequel elle me décrivait les couleurs magiques de cet animal. Ou encore à cause de la carafe en cristal qui scintillait lorsque les rayons de soleil la touchaient et qui rappelait sa corne enchantée. Ou probablement à cause du glaïeul planté devant la fenêtre, seul survivant de la saison, dont les magnifiques nuances orangées ressemblaient à sa crinière tant imaginée.
J’aurais aimé être comme mamie ; croire aux êtres surnaturels et féériques. Mais c’était une éducation bien plus terre à terre à laquelle je m’étais conformée. Je ne m’en suis jamais plaint jusqu’à ce jour, elle me convenait. Mais cette pointe de magie me manque, aujourd’hui. Et l’histoire de la licorne de mamie, encore plus.
Je crois que depuis qu’elle est partie, je n’ai jamais été autant dans sa maison. C’est triste, quand on y pense ; mais la vie sépare ceux qui s’aiment. Je me suis fait une raison, je ne suis pas de celles qui regrettent. Je suis de celles qui assument. Je n’ai pas été la petite-fille parfaite – qui l’est ? – et je ne cherche pas à le devenir en triant, aujourd’hui, la maison qui a vu mes plus beaux étés d’enfance. À la fin de la semaine, j’ai accompagné mon père dans le grenier, prenant garde à ce que les barreaux de l’échelle ne cède pas sous notre poids. La poussière y avait élu domicile aux côtés de toiles d’araignées et de vieilleries. Quand je voyais le fils courber le dos devant la vieille télévision poussiéreuse, je me rappelais la mère qui s’installait devant des heures durant, jusqu’à s’endormir.
En tournant le dos à mon père, je remarque une commode que je n’avais jamais vu auparavant. Sous son manteau de saleté, j’aperçois des boiseries qui ornent les différents tiroirs. Je souffle dessus, regrette mon geste ; les particules s’infiltrent dans mes narines et me font éternuer. En tournant une petite clé en fonte, j’entends le cliquetis de la serrure et ouvre avec soin le premier compartiment. Ma déception fait disparaître mon sourire : il n’y a là que des papiers administratifs : banque, assurance, prêt, même un vieux chéquier.
Mon excursion dans le passé ne s’arrête pas là. Déterminée à savoir pourquoi ce meuble était ici plutôt que dans la maison, j’ouvre le second tiroir. Ma curiosité est alors piquée quand j’y vois un coffre en bois très bien conservé et serti de pierreries de qualité. Je m’en saisis et l’ouvre avec précaution. Au creux de mes mains, l’objet semble si petit que je crains le faire tomber. Mes yeux s’écarquillent quand je vois apparaître, devant moi, une lumière éblouissante. Ma vision s’habitue et je peux distinguer ce qui la diffuse.
Des crins de cheval.
Non, mieux. Des crins de licorne.
Je fronce les sourcils et cherche une explication rationnelle. Et s’il n’y en avait pas ? Et si, depuis tout ce temps, mamie disait la vérité à propos de cette licorne qu’elle avait rencontré ? Je m’attarde sur les détails : des longs fils brillent de nuances orangées, enchevêtrés les uns avec les autres en une longue tresse. En son extrémité, afin de la maintenir, une perle pulse doucement d’une légère lueur. Je n’ose pas la toucher et pourtant, mes doigts sont inexorablement attirés. Le contact ressemble à une caresse et mes sens s’éveillent tout à coup. Mes yeux se ferment immédiatement et derrière mes paupières court une belle jument blanche aux crins oranges et à la corne scintillante. J’entends ses sabots comme s’ils étaient auprès de moi et sent son souffle sur ma peau. Je frissonne, je souris. L’odeur de poussière est soudain remplacée par une senteur plus gourmande, mélange de vanille, de pommes caramélisées et de teurgoule. Les souvenirs viennent à moi, déclenchent de nouveaux frissons, caressent mon esprit et mon corps. Je me revois, petite, courant dans un grand champ de fleur, cette licorne à mes côtés, ma grand-mère souriant en nous regardant.
Est-ce un rêve ou un souvenir ? Je ne le saurais le dire. Si j’avais rencontré une licorne, je m’en serais souvenu, non ?
Alors, le souvenir change, les réponses à mes questions me parviennent. Le champ de fleurs devient une salle de consultation, pendant laquelle ma mère me pointe du doigt devant une femme en blouse blanche. Je me retrouve propulsée dans la cour de l’école, puis dans le bureau du directeur, puis chez mamie. Les battements de mon cœur s’affolent. Les frissons ne sont plus synonymes de plénitude et de joie, mais plutôt d’angoisses et de craintes. Et quand je vois la perle au creux des mains déjà fripées de mamie, je comprends.
Tout ceci sont bien des souvenirs. Mes souvenirs. Moi aussi, je l’ai rencontré, cette licorne. Moi aussi, j’ai couru à ses côtés. Moi aussi, j’ai caressé sa crinière orangée.
Mais je ne m’en souvenais pas. Pas avant aujourd’hui.
Quand je rouvre les paupières, le grenier m’entoure de nouveau et mes yeux se posent instinctivement sur la perle. Je me souviens. Je me souviens de la licorne. Je me souviens de l’après, des regards des autres enfants sur cette histoire, des brimades des professeurs, des inquiétudes de mes parents.
On m’a traité de folle. On m’a interdit de lire des livres fantastiques. On m’a demandé d’arrêter de voir ma grand-mère.
Une larme coule sur ma joue, suivie par d’autres. Un chagrin prend place au creux de mon cœur quand je découvre que mes souvenirs les plus beaux m’ont été volés. Je serre la tresse et sa perle plus fort entre mes doigts et prends une grande inspiration.
Le mal est fait. Je sais la vérité aujourd’hui. Et après des années à ne pas croire ma grand-mère, je pense qu’il est temps de réparer cette erreur.
Aujourd’hui, je suis ses enseignements.
Aujourd’hui, je choisis la magie.

Juillet

(inspirations musicales, thème : message)

Texte d‘Anaïs Aubin · 1ère place

Cela faisait plusieurs heures que Mirabelle était assise sur le divan, prostrée. La nouvelle lui avait fait l’effet d’un coup de massue. Comment cela avait-il pu se produire ? Avec toutes les précautions qu’elle avait prises pour que cela n’arrive pas… Pourtant les preuves étaient bien là, devant elle. Posés sur la table basse, les deux tests la narguaient. Elle prit une grande inspiration et se leva. Les preuves furent mises à la poubelle en un geste décidé. Poubelle elle-même remplacée par un sac vide. Il aimait que tout soit propre lorsqu’il rentrait. Et elle avait plutôt intérêt à ce que ce soit le cas. Cette fois, elle ne le faisait pas pour lui.
Après un bref coup d’œil à la pendule, elle se dirigea vers la chambre. Il lui restait encore du temps avant qu’il ne rentre. Mirabelle ouvrit le placard et s’empara de la valise présente sur la plus haute étagère. Il lui fallait se mettre sur la pointe des pieds pour cela. S’il avait été là, il se serait certainement moqué d’elle. Il ne ratait pas une occasion de le faire. Qu’il y ait une raison ou non. Elle s’empara de quelques vêtements – tous devenus trop grands – et les fourra rapidement à l’intérieur. Le plus important était d’avoir un peu de tout.
La prochaine étape était la salle de bains. Un peu de fard à paupière, beaucoup de fond de teint. Une nouvelle fois, il cachait les marques. Elle avait pris l’habitude et y arrivait beaucoup plus facilement, désormais. Au départ, elle avait eu du mal. Surtout lorsque c’était mal placé comme aujourd’hui. Rien en revanche n’estompait la douleur. Le maquillage rejoignit la pile de tissus froissés à l’intérieur du sac. Elle en aurait encore besoin quelques semaines.
Puis, valise à la main, elle se dirigea dans la cuisine. Étant donné qu’elle avait pris sa décision, il lui faudrait des provisions. Au moins pour les premiers jours. Ensuite, elle aviserait… Elle choisit des choses pas trop lourdes, qui se conservaient facilement et pouvaient se manger telles quelles. Directement dans la réserve qu’elle n’avait pas le droit de toucher. Elle l’entendait dans son esprit : “Tu n’es pas déjà assez grosse comme ça ?”. Cette pensée la fit hésiter. Non, elle ne devait pas se laisser influencer. Plus maintenant.
Il ne contrôlerait plus sa vie.
Sur cette idée, ses pas rapides la menèrent à la buanderie. Un endroit où il ne mettait jamais les pieds. Une salle pour les bonnes femmes, d’après ses dires. Ce qui arrangeait bien Mirabelle. Elle s’accroupit et poussa les bidons de lessive du placard. Fouillant à tâtons, elle trouva la petite boîte en fer qu’elle avait mise là il y a quelques mois. Un coup de tête, après un qu’il lui avait mis. Le tintement des pièces à l’intérieur la fit sourire. Régulièrement, elle en avait rajouté dès qu’elle le pouvait. Plus important encore étaient les billets qu’elle avait pu y mettre. Un véritable trésor pour elle. Trésor qui trouva sa place dans son sac à main élimé.
Un regard circulaire dans la pièce principale lui confirma qu’elle n’avait plus rien à faire ici. Chaque endroit où elle posait les yeux lui rappelait un souvenir douloureux. Elle n’avait jamais été heureuse, ici. Ni avec lui, à bien y réfléchir. Pourtant, sa main tremblait au-dessus de la poignée de la porte. Elle baissa les paupières, appuya son front sur le bois. Quelques inspirations profondes lui redonnèrent courage. Ce n’était pas le moment de flancher. Il fallait qu’elle soit partie avant qu’il ne revienne. S’il la trouvait comme ça, il la tuerait. Elle tourna la poignée, puis s’empara du sac poubelle. Elle ne pouvait pas le laisser là.
Le claquement de la porte fut un soulagement. De courte durée, car en se tournant vers le couloir de l’immeuble elle se figea. La voisine. Mirabelle déglutit. La vieille dame avisa la valise. La fugitive était fichue, sentait déjà les larmes monter. Contre toute attente, la commère qui n’hésitait jamais à faire la moindre réflexion n’en fit aucune. Au contraire, elle l’enlaça quelques instants avant de se diriger sans un mot vers son appartement. Mirabelle crut voir un sourire en coin sur le visage de la femme.
Reconnaissante, la fugueuse reprit sa route. Elle n’oublia pas de passer par le conteneur à ordures. Elle y aurait bien jeté son conjoint, mais à défaut elle y mit le sac plastique contenant ce qu’il ne devait surtout pas trouver. Ce qui la poussait à vivre cette nouvelle vie. Le sourire aux lèvres, son pas était rapide. Elle sautillait presque sur le chemin la menant à la gare. L’air était agréable, lui donnait l’impression de respirer de nouveau.
Un aller simple, s’il vous plaît.
Elle se déffaussa d’un peu d’argent pour le troquer contre le billet vers sa liberté. En s’asseyant dans le train, Mirabelle poussa un soupir de soulagement. Elle n’était pas sereine pour autant. Son frère l’accueillerait-elle le temps qu’elle trouve un logement ? Cela faisait si longtemps qu’elle ne lui avait pas parlé ! Son conjoint n’acceptant pas qu’elle ait un nom masculin dans ses contacts avait jeté son téléphone par la fenêtre. Elle n’avait pas pu en obtenir un autre, ni s’en acheter. Son téléphone et sa puce avaient été introuvables. Elle s’était retrouvée complètement isolée et à sa merci. Morte pour les autres. Morte à l’intérieur.
Les paysages défilaient devant ses yeux, tout comme les interrogations dans sa tête. Sa main trouva un petit objet déposé discrètement dans sa poche. Sa puce de téléphone…? La voisine ! Laura repensa alors à toutes les fois où les voisins avaient subitement besoin de l’aide de son conjoint pour tel ou telle chose. Lorsqu’ils venaient lui apporter à manger, quand il n’était pas là. On l’avait soutenue, discrètement, sans qu’elle ne s’en rende compte. Aveuglée par ce qu’on lui faisait croire. Elle n’était rien. Indigne d’attention. Indigne d’être aimée en dehors de lui. Mais elle n’était pas si seule !
Ce fut tout de même angoissée et soulagée à la fois qu’elle descendit du train. Ses jambes la portaient à peine. Après quelques pas hésitants, une voix l’appela. La vue de son frère qui courait vers elle fit s’envoler toutes ses interrogations. Désormais, elle reprendrait goût à la vie. Une vie qu’elle portait en son ventre, qu’il ne frapperait plus jamais.


Texte d’Athénaïs Grave · 2ème place

Trois notes sur un piano

« Mon tendre amour,
Quand tu trouveras cette lettre, je serai déjà partie. Les obligations de la vie me rappellent un temps à elles, et m’empêchent de te serrer dans mes bras ce matin. Alors, faute de pouvoir t’embrasser, j’ai déposé ces quelques mots sur son piano. Hier soir, elle nous a enchanté.
Tu étais si anxieux à l’idée de me la présenter. Je dois avouer que moi aussi, je craignais de la décevoir, de la blesser.
Elle reste la femme de ta vie. Celle qui passera toujours en premier. Et moi, l’ombre dans son équilibre. L’intruse qui se fait une place dans son monde. La contrainte qu’on lui impose, dans son espace où elle est pourtant bien plus légitime que moi. Avec la violence de comprendre que désormais, elle devra te partager. Elle avait toutes les raisons de me rejeter.
Mais elle m’a accueillie chaleureusement. Elle a tout fait pour que je me sente à l’aise. A ma place. Je crois qu’elle a vu le sourire que mes yeux dessinaient sur ton visage. Je l’entends encore jouer pour nous sur ce piano après m’avoir glissé à l’oreille : « Merci, depuis qu’il t’a rencontré, j’ai enfin retrouvé mon père, cela faisait des années qu’il s’était perdu ».
Et tandis que sa musique solaire envahissait le salon, je n’ai pu retenir mes larmes. Trois sont tombées sur les touches. Si tu regardes bien, on en devine encore les auréoles sur le blanc immaculé. Comme une promesse… La promesse d’un avenir doux.
Alors, maintenant, mon amour, n’aies plus peur. Car moi je suis sans crainte. Notre nouvelle vie, je vais, nous allons, tous les trois… »
La – Do – Ré


Texte de Jacques Grange · 3ème place ex-aequo

J’aimerais que mes mots comme les notes du piano résonnent dans l’air que tu respires, qu’ils t’appellent et que tu reviennes auprès du piano pour me jouer ta cantate préférée que j’accompagne de baisers.
Oui, reviens dans cette maison douillette où la cheminée et le chat écouteront à nouveau la musique qui naît sous tes doigts magiques.
Tu sais la vie, c’est comme les touches du piano, il y a du blanc et du noir. Efface le noir et garde le blanc, blanc comme ta rose préférée que tu mettras dans tes cheveux pour me faire rire ou pleurer.
Reviens ! Le piano s’ennuie. Quand je le caresse de mes doigts malhabiles, il me dit que tu lui manques. La cheminée est toute bête de ne plus te chauffer les mains et les pieds. Le chat boude.
Tu es partie pour jouer d’autres cantates. Mais tu sais bien que celle que tu joues le mieux, c’est celle que tu joues près de moi.
J’aimerais que mes mots comme les notes du piano résonnent dans l’air que tu respires et qu’il te fasse revenir.
Si tu reviens nous referons nos duos à quatre mains et deux corps que tu aimais tant.
Reviens, oui reviens simplement parce que je t’aime.


Texte dOona · 3ème place ex-aequo

Je m’y voyais Solenne

Dans un jardin de proses : des floraisons, des oraisons.
Je m’y voyais Solenne, de plus belle, d’amour et de passions dans tes bras nus. Tes si doux baisers : chrysanthème, senteur marjolaine. Je m’y voyais Solenne, de plus belle, dans le passé nous nous aimions.
T’empêcher de partir, rejeter ton souvenir, te garder, te quitter, revenir, te choisir. Non ! Jamais je n’aurai imaginé…ne plus savoir quoi dire, ne plus savoir quoi faire !
Pourquoi voudrais-tu me reprendre ? Je suis un idiot, un incapable, je vaux moins que toi, je ne mérite pas cette place à côté de toi, être encore ce nous de nouveau.
Notre avenir s’estompe, et je suis hanté par tes pensées.
Je m’y voyais Solenne, de plus belle. Mais ce jardin de proses n’était qu’un doux rêve.

Août

(Inspiration photographique, thème : symbole)

Texte de Luc Baudot · 1ère place

Le 7 janvier, un volcan éteint, selon les répertoires internationaux, eut un petit hoquet qui aurait à peine fait bouger l’aiguille d’un sismographe s’il y en avait eu un à proximité. Le hoquet fut accompagné d’une minuscule bouffée de gaz et une petite flaque de lave s’échappa du cratère. Personne ne vit le phénomène et personne n’en parla.
La micro-coulée de lave descendit la pente, brulant quelques brins d’herbe et aspirant les particules métalliques trouvées sur son passage. Elle fut bloquée par une aspérité du terrain : un trou plutôt chaotique mais dont la taille recueillit la totalité de la flaque incandescente et la retint prisonnière.
Le jour passa, le vent se leva et refroidit la lave durant toute la nuit.
Le lendemain matin, le volcan eut un deuxième hoquet qui provoqua un séisme de magnitude -2. Un bloc noir fut éjecté mollement du trou et roula le long de la pente, laissant des traînées de calamine le long de son parcours pour finir sa course contre un mur de pierres sèches.
Les six jours suivants, il se mit à pleuvoir à verse. La pluie lava les restes de calamine collés au bloc et attaqua ses pigments métalliques mis à nus, commençant son long travail d’oxydation et donnant une jolie teinte bronze à la forme nouvellement apparue.
Le huitième jour, un moine en robe safran longeant le mur de pierres, trouva le bloc et le ramassa. Soigneusement, il le débarrassa des poussières de la nuit en soufflant dessus, puis le regarda. Le bloc était un magnifique bouddha de bronze au sourire indéfinissable : la bonté incarnée.
Le moine, chargé des quelques kilos de son trésor, continua son tour journalier du mur d’enceinte, pour aboutir à la porte du monastère. Le frère portier lui ouvrit et il traversa la cour pavée de marbre brut jusqu’à un bâtiment d’où s’échappaient des volutes de fumée et des senteurs d’encens. Il entra dans une salle emplie de bouddhas en bronze, soigneusement alignés sur des étagères en bois rouge incrustées de filets d’or et montant jusqu’au plafond. Il posa sa trouvaille à un emplacement libre puis se recueillit brièvement en récitant les mantras appropriés.
Il retourna à l’entrée du bâtiment où une pancarte “closed” était accroché en haut d’une porte sculptée de minuscules éléphants s’aspergeant au milieu de fleurs de lotus encore plus minuscules. Il retourna la pancarte côté “open” et, satisfait de son œuvre et de la grandeur du monde, alla s’assoir sur une natte, à côté d’une caisse enregistreuse posée à même le sol.
Il attendit alors les premiers touristes de la journée.


Texte de Pierre Leseigneur · 2ème place

La foule scande sa haine.
Moi, c’est de la peur que j’entends Les flashs fragmentent le jour qui finit par ne plus savoir s’il est lui ou s’il est nuit. Les minuscules yeux noirs filment, n’en perdent pas une miette. Ils enregistrent tout. Les images. Le nerf de notre époque. Elles en disent tant, les images, de vérités falsifiées dont on fait des idoles.
Ils ont tous l’air possédé. L’œil torve et l’écume aux lèvres des océans enragés.
S’ils se voyaient.
— Madame Témisse. Prénoms : Anne, France, Simone. Née le 9 avril 1990, dans la ville de T… Vous comparaissez devant cette cour en ce jour, 3 janvier de l’an de grâce 2023…
« An de grâce », an de crasse, oui !
J’entends mais n’écoute plus. La bêtise m’épuise. Elle traine et s’accumule depuis qu’un idiot de singe a décidé de marcher sur deux pattes. Que serons-nous demain ? Y aurait-il seulement un demain ?
— … pour ces motifs, en vertu de la loi VS732022, vous allez faire l’objet d’un jugement équitable en trois phases. La première…
Ne l’écoute pas. Le plus grand honneur à faire à un prêcheur, c’est de l’écouter.
Il continue d’énoncer le programme et je devine aux rictus de la foule que ce sera une partie de plaisir pour eux et donc le jour le plus long de ma vie.
Déjà ce matin au réveil, j’ai pu sentir le poids des murs de la cellule qui m’écrasaient. Comme si tout s’était suffisamment lentement écroulé sur moi dans la nuit pour me garder en vie et me claustrer le plus étroitement possible.
J’ai à peine eu droit à un café pisseux et un morceau de pierre qu’on m’a fait passer pour du pain. Je n’ai rien pu avaler. J’ai une vague idée de ce qui m’attend et ça a de quoi couper l’appétit.
On en parlait sur les réseaux, mais la loi n’a pas encore été rendue publique. Je serai donc la première jurisprudence de cette nouvelle chute de l’humanité.
J’ai le ventre vide.
Le cœur aussi.
— Madame Témisse, avez-vous bien compris ? m’aboie dessus le juge, écarlate sous une perruque blanche ridicule.
Je soutiens son regard injecté de sang et jauni par un probable alcoolisme socialement acceptable. Je ne réponds rien. Je ne leur ferai aucun honneur.
— Madame Témisse, que vous obtempériez ou non, la justice fera son œuvre. Vous ne faites qu’aggraver votre cas.
Tais-toi ! Tais-toi !
Ils n’attendent que ça, que je pète les plombs et placarder « hystérie » sur mon front.
Le juge poursuit sont laïus, les veines du cou et du front prête à exploser. Je parierais ce qu’il me reste de temps à vivre qu’il ne cracherait pas sur un bon verre de Whisky japonais à cet instant.
Moi, tout ce que je voudrais, là, tout de suite, c’est sentir le soleil sur ma peau. Il n’y a rien de plus salvateur que le soleil de la nouvelle année. Celui qui fait sa percée en plein milieu d’un froid – devenu de plus en plus relatif à mesure des années – et qui rappelle la chaleur légère d’une caresse.
On me prend par les bras et on m’entraine à l’extérieur du tribunal. Mon vœu est exhaussé… Mais je déchante en constatant que de lourds nuages gris asphalte encombrent mon ciel.
Il fait un froid à briser les pierres. En plein réchauffement climatique ! Une malédiction pèse sur moi, comment l’expliquer autrement ?
Les deux types qui me maintiennent me conduisent jusqu’au Lac Des Espoirs. Le lieu de rendez-vous des amoureux passionnés, à l’aube de leur propre histoire. Il ne m’a jamais paru si sinistre. Les arbres sont des squelettes de bois qui ont l’air mort vus d’ici. Même l’eau du lac n’a rien de sa superbe habituelle. Si lisse qu’on dirait un miroir dans lequel le soleil ne parvient pas à se contempler.
On me fait avancer sur un ponton flambant neuf.
Le public est bien là, fidèle à son poste de voyeur pervers. Les yeux noirs filment. Le juge est soudain plus détendu, malgré l’air glacial qui s’attaque à l’épiderme et contracte les muscles.
Le doute m’assaille.
Ils ne vont quand même pas…
Mais déjà les deux types m’enlèvent mes menottes et m’arrachent mes vêtements avant de m’entraver à nouveau. J’ai froid. J’en ai le souffle coupé. Mais l’humiliation de tous ces gens qui m’observent comme un bête est pire que la morsure glaciale de janvier.
Le sol se dérobe. On me pousse dans l’eau.
La douleur de l’eau glacée sur ma peau est comme mille lames de couteau plantées en même temps dans ma chair.
Je me débats. En vain.
Les ténèbres m’enveloppent.
J’ai peur.
J’ai mal.
Tout s’efface.
Et soudain une lueur. Il me suffit de flotter !
Je réunis mes forces pour recouvrer mon calme, gonfle les poumons et me hisse sur le dos. Je flotte mais mes jambes coulent et cherchent à m’entrainer vers le fond. J’ondule comme je le peux pour me maintenir à la surface.
J’ai mal.
J’ai froid.
J’ai la haine.
Je perds connaissance.
On me sort de l’eau. La peau bleuie, l’air misérable.
C’est impossible ! ce n’est pas un procès équitable ! C’est une putain de chasse aux sorcières ! Et les sorcières, ce sont toutes les femmes qui ne répondent pas aux exigences craintives d’un patriarcat mal dans sa peau et en pleine renaissance. L’effroi noie l’exaspération, l’appréhension et la colère, avant de les engloutir tout à fait pour prendre toute la place…
Les membres paralysés, je cherche du regard le soutien de quelques âmes encore éclairées, des pancartes brandies, des poings levés, une étincelle dans une prunelle…
Rien.
Personne.
Solitude.
— Vous avez passé la première phase du procès.
Il a la voix tremblante. Il est rongé par la déception. J’ai dû réussir cette partie-là de leur test à la con.
— À présent, nous allons procéder à la seconde vérification.
Sa voix se pose à nouveau. Il jubile.
Cette fois, c’est devant un gros objet recouvert d’une bâche que je me trouve. On soulève cette dernière et je découvre avec stupeur une immense balance à l’ancienne.
On me pousse sur l’un des plateaux, pitoyablement frêle dans ma tenue charnelle.
Je grelotte.
C’est d’hypothermie que je mourrai ?
L’inquisition, croit-on, est l’accablant fardeau d’un autre temps.
Et pourtant…
Voilà le juge qui dépose sur le second plateau… Un exemplaire neuf de la Constitution.
Je n’en reviens pas.
On libère la balance des arceaux qui la maintiennent à l’horizontale, et une mascarade de pesée débute.
C’est foutu foutu foutu foutu…
Comment se pourrait-il que… Et pourtant contre tout attente et défiant les lois de la gravité, c’est le code civil qui s’abaisse tandis que je m’élève, toujours plus à disposition du voyeurisme de la foule.
Le juge fulmine.
Je devine d’ici ce qu’il hurle dans sa tête.
« Quoi ? mais comment ? C’est impossible ! Cette pute ne peut pas peser moins lourd qu’une saloperie de bouquin ! »
Oui Monsieur le juge, j’ai l’intime conviction que vous-même crachez sur vos propres textes, vos propres lois et… Et cette Constitution est bien putain de plus lourde que moi !
Après plus d’une heure de vérification, les techniciens concluent que la balance est défectueuse.
— Au regard de la situation, nous allons procéder à la dernière étape de ce procès. Madame Thémisse, votre calvaire prendra bientôt fin…
La foule est transie.
Les temps modernes meurent à cet instant, quand on m’attache sur un bucher dont ma sorcellerie est censée pouvoir me sauver.

Ils allument le brasier.

Je m’appelle Anne, France, Simone, Thémisse.
J’aime hommes et femmes indifféremment. Parce que l’amour n’a pas de loi.
Je suis un homme né dans le corps d’une femme. Parce que c’est comme ça.
Et pour ce bébé qui aurait dû naitre… J’ai fait ce qu’il fallait. Pour moi, pour ce que je suis. Et pour lui, parce que notre monde n’a plus rien à offrir.
Je suis trois fois criminelle aux yeux de la folie des Hommes : identité sexuelle non-traditionnelle », bisexualité, avortement…
Voilà contre la liberté d’être, la soi-disant justice et son châtiment.

Un rayon de soleil avorte les ténèbres. Il fait bon se savoir encore en vie. Même un peu. Même un bref instant.
Au loin, dans un arbre, je devine les restes d’un nid de geais. J’aimerais m’y blottir. Il n’y a pas plus juste équilibre que celui d’un nid, calé dans son houppier.


Texte de Patricia Forge · 3ème place

Je suis la sagesse minérale.
Face aux coups du sort fatals, aux changements climatiques, aux vents cataclysmiques et aux sécheresses historiques, je reste imperturbable posé sur un piédestal fait de rondins de chênes et de quelques branches de mon ami le Frêne.
J’ai dix, cent ou mille ans, je me moque du néant. Ma philosophie a voyagé dans les recoins du monde entier mais l’humanité est loin d’être toujours bien inspiré
Face à l’inconscience des hommes, le seul animal qui détruit volontairement son lieu de vie, j’essaie de montrer le chemin de la sérénité et l’union du corps et de l’esprit.
Non, l’Amour n’est pas une faiblesse. C’est au contraire la plus grande force, la carte maîtresse à la survie de l’espèce.
Face aux démons modernes, pour contrer l’obscurité, la seule vraie arme est l’Amour, surtout ne pas en douter.
Tiens, voici une amie, une femme un peu fée. Je sais que son corps souffre, c’est une louve blessée. Et pourtant tous les jours elle est là devant moi. Elle ne vient pas prier, seulement rêver je crois.
Tous les jours elle espère que l’homme cesses ces misères, ses outrages aux forêts, ses saccages à la mer. Elle rêve d’une communion avec les éléments. Elle, elle écoute encore le murmure du vent.
Parfois, ses doigts effleurent ma douceur minérale, parfois aussi elle pleure face à la froideur de cette humanité bestiale. Elle embaume l’odeur des fleurs fraîchement coupées que l’on trouve dans les prés. Elle s’émeut à la vue des coquelicots, des bleuets dans les blés.
Trotte menue, dans le crépuscule de l’été ou dans l’aube de l’hiver, je la vois parfois enlacer mon ami Frêne qui en est très fier.
Je suis la sagesse minérale. Mais qui se souvient encore que trop d’envies peuvent être létales. Que l’humanité crée ses mauvais sorts, ne pas respecter la nature c’est se condamner à mort.
Les femmes et les enfants ont encore dans leurs mains, comme une once d’espoir, leurs rêves pour sauver le monde. C’est la clé de leur destin.
Et moi, j’essaie de leur montrer le chemin.

Septembre

(Trois excipits, thème : choix)

Texte d’Alexandra Morin · 1ère place

Le vieil homme tenait dans sa main une réponse positive. Il avait mis toute son âme, tout son coeur et toutes ses larmes dans son témoignage. Ce retour était la confirmation – dont il n’avait pas besoin – que son histoire était belle et qu’elle valait la peine d’être vécue. Il relut la lettre.
Habitant n°36,
Votre précieux souvenir a été étudié avec attention. Nous avons le plaisir de vous informer qu’il a été sélectionné pour participer à la reconstruction de notre société. Vous pouvez vous rendre dès à présent au bâtiment de l’Imperium de votre District afin de procéder à son extraction. Vous serez ensuite redirigé vers le bureau des admissions pour le prochain départ vers l’Oasis.
Nous vous remercions de votre dévouement et de votre partage, et soyez assuré que vous serez récompensé comme il se doit.
Imperium,
Département de la Mémoire collective,
District 1038.
Sur la table du vieil homme, il y avait le prospectus numérique reçu quelques jours plus tôt. On pouvait y lire, dans une fine police :
« L’Oasis vous ouvre ses portes ! Le confort est à portée de main. Revivez pleinement vos plus beaux souvenirs et aidez l’humanité à se reconstruire ! ».
Le document était illustré par la silhouette d’un homme foulant un sol désert et poussiéreux, et se dirigeant vers une vive lumière cachant des montagnes à l’horizon.
— L’Oasis… dit le vieil homme de sa voix tremblante, en fixant l’illustration.
Aussitôt, la silhouette se mit à bouger. Elle avança vers la lumière et le décor changea. Les couleurs devinrent chaudes, une musique douce résonna. Des images de paysages somptueux défilèrent, des cornes d’abondance remplies de mets savoureux apparurent et d’agréables odeurs s’échappèrent du prospectus.
Une voix harmonieuse vint accompagner la musique :
— « L’Oasis. Ce bonheur est à portée de main. Vous aussi, quittez la Terre et rejoignez la base spatiale de l’Imperium. Ayez la vie que vous méritez, retrouvez le confort et la sécurité. »
Les odeurs et les couleurs s’intensifiaient. Il se sentit apaisé.
— « Aidez-nous et rejoignez-nous ! Afin de se reconstruire, l’humanité a besoin de se souvenir, de laisser un témoignage positif pour les générations futures. Une trace essentielle, incontestable, profondément vraie. »
Des images d’enfants courant et riant défilaient. Des éclats de rire et des parfums sucrés habillaient l’air, renvoyant le vieil homme à son lointain passé.
— « Vos plus beaux souvenirs sont la clé. Partagez-les-nous et forgeons ensemble le monde de demain ».
Enfin, le prospectus retrouva son aspect initial et l’obscurité triste du box s’installa à nouveau. Le sifflement du vent à l’extérieur ramena le vieil homme à la réalité. Il regarda par la fenêtre ; le contraste fut brutal.
Depuis la Grande Catastrophe, propulsée par la folle période d’abondance, plus de la moitié des êtres vivants avait disparu. L’autre moitié était devenue stérile. Un désert de terre rouge avait remplacé la nature verdoyante, l’air était lourd et chargé de poussière. Les citoyens ne sortaient plus que pour se rationner aux heures imposées ou pour aller travailler dans les serres.
Pour instaurer un ordre et dans l’espoir d’un renouveau, l’Imperium avait rapidement pris le contrôle de la planète. Il dirigeait la base spatiale de l’Oasis, véritable terre d’asile pour les humains. Hélas, tout le monde ne put être emmené. Les Privilégiés partirent en premier, laissant derrière eux une terre dévastée dont les Oubliés durent s’occuper.
Pour perpétuer la race humaine, l’Imperium incubait des embryons artificiels. Ces enfants de l’espace avaient pour mission de reconstruire une civilisation. Afin de garder cet objectif en tête, ils devaient se
plonger régulièrement dans la machine des Temps passés. Cette technologie pouvait faire revivre les souvenirs dans les moindres détails. Elle était capable d’extraire des instants de vie afin que les plus belles émotions des femmes et des hommes d’autrefois puissent être partagées. Ainsi, l’avenir ne pouvait qu’être un espoir merveilleux pour ces enfants du futur et leur mission une conviction religieuse. Pour les Oubliés, la chance de pouvoir enfin rejoindre le reste des hommes était arrivée. Leur mémoire serait leur laissez-passer.
Ainsi, le vieil homme allait participer à la reconstruction de l’humanité. Il allait pouvoir revivre un souvenir précieux. Il sentirait son coeur battre à nouveau et cet instant en ferait naître des milliers d’autres. Enfin, il partirait pour l’Oasis.
Dans la pièce sombre et silencieuse de l’Imperium, on affubla le vieil homme d’un casque. Pas un mot ne fut prononcé. Il ferma les yeux.
Le chant d’un oiseau vint rompre le silence. Un cantique clair et mélodieux , celui d’un matin d’été. Un clapotis rond et régulier trahissait la présence d’un ruisseau, tandis qu’au loin des sons de cloches retentissaient, de celles suspendues au cou des bêtes. La douce caresse du soleil lui donna un frisson empli d’émotions. Il remarqua qu’il était assis, ses mains posées dans les hautes herbes. Il reconnaissait au toucher les fleurs sauvages des champs bleus d’antan. Ses narines frémirent. Des parfums familiers lui parvinrent ; celui de la lavande, de la terre sèche et du bétail. Le mistral emportait toutes ces odeurs et les assemblait dans une valse enivrante. L’arôme subtil des terres de son enfance l’envahit, il fut alors pris d’un vertige merveilleux.
Il ouvrit les yeux. Devant lui s’étendaient les vallées aux mille couleurs, celles qu’il avait tant aimées, tant parcourues, tant vécues. Le ciel pur et d’azur teintait l’horizon de sérénité. Mais ses songes furent chahutés par des rires cristallins. Des mains maladroites l’enlacèrent et deux galopins l’embrassèrent. Ils sentaient la pomme et le bois humide. Ils repartirent en courant. Il voulut les retenir, leur dire de ne jamais cesser de s’émerveiller, mais il ne put que les contempler, les chérir du regard.
Puis il sentit dans son cou un souffle l’effleurer. Un baiser naissant qu’il vint cueillir en se retournant. Ses lèvres aux saveurs divines et ses cheveux aux senteurs délicates le firent voyager plus intensément encore. Ses douces mains caressaient son visage. Lorsque leurs lèvres se séparèrent, il plongea son regard dans le sien. Des yeux sincères et sans nuages, dont les pensées trahissaient un amour exaltant. Il l’aimait. Aussi fort qu’il le pouvait. Et alors qu’ils se regardaient, de tout son être, de toute son âme, il les remercia d’être la promesse de lendemains chantants.
Le retour fut brusque. La froideur de la pièce envahit chaque centimètre de son corps. C’était terminé.
Il n’entendait plus que les cliquetis incessants de la machine poursuivre leur désagréable concert. On lui demanda s’il était apte à marcher car il avait retrouvé son corps fatigué et abîmé.
Il reprit la route, seul. Le paysage était désert, sec et poussiéreux. Le vieil homme se sentit hagard, perdu. Il sentait un vide en lui. Ses émotions se bousculaient, elles semblaient se livrer bataille. Son esprit était embrouillé. Il essayait de se souvenir, mais n’y parvenait pas. Il regarda alors le papier qu’il tenait dans sa main. C’était la preuve qu’il avait été utile. L’espoir qu’il pourrait permettre au prochain monde d’exister, que ce souvenir permettrait le retour de la vraie vie. Malgré son hébétement, il savait qu’il avait vécu un instant précieux. Le plus précieux de tous. Il sentait qu’il venait d’être heureux, mais comme cela était prévu par l’extraction, il ne savait pas et ne saurait plus jamais pourquoi. Marchant vers le soleil couchant, foulant la poussière des routes désertes, le vieil homme avançait vers un lendemain nouveau. Un jour dont le passé semblait plus vide, mais le futur chargé d’espoir. Un monde à venir plus beau que l’amer présent. Un autre jour, une autre vie.


Texte de Martine Férachou · 2ème place

Alter… et go !

Mon aimé,
Nous avons vécu trois mois de bonheur intense qui resteront à tout jamais gravés dans ma mémoire. Mais si tu savais… Durant ces jours heureux, j’ai oublié de te dire tant de choses. « Oublié » : mot anodin qui évoque une défaillance dans l’aptitude à se souvenir et qui par conséquent déresponsabilise, éteint les flammèches de la mauvaise conscience. Ainsi donc, j’ai oublié, j’ai omis de te parler de moi, ou plutôt de nous, de te conter nos expériences de vie, nos malaises, nos anxiétés. Des mensonges par omission. Afin de ne pas t’effrayer, de ne pas te perdre, mais aussi afin d’assurer ma sécurité voire ma survie. Tu étais amoureux de moi, Lina, et d’aucune autre. Tu n’en chérissais qu’une. L’originale ! Pas les onze ! Alors j’ai choisi de me taire, de savourer l’instant présent et de botter en touche le moment fatal où tout basculerait. La tâche s’est révélée ardue : j’aimais pour la toute première fois… mais pas eux !
Maintenant, Il y a tant à raconter, tant à expliquer. L’ampleur de la tâche m’accable. Je ne sais par où commencer. Et toi, mon aimé, es-tu prêt à admettre l’incroyable, à accueillir l’inacceptable, à recevoir l’injuste et le révoltant ? Es-tu prêt à connaître la vérité dans toute sa noirceur ? Oui ? Vraiment ? Alors, voici quelques éléments d’une trop longue liste.
J’ai oublié de te dire… C’est moi qui ai volé le doudou de la petite voisine de palier ! Tu te souviens ? Un objet transitionnel sale et puant ! Une espèce de lapin rose affublé de quatorze oreilles que la petiote ne cessait de mordiller et de téter pour trouver le sommeil. Je le lui ai arraché des mains sans une hésitation alors que je la promenais tranquillement au parc dans sa poussette. Ce jour-là, sa maman l’avait confiée à ma garde pour se rendre à un entretien d’embauche. Malgré les cris aigus et incessants de l’enfant, j’ai jeté la peluche dans le fond de mon sac à main. Après cela, les parents et le bébé ont été en enfer… Des pleurs ! Des vagissements ! Aucun doudou de remplacement ne faisait l’affaire ! Horrible, non ? Haïssable aussi. Mais au moment du vol, je n’étais plus aux commandes de mon corps. Emmy avait switché. C’était elle la patronne, elle qui était au front, ma Little alter de cinq ans ! Et cette gosse éprouve une attirance exacerbée pour tout ce qui se nomme ourson, nounours, lapinou, tigrou, doudou… Celui de la petite voisine a rejoint dans mon lit la collection déjà remarquable d’Emmy. Elle refuse encore à ce jour de rendre l’objet !
J’ai aussi oublié de te dire… C’est moi qui ai fait dérailler le repas d’affaire de la société vendredi dernier. J’ai jeté mon tournedos Rossini sauce Périgueux à la tête d’Albert Tongourian, l’homme puissant de la soirée, celui avec lequel nous devions signer le contrat du siècle. J’avais pourtant fait preuve d’un grand professionnalisme dans la préparation de ce dîner-business : choix du restaurant (une fourchette au Michelin et proche du bureau de notre invité), réservation d’une table à l’écart du tumulte, tenue des grands soirs, arrivée dix minutes avant l’heure afin d’accueillir chaleureusement « l’homme puissant » du jour… et j’en passe. Mais mon stress était palpable et l’invité de marque se montrait acerbe et arrogant. Harry n’a pas supporté. Il s’est positionné, comme à son habitude, en défenseur du système. Il a pris les commandes afin d’éliminer le danger potentiel. Il s’est levé d’un bond, s’est emparé de mon assiette à deux mains… Tu connais les suites désastreuses de ce regrettable incident. Désemparée, je t’ai tout raconté le soir même, dès mon retour à la maison, mais en imputant la faute à une personne imaginaire. En réalité, Harry en est l’auteur. Harry, mon alter protecteur ! Il a switché pour notre bien et a tout fait foirer !
J’ai également oublié de te dire le plus grave. Te souviens-tu de cette affreuse semaine durant laquelle j’ai refusé tout contact avec toi ? Ma mère t’avait convaincu que j’avais contracté le coronavirus et que j’étais terrassée par la fièvre et la toux. Il n’en était rien ! En réalité, Juliette avait pris le dessus. Elle n’en pouvait plus de porter à elle seule l’essentiel de nos souvenirs traumatiques. Son état psychique était déplorable… Elle n’avait qu’une idée en tête : mettre fin à nos jours ! Nous étions en permanence au bord du gouffre. Au bout de cinq longs jours d’inquiétude, de pleurs, de cris, Harry a réussi à passer devant et à fronter. C’est lui qui nous a sauvé la vie.
Voilà, mon aimé, quelques exemples de ce que j’ai oublié de te dire. Par peur de ne pas être crue. Par peur d’être jugée. Par peur de probables réactions négatives qui seraient indubitablement pour nous un trauma supplémentaire ! La vérité est que je souffre de Troubles Dissociatifs de l’Identité. Je suis un être multiple, l’hôte d’un système comme on dit dans notre jargon. J’ai été diagnostiquée et le doute n’est plus permis. Pourtant, un fort sentiment d’illégitimité me paralyse encore et m’empêche de parler de mes alters et de moi-même. Se taire, c’est rester en sécurité ! Mais je t’aime et nous devons aller de l’avant. Je crois sincèrement que ces quelques confessions trouveront le chemin de ton cœur. Elles représentent aujourd’hui pour moi une véritable source d’anxiété. Elles prouvent aussi ma volonté de croire en toi, de croire en nous ! Ensemble, nous serons plus forts ! Ensemble nous ouvrirons le champ des possibles ! Un autre jour, une autre vie.


Texte de Sandrine Drappier · 3ème place

Ils l’ont retrouvée comme ça. Nue et morte. Sur la plage de Dieppe. Le visage et le corps égratignés par les galets, comme si son corps avait roulé sur la plage avant de retourner dans l’eau puis d’être encore et encore rejeté par la houle.
Les gendarmes ont sonné à ma porte le lendemain de la découverte. J’étais la dernière personne à l’avoir vue vivante. Quand ils m’ont dit son nom, je n’ai pas réagi. Je ne le connaissais pas. Annick Contejean. Depuis, il emplit ma bouche, je décortique ses syllabes une à une. A/nick/Con/te/jean. Inlassablement. Sans me départir de l’odeur de fer qui se mélange à ma salive.
Je n’ai pas protesté. Cela aurait servi à quoi ? Mais j’ai hésité. J’ai pensé aux interrogatoires sans fin. A une possible garde à vue. Aux erreurs judiciaires. Je me suis vu, boulets aux pieds, dans un bagne en Louisiane. Pire ! Croupissant dans une prison insalubre, au milieu des rats et d’un codétenu à la mine patibulaire. Au lieu de cela, j’ai refait le film de ma soirée.
J’étais arrivé aux « Jours heureux », une boîte de nuit de la région nantaise, aux alentours de 23 heures. Non, je ne venais pas pour danser, monsieur l’agent. Je n’ai aucune appétence pour cela. Je suis aussi raide qu’un piquet. Mais ce n’est pas le sujet. Pour boire ? Non plus. En général, je m’arrêtais en sortant du travail chez le petit épicier du coin de la rue. J’étais un habitué. De ceux qui redescendent de chez eux à 4 heures du mat’ car ils sont à court de munitions. Je préfère, de loin, faire cela tout seul chez moi, à l’abri des regards. J’ai dégluti. Il allait falloir avouer.
J’étais dans cette boîte pour les filles. Pour faire des rencontres ? Non, pour baiser. Pour juste en trouver une qui veuille bien me suivre et coucher avec moi. Vous êtes donc un habitué des « Jours heureux » ? J’ai ri à cette question. On peut dire cela. Enfin, c’est cyclique. Mais quand je suis dans mes périodes où je suis déchaîné, où je ne pense plus qu’à cela, oui, j’y viens régulièrement. Je n’ai pas attendu qu’il me pose une autre question.
J’ai rencontré cette femme –les syllabes qui emplissaient ma bouche A/nick/Con/te/jean ne voulaient pas sortir- presque tout de suite en entrant. Elle était au comptoir et n’en était pas à son premier verre. Elle était fort peu vêtue. Une robe moulante léopard. La poitrine sortie plus que de raison. J’ai tout de suite su que ce ne serait pas compliqué. Je lui ai offert un verre. Elle m’a embrassée en premier. Elle avait la bouche pâteuse. Nous sommes sortis de la boite de nuit. Je l’ai aidée à marcher. Il y avait un terrain vague un peu plus loin. Les couples qui veulent baiser rapidos s’y rejoignent tous. Un vrai bordel à ciel ouvert à partir de deux-trois heures du matin. Là, il était encore tôt. Je n’ai pas entendu d’autres gémissements que les nôtres. Oui, on a fait notre affaire. Ça a été rondement mené. Elle a su y faire pour. Malgré sa bouche pâteuse. Si vous voyez ce que je veux dire. Humm, excusez-moi. Et puis, ensuite, c’est moi qui aie repris la direction des opérations. Et elle a aimé ça, c’est moi qui vous le dit. Ensuite ? Ensuite, elle avait soif. Oui, encore. Je l’ai emmenée dans un troquet à côté. Elle avait froid avec son grand décolleté. Elle a pris un café et un croissant. Et puis, on s’est quitté. Si je lui ai laissé mes coordonnées ? Non. C’était pas utile, en général je n’aime pas les revoir ensuite. Qu’elles ne s’imaginent pas des choses. Genre m’avoir mis le grappin dessus. Pas de promesses. Pas d’espoir d’une vie à deux. Sinon, je me serais marié et j’aurais fait ça avec ma grosse… Vous êtes marié vous ? Que je suis bête, ce n’est pas moi qui dois poser les questions. Mais je le vois bien à votre regard que vous me méprisez, que vous me trouvez dégueulasse à agir ainsi, en dépit des convenances. A utiliser ces filles comme de la marchandise. Je peux vous comprendre. Oui, ce n’est pas le sujet.
Ensuite ? Ensuite, je suis rentré. J’étais bien fatigué. Je me suis couché et au matin, en me réveillant, on m’a dit qu’un corps avait été découvert sur la plage. Les nouvelles vont vite, ici, vous savez, dans cette station balnéaire en plein automne quand tout est fermé. Cela frise l’ennui, la vie ici, à la morte saison. Alors un suicide, et d’une femme en plus, ça fait parler à l’épicerie.
Il m’a alors demandé ce que je pouvais dire pour certifier que ce n’était pas moi le meurtrier. Parce qu’après tout, c’était si facile de trouver des indices de ma culpabilité. Témoins, sperme, vous n’avez pas fait les choses à moitié dans votre genre. J’ai demandé s’il y avait eu des traces de coups, de disputes. A-t-elle été étranglée ? Égorgée ? Y’ a-t-il des traces de lutte sur la scène du crime ? Il me répondait. L’interrogatoire s’inversait. Apparemment non, mais il faut attendre l’autopsie. Tout peut être remis en question. L’avez-vous vue prendre de la drogue ? etc, etc … Rien, non, je n’avais rien vu.
En fait, cette fille, je l’avais vue vivante et je ne l’avais pas vraiment regardée. Je n’avais pas cherché à savoir qui elle était, ce qu’elle faisait de sa vie. Si même elle se droguait ou avait le sida. Je n’avais rien voulu savoir d’elle. Rien eu besoin de savoir d’elle, plus exactement. Je n’avais eu envie que de son enveloppe, de son corps. Est-ce qu’elle a fait une mauvaise rencontre après m’avoir quitté ? Est-ce que se donner était la fois de trop pour elle ? Est-ce que j’aurais pu l’aider ?
Alors, j’ai eu des regrets. J’aurais dû l’aborder autrement. Lui donner mon nom. Attendre le sien et déclarer, tout simplement, “Tout le plaisir est pour moi”, voilà ce que j’aurais dû lui dire.

Octobre

(Champs lexicaux, thème : éléments)

Texte de Delphine Martin · 1ère place

In memoriam

Je ne vois pas la même chose que vous quand je regarde le refuge. A mes yeux, c’est déjà une bâtisse hors d’usage. Au paysage réel, je superpose une vision que j’ai eue il y a des années, lors d’un séjour dans une autre zone montagneuse. Après une montée essoufflante en lacets sur ce qui n’était déjà plus une route, mais un chemin accidenté progressivement rendu à la pierre, à la végétation et à ce qui fait obstacle à la volonté humaine, on parvenait à un hameau en ruines. Le dernier détour du chemin révélait un panorama si peu vraisemblable qu’il faisait l’effet d’un photomontage. Les quelques maisons dispersées à flanc de colline étaient surplombées d’un bloc de pierre disproportionné qui semblait posé sur un promontoire rocheux. Des fenêtres même les plus basses, la vue était spectaculaire, permettant la circulation du regard jusqu’à l’océan. C’était du moins ce que je pouvais calculer de l’extérieur. J’imaginais à l’intérieur, compte tenu du nombre d’ouvertures, un vaste rez-de-chaussée sombre, et des chambres spacieuses alignées sur quatre étages. L’ensemble, abstraction faite d’un panorama extraordinaire, ne présentait aucun intérêt sur le plan architectural. C’était un de ces hôtels construits dans la précipitation pour satisfaire un engouement passager pour la montagne, et qui avait fait faillite. Nous n’en sommes pas là, me direz-vous, en voyant monter à votre refuge, sur une route convenablement entretenue, des camionnettes de ravitaillement et, sur le sentier, des randonneurs à la file. Vous y viendrez.
Les touristes arrivés à la nuit se restaurent et vont se coucher. Au lever, quand la brise a éloigné les brumes, ils découvrent à l’horizon de leur parcours, dans le noir et blanc des premières lumières, une masse gigantesque, sombre, écrasante. Rien n’est reconnaissable du paysage photogénique qu’ils poursuivaient hier encore. A l’enthousiasme du réveil succède une sensation d’oppression, une angoisse d’autant plus difficile à desserrer qu’elle est sans cause immédiatement identifiable, qu’elle ne se s’accroche à rien de tangible. Le volcan leur fait soudain peur. Ils s’extasiaient encore, la veille, en plein jour.
Le malaise perdure au cours de l’ascension. Le vert se fait de plus en plus rare. Apparaissent des plantes grasses aux formes inquiétantes, une végétation étique succédant aux arbres épanouis. Puis, au détour d’un virage, le volcan s’approche soudain et montre des flancs arides, comme nus, où roulent des caillasses et des éboulis. Aux demi-cercles plus clairs qui se dessinent sur le cône, les marcheurs repèrent le tracé du sentier qui mène à son sommet et devinent que les moitiés complémentaires se trouvent de l’autre côté. De fait, à ces hauteurs instables, le sentier ne monte pas en lacets sur un seul flanc, mais s’élève lentement en tournant autour de la montagne.
Sous le soleil, la masse noire compacte aperçue à l’aube se laisse voir dans son hétérogénéité, faite qu’elle est de rochers, de pierres et d’éboulis. Comme gravir le sommet s’annonce fastidieux, les randonneurs se rassurent en pensant à la perspective que leur offrira la hauteur. Comme toute plaine volcanique, celles qu’ils verront est densément peuplée. La fertilité des terres rend acceptable la dangerosité d’une cheminée géante d’où s’échappent constamment des fumerolles. La nécessité fait sacrifier le futur au profit du présent. Que le risque devienne catastrophe, c’est une affaire de probabilités. D’ailleurs, ces réflexions sont oiseuses lorsque l’on travaille dur une terre qu’on n’a pas choisie plus qu’une autre, à laquelle le hasard vous a donné, et qui s’est attachée à vous. Et parmi tous les dangers qu’il y a à vivre sous un volcan, mourir enseveli sous la boue n’est pas celui auquel on pense spontanément. C’est la lave qui vient à l’esprit. La lave, c’est une providence ambigüe : deuils et fertilité.
C’est l’hiver. Le refuge a fermé. Les randonneurs ne reviendront qu’au printemps. La neige tombée abondamment fait du volcan une masse gris blanc. Des fumerolles s’échappent du cratère, et des cendres. Se calfeutrer pour ne pas s’encrasser les poumons est la consigne en pareil cas, et nous sommes des gens disciplinés. Mais on ne pense pas toujours à tout. C’est ainsi que les foyers deviennent des pièges. Le cône se réchauffe. Depuis les hauteurs, les neiges fondues entraînent avec elles la terre, qu’aucune végétation ne retient. Les flancs du volcan dégoulinent de boues qui vont alimenter les rivières en contrebas. Les lits débordent, et dans ces zones montagneuses, dans des couloirs étroits, l’eau comprimée prend de la vitesse, et une puissance devant laquelle tout cède. Les cours d’eau se chargent de caillasses de toutes tailles, de troncs d’arbres arrachés aux rives, et même de morceaux de roches détachés des canyons. Arrivés dans la plaine, ils s’étalent et gardent suffisamment de vitesse pour enlever sur leur passage, pêle-mêle, les récoltes, le bétail, les voitures, les infrastructures les plus imposantes et, bientôt, toute une ville et ses habitants pris au piège dans l’intimité de leurs maisons.
Et maintenant nous sommes les morts. Nous avons encore les poumons, la trachée, la gorge, la bouche, emplis d’eau boueuse. Nos membres sont gonflés, nos visages méconnaissables. Nos yeux noirs enfoncés dans nos orbites ne sont plus humains. Ils vous laissent entrevoir un au-delà du réel qui vous effraie. Nos corps ont été emportés par la coulée. Ceux que vous avez pu enterrer ont été arrêtés dans leur course, comme d’autres débris, par des murs, des piliers, coincés sous des fondations, écrasés par des toits. Les autres ne sont pas des corps de disparus, comme vous l’écrivez dans vos registres : ils ont été emportés. Disparus pour vous qui voyez tout à votre mesure. Les autres, vous les avez enterrés. Certains avec plus d’honneurs. Vous continuez à agrémenter leur tombe, vous les visitez, en pèlerinage. Si vous pouviez les entendre, ceux que vous admirez parce qu’ils ont su souffrir et mourir dans la dignité, ils cracheraient des mots qui repousseraient vos offrandes. Non contents de les avoir regardés crever, vous venez à présent leur demander des services après leur mort. Qu’ils reposent en paix ? Hypocrites. Cette poignée de morts devenus des icônes parce qu’ils ont agonisé sans heurter vos tympans, nous aurions voulu qu’ils hurlent, invectivent, se rebellent devant la mort, que l’expression de leur visage renvoient la monstruosité de ce que quelques-uns subissaient du fait de l’aveuglement collectif.
Vous avez fini par rouvrir le refuge. Pas tout de suite, je vous l’accorde. Il a fallu deux années de, disons, deuil, pour que vous repensiez au potentiel touristique des lieux. Deux années pour la décence. Après tout, les vivants vivent ; les morts se taisent. Tout est dans l’ordre. Jusque-là, les faits vous donnent raison : la fermeture, l’abandon, la reconquête par les éléments naturels ne sont pas d’actualité. Si j’étais un tant soit peu cruel, je donnerais un coup d’accélérateur au processus : j’irais bien noircir de boue pendant la nuit la face du randonneur qui se repose confiant, lui emplir le nez d’eau putréfiée, le faire s’éveiller dans des terreurs enfantines, de celles qu’aucun discours rationnel ne peut apaiser, lui faire passer l’envie de chercher un plaisir sur des lieux de malheurs. Mais on ne se refait pas, même dans la mort. L’indulgence l’emporte sur la colère. Quel espace sur cette terre serait habitable sans une part d’oubli ? Vous n’allez pas vous enterrer sous les morts. Alors laissons les choses se faire à leur rythme. Je sais ce que je dis, moi qui suis de l’autre côté : votre monde est déjà dépassé.


Texte de Jean-Jacques Camy · 2ème place ex-aequo

Le vague à l’âme
D’après un tableau de Léon SPILLIAERT

Quand l’âme du peintre se faisait
en lambeau,
Il arpentait les rues et prenait
ses pinceaux…

Il posait parfois ses tubes et ses instruments
devant cet océan bien trop paisible.
Cela aurait pu être un volcan de tourments,
un déluge de lave, irrépressible.

Mais ce n’était qu’un désert de solitude,
mais ce n’était que le silence qui hurle.

Pas la moindre brise pour soulever le sable,
pas la moindre vague pour caresser de flots
le brise-lames. Aucun oiseau véritable,
nulle âme qui vive dans le discret tableau.

J’avais, moi aussi, arpenté les rues
avant d’entrer dans ce sombre musée
où je contemplais, maintenant, la vue
du brise -lames au poteau, médusé,
le cœur chahuté d’un vague à l’âme incompris,
mes pensées qui divaguent face au tableau sans prix.

J’aurais voulu être rocher dans la tempête,
J’aurais voulu être castel un jour de fête !

Mais ce n’était qu’un désert de solitude,
mais ce n’était que le silence qui hurle.


Texte de Sylvain Reybaut · 2ème place ex-aequo

Quand mon grand-père décidait après tant d’années de me révéler enfin son fameux coin à truite, duquel jamais il ne rentrait bredouille, j’ai tout d’abord pensé qu’il se moquait de moi. Son fameux coin secret se serait trouvé tout simplement au fond du parking de la station de lavage du quartier des lilas.
Devant mon air incrédule, il avait longuement insisté, jouant la carte de la nostalgie entremêlée de sentiments et de mystère.
Ainsi me retrouvai-je à l’aube du jour, sur le parking de la station de lavage et déjà je commençais à regretter de suivre ses idées farfelues. Combien de fois étais-je venu ici pour nettoyer ma voiture ? Trop souvent, et ce depuis plusieurs années. Et pourtant jamais je n’avais vu un quelconque chemin partir au-delà des dernières places de parking. La seule chose qui s’y trouvait était une épaisse haie de buis, qui marquait la séparation entre le bitume et l’imposante forêt du Bois de Léouvé qui s’étendait bien au-delà.
Je remarquai rapidement qu’un olivier, dont la bise matinale faisait danser les feuilles, se détachait et dénotait sévèrement des chênes voisins. Était-ce là un premier signe à l’énigme de grand-père ?
En examinant l’arbre, caché par son tronc, se trouvait une sente qui descendait en pente douce à travers le sous-bois. Ma canne à pêche en main, et ma musette en bandoulière, j’étais prêt à prendre ce chemin inouï.
Ma curiosité grandissait au fil des pas, si bien qu’elle se mua en une forte impatience mêlée d’excitation. J’accélérais alors, pressé d’en savoir plus.
Au bout d’une dizaine de minutes, j’arrivai au second indice : le gros rocher.
Je devais trouver un petit chemin, qui descendait encore plus, situé sur la gauche, juste avant ce gros caillou. Malheureusement, les bords du sentier étaient fermés par des buissons si épais qui ne pouvaient être franchis.
Je remontai le sentier sur une cinquantaine de mètres, pensant que mon grand-père s’était trompé dans les distances, et cherchait de nouveau un accès, mais je ne trouvais aucune voie accessible.
Je redescendis alors vers le rocher, la mine déconfite. Devais-je continuer à suivre le chemin principal ? J’examinai une nouvelle fois la bordure du chemin quand un curieux buisson attira mon attention. En me rapprochant, je remarquais qu’il s’agissait d’une branche cassée. Je la débarrassai du rebord et découvris le fameux sentier.
Je repris ma marche, rythmée par le bruit incessant de mes pas broyant les feuilles mortes disséminées sur le sentier, brisant ainsi le silence de la forêt. Il m’était difficile de me faire discret tellement le chemin en était envahi.
Quelques dizaines de minutes plus tard, je fus à la fois surpris et ravi d’atteindre une clairière parsemée de grands trembles somptueux. À leurs pieds, des dizaines de morilles sauvages, d’une taille à en faire baver un chef cuisinier, pointaient leurs chapeaux bien au-dessus des brins d’herbe d’un vert luxuriant. À défaut de truites, je ne rentrerai pas bredouille ce soir. Lors de ma cueillette, je me rendis compte du silence apaisant des lieux, et surtout perçu comme un bruit familier : un ruissèlement continu mêlé de clapotis. J’accélérai mon pas en direction de la source du bruit, qui grandissait et se transformait au fur et à mesure que je m’en rapprochais. D’un clapotis faible, il évoluait peu à peu en un tumulte bouillonnant.
Et soudain, du haut de ma butte, je découvris un miroir d’eau somptueux. Ici, la rivière s’agrandissait pour former un petit lac d’une eau limpide et claire juste avant de se transformer en une belle cascade.
Assurément, j’avais trouvé le coin secret de grand-père : des arbres aux longues branches pendantes au-dessus de l’eau, un soleil direct réchauffant l’eau dès les premières lumières, un courant continu : les conditions parfaites pour que le coin foisonne de poissons.
Je bridai mon envie de pécher et décidai de me poser un instant sur l’herbe pour profiter du lieu. L’endroit était vraiment féérique. Une douce symphonie naturelle orchestrée par les oiseaux sauvages raisonnait dans l’air ambiant. Mille questions vinrent assaillir mon esprit : comment un tel lieu pouvait-il exister à quelques dizaines de minutes de la ville et tomber dans l’oubli ? Comment mon grand-père en avait-il eu connaissance ? Pourquoi ne nous y avait-il jamais emmenés ?
Ma réflexion fut interrompue par un poisson bondissant hors de l’eau pour attraper une mouche en plein vol.
Oui, sans aucun doute, c’était bien le coin secret de grand-père.
Je profitai d’être tiré de ma rêverie pour sortir la boite d’appât, et attrapa une première teigne, que je piquais à travers l’hameçon. Puis d’un geste rapide et vif, je lançai ma ligne.
Le fil partit en cloche droit devant moi, et avant qu’il n’atteignît la surface de l’eau, je le freinai d’un geste doux et précis. L’appât passa par-dessus le bouchon et plongea directement dans l’eau.
Je patientai une dizaine de secondes, jugeant que c’était le temps nécessaire à l’appât pour atteindre le fond, et commençai à le ramener vers moi à une vitesse proche du courant de l’eau.
À peine avais-je exécuté quelques tours de manivelle, que je sentis le fil se tendre, et transmettre de grosses vibrations, signe qu’un poisson avait mordu. Je ferrai alors d’un coup sec et franc, et moulinai de nouveau, mais les vibrations cessèrent aussitôt. Je patientai de nouveau, puis refis quelques tours de manivelle, et rapportai doucement ma ligne vers moi. Plus aucune touche. Je rembobinai complètement ma ligne et m’aperçus qu’il n’y avait plus rien sur l’hameçon. Sans tarder, je remis une nouvelle teigne, et lançai de nouveau mon fil au même endroit.
Je répétai les mêmes mouvements que précédemment, et le poisson mordit aussitôt. Je ne ferrai pas de suite et continuai de ramener la ligne au rythme du courant. La vibration se fit plus forte. Je patientai encore un peu, résistant à l’envie de ferrer, et donnai encore un tour de manivelle, quand la canne plia en deux sous la force du poisson. Je tirai d’un coup sec en arrière, et ferrai le poisson qui se débattit aussitôt. La ligne partit sur la droite du lac, et je desserrai le frein du moulinet pour éviter la casse. Je tirai en arrière et sentis le poisson aller en opposition m’obligeant à abaisser ma canne vers l’eau. J’en profitai pour donner quelques coups de manivelles pour raccourcir le fil et sentis le poisson mettre plus de force m’obligeant à ancrer mes deux pieds profondément dans le sol. Je tirais de nouveau, faisant appel à toutes mes forces, et le poisson sauta hors de l’eau. Les rayons du soleil filtrèrent à travers les gouttes d’eau projetées telles des milliers d’étincelles inondant de leurs lumières les couleurs arc-en-ciel de la truite.
Je restais stupéfait de la taille entraperçue du poisson, et abaissai de suite ma canne pour remettre le poisson à l’eau. Je profitai du mou de la ligne pour raccourcir immédiatement la distance entre la truite et le bord de la rivière à grands coups de manivelle. La truite se débattit encore un peu, mais dans cette eau peu profonde des berges, elle eut du mal à continuer le combat. Je raccourcis encore le fil puis calmement je sortis le poisson hors de l’eau le déposant sur l’herbe fraiche. La truite entama sa danse de la panique, gigotant et sautant dans tous les sens, dans un but ultime de rejoindre la rivière. Mais elle ne rencontra que ma musette. Je sortis mon ruban pour mesurer ma capture : quarante-sept centimètres. C’était vraiment un très beau poisson.
Fier de ma prise, je décidai de rentrer rapidement afin de garder la fraicheur de la truite. Et surtout, je voulais rendre visite à mon grand-père pour lui montrer mon trophée, et tout lui raconter. Je pourrai aussi m’excuser de ne pas l’avoir cru jusqu’au bout, et le remercierait de m’avoir partagé son coin.
Sur le chemin du retour, une question vint me tarauder l’esprit : allais-je parler de ce coin secret à mes enfants ou ferais-je comme mon grand-père et le garder rien que pour moi ?


Texte de Ghislaine Victor · 3ème place

Il frotta énergiquement ses mains l’une contre l’autre. La bise soufflait fort ce matin-là et il n’arrivait pas à se réchauffer. Malgré ses épaisses moufles, ses doigts étaient comme des glaçons, gourds et maladroits. Il avait dressé son camp non loin de la rivière qu’il venait explorer. Comme la plupart de ses camarades, l’hiver précoce l’avait surpris assez loin de chez lui. Heureusement, ses moufles le quittaient rarement, même en plein été ce qui lui avait valu le surnom de « moufle » justement. Cela le faisait sourire. Cette propension que les gens avaient à vous mettre des étiquettes, des sobriquets, à vous cataloguer. Il suffisait d’un tic de langage, d’une petite manie, d’un défaut physique pour provoquer chez les autres la trouvaille de surnoms pas toujours très tendres.
Il l’avait appris à ses dépends lorsqu’il était jeune adolescent. L’âge où l’appartenance à un groupe est quasiment vital non seulement à son développement psychologique mais aussi à sa survie. Ils avaient eu le choix, non seulement il était petit pour son âge mais en plus il n’avait pas de père. « Le nabot » et « l’orphelin » faisaient partie des mots doux qu’on lui adressait. Il ne leur serait pas venu à l’esprit de l’appeler par son prénom tout simplement. Des mots comme objets de pouvoir, de soumission, de torture. Sa mère qui l’élevait seule n’avait pas été d’une grande aide, elle lui répétait continuellement « il n’y a que la vérité qui blesse ». Quelle phrase imbécile ! Ce n’est pas la vérité qui blesse, c’est l’absence d’amour, de compassion, d’intérêt. La volonté de faire mal car tu es identifié à la proie, le bouc émissaire, le catalyseur des colères. Il avait alors développé un sens de l’autodérision qu’il érigeait comme bouclier à la méchanceté humaine. Et aussi une endurance à la solitude qui l’avait emmené bien des fois explorer ce vide qui l’entourait et qui menaçait de l’engloutir.
Assis au bord de la rivière, essayant de faire jaillir une étincelle d’une pierre à feu, il repensait à ses moufles justement. Personne n’avait pensé à lui demander pourquoi il les gardait toujours sur lui. Alors que le feu pétillait devant lui, il se leva et jeta un caillou dans l’eau. Raté… Il n’avait jamais su faire des ricochets. Sa gorge se noua et son coeur lui fit mal. Les moufles, le ricochet… il avait baissé la garde et les souvenirs remontèrent à la surface comme les bulles qui accompagnaient la noyade du caillou qu’il venait de lancer. Il revit ce soir de Noël, il l’avait tellement revécu qu’il en connaissait les détails par coeur. L’odeur du pain sorti du four, la lumière des bougies allumées dans le salon, et leur rire. Sa femme et son fils qui dansaient au son des musiques de fête, les courses effrénées dans la maison, les glissades sur le parquet et enfin l’ouverture des cadeaux. Il ferma les yeux, malgré sa volonté de garder intact ces images là, leurs visages étaient devenus flous, seuls les autres sens avaient survécu au temps. Il avait neigé toute la matinée et son fils tenait à ce qu’il essaie ses nouvelles moufles, ils avaient décidé d’aller faire du patin à glace sur le lac qui avait gelé la nuit précédente. A mi-chemin, il s’était aperçu qu’il avait oublié de prendre leur appareil photo. Sa femme et son fils avaient continué jusqu’au lac pendant qu’il faisait demi-tour. Il avait mis du temps à remettre la main dessus.
En arrivant au lac, il n’avait vu personne. Un trou noir élargissait la glace.

Novembre

(Inspiration photographique + listes de mots, thème : destin)

Texte de Claire Rio Petit · 1ère place

Je ne comprends pas ce que je fais là ! J’ai l’impression d’être passée sous un rouleau compresseur. J’ai mal partout. Je croyais que l’on ne ressentait plus la douleur une fois la mort venue.
D’ailleurs, suis-je morte ?
Je me souviens d’être montée sur cette falaise de craie qui surplombe la Manche. Il faisait froid. Le vent me cinglait le visage mais je m’en fichais. J’étais obsédée par l’idée d’en finir, par l’idée de sauter dans le vide et de ne plus rien ressentir. Je me souviens d’être arrivée au bord du précipice, d’avoir regardé en bas comme si j’allais pouvoir y voir quelque chose par cette nuit d’encre. Je me souviens de ne pas avoir vraiment réfléchi et de m’être laissée tombée en avant.
Puis, plus rien.
Je suis dans un lit que je ne connais pas et je ne sais pas comment je suis arrivée là. Je grelotte et j’ai beau avoir les yeux grand ouverts, je ne distingue rien autour de moi tant la pièce est plongée dans l’obscurité. Je me redresse et commence à tâtonner autour de moi. Ce lit est immense, j’ai l’impression de ne pas en trouver l’extrémité. Je parviens à me glisser au bord du matelas. Je tends une main vers ce que je pense être la tête de lit dans l’espoir d’y trouver un luminaire. Je fais tomber un objet qui heurte le sol avec fracas mais je trouve enfin un interrupteur.
La lumière m’éblouit et il me faut quelques secondes pour recouvrer mes esprits. J’explore la pièce du regard. Cette chambre est immense et magnifique. Le plafond est délicatement sculpté, les moulures blanches autour des huisseries sont dignes d’un manoir et mettent en valeur le papier peint couleur miel. Les draps de satin bordeaux sont assortis aux rideaux encadrant l’immense baie vitrée qui parcoure toute la longueur de la chambre. Dans l’angle opposé de la pièce se trouve un petit salon doté de deux fauteuils en velours bordeaux décorés avec raffinement. Sur la table basse trône un imposant bouquet de roses rouges et blanches.
J’ai l’impression de me trouver dans un palace cinq étoiles. Je suis peut-être dans un hôtel, d’ailleurs. Si tel est le cas, comment vais-je payer la note ?
Je me lève avec précaution. Je ne pensais pas qu’il y avait autant de muscles et d’articulations dans le corps humain. Je ne suis peut-être pas morte, mais je suis brisée.
J’ai repéré deux portes dans la pièce. L’une est a l’extrémité de la chambre près du petit salon et l’autre est plus proche, à droite du lit. Ma forme actuelle m’intime de me diriger vers la plus proche au risque de défaillir en plein milieu de la vaste pièce. Je m’aide du lit pour marcher en direction de la porte qui, je le suppose, doit être la salle de bain. Ce serait logique si je me trouve effectivement dans un hôtel.
J’actionne la poignée et découvre une salle d’eau digne d’un palais des temps modernes. La douche à l’italienne est assez grande pour deux personnes, la baignoire d’angle est idéale pour une séance de balnéothérapie, la vasque en marbre et la robinetterie sont rutilantes. Je ne sais pas qui fait le ménage mais c’est magnifique. Je n’ose même pas fouler le sol en marbre de peur d’y laisser des traces. Je reste plantée à l’entrée à m’émerveiller pendant de longues minutes avant de me décider à entrer. Je ferme la porte derrière moi et actionne le verrou par réflexe.
Je savoure un très long moment le contact de l’eau chaude sur ma peau frigorifiée. Je m’assois dans la douche, ne tenant plus sur mes jambes et je laisse l’eau ruisseler sur mon corps meurtri. Je m’examine. J’ai mal partout mais je n’ai aucune blessure, aucun hématome visible. Je n’ai toujou aucun souvenir, non plus.
Je sors de mes réflexions, coupe l’eau et me sèche avec attention avant de repérer et d’enfiler un confortable peignoir de bain qui diffuse une agréable et rassurante odeur de bouquet de roses fraîches. Je suis surprise de découvrir que les pantoufles fourrées assorties me vont à la perfection. Une fois vêtue et un peu d’énergie retrouvée, je décide de retourner dans la chambre pour identifier l’emplacement de mon hôtel.
J’ouvre la porte et me retrouve nez à nez avec un étranger assis au bord de mon lit.
Je pousse un hurlement de frayeur à m’en décrocher la mâchoire et l’inconnu se met à rire de bon cœur. La frayeur se dissipe rapidement et laisse place à la colère. Que fait cet inconnu dans ma chambre et pourquoi se moque-t-il ouvertement de moi de la sorte ?
Il ne me laisse pas le temps de réagir et se précipite vers moi d’un bond. Il est si rapide que j’ai à peine eu le temps de le voir bouger. Il passe un bras autour de ma taille et me soutient. Je ne m’étais même pas rendue compte que mes jambes avaient cessé de me retenir et que je me dirigeais vers le sol en une chute des plus disgracieuse.
— Tu ne devrais pas être debout, me dit l’inconnu d’une voix suave et réconfortante.
Nettement plus grand que mon mètre soixante quinze, il a les cheveux courts, bruns et impeccablement coiffés. Ses yeux sont deux perles couleur lagon, une nuance que je n’avais jamais vue avant. Son corps élancé est musclé mais pas trop. Sa poigne est douce mais ferme à la fois. Je soupire malgré moi en pensant que cet homme est bien trop séduisant pour moi et en me rappelant que je n’attire que les loosers, les beaux parleurs qui me jettent une fois qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient. Je suis une ratée ! Je n’ai pas de vie amoureuse stable, j’ai un boulot qui me rend malade rien qu’à l’idée d’y penser et une famille totalement inexistante. Personne n’aurait remarqué mon absence si j’avais au moins été capable de mener à bien ma propre mort.
Je suis perdue dans mes réflexions pendant que mon inconnu m’aide à m’asseoir sur le lit et prend place à mes côtés.
— Où suis-je ? Qu’est ce que je fais là ? Qui êtes vous ?
Je le bombarde de questions sans lui laisser le temps de répondre. Il me regarde dans les yeux et une étincelle me fait totalement chavirer. Ce n’est pas le moment Elena, reprends toi ! Tu ne le connais pas.
— Tu es chez moi. Tu t’es suicidée il y a trois jours. Je suis celui qui t’a vu tomber et qui n’a pas pu s’empêcher d’intervenir. Je m’appelle Adrian.
Je ne réponds rien. Je reste muette et figée. Je ne suis pas à l’hôtel, je suis chez un inconnu. Un inconnu sexy qui m’a ramenée chez lui. Soudain, je percute :
— Comment ça, je me suis suicidée il y a trois jours ? ce n’est pas possible puisque je suis là ! C’est franchement pas drôle et pourtant, de l’humour, j’en ai !
— Tu as mal partout n’est-ce pas ? Tu as froid et tu n’arrives pas à te réchauffer ? Tu n’as pas faim alors que tu n’as rien mangé depuis trois jours et tu n’as pas soif non plus, d’ailleurs. Je me trompe ?
Je ne réponds rien et me contente d’acquiescer. Il poursuit :
— Je t’ai vue gravir la falaise d’un pas décidé. Je me doutais de ce qui allait se passer et je suis resté à observer. Je n’ai pas été assez discret je pense car, à un moment, tu t’es tournée dans ma direction. Tu ne m’as pas vu mais nos regards se sont croisés et j’ai de suite su que c’était toi, que tu es celle que je cherche depuis fort longtemps. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir que tu avais déjà sauté. J’ai sauté à ta suite et j’ai sorti ton corps de l’eau. Je ne pouvais rien pour toi, ton corps n’avait pas supporté la chute et ton cœur était en train de s’arrêter. J’ai décidé pour toi et j’aurais préféré que cette décision t’appartienne et j’en suis désolé. J’espère que tu me le pardonneras un jour.
Il pose sa main sur la mienne dans un geste épris de douceur et observe mes réactions de sa mine contrite. Après quelques secondes qui me semblent durer une éternité j’arrive péniblement à articuler :
— Je ne comprends rien ! Si j’ai sauté et que tu n’y pouvais rien, de quelle décision parles-tu ?
— Je t’ai offert une seconde chance. Je t’ai offert l’éternité sans t’en laisser le choix.
Une de ses mains emprisonne toujours la mienne et l’autre me maintient le menton de manière à ce que mes yeux plongent dans les siens. Il dévoile ses canines acérées et, subitement, je comprends ce que signifie l’éternité.


Texte de Romain Lizé · 2ème place

Le serrurier de San Gimignano

A l’aube du 14ème siècle, s’il vous avait été donné de flâner dans les ruelles ensoleillées de San Gimignano, petite ville typique de l’arrière-pays toscan, peut-être auriez-vous entendu les coups de burins de Pier Paolo Siniresi descendre du dernier étage de sa maison-tour.
Il avait hérité cette bâtisse opulente de ses parents, d’obscurs financiers florentins morts dans des circonstances tout aussi obscures alors qu’il venait de fêter ses quinze printemps. Pour occuper son temps libre, le jeune Pier Paolo n’était pas du genre à battre la campagne avec ses camarades de l’instruction élémentaire. Premier sorti quand retentissait la cloche de seize heures, il marchait d’un pas pressé jusqu’à ses appartements sans lancer un mot à qui que ce soit. Ses parents affectionnaient guère l’enfant lunaire que la nature leur avait donné. Eux qui n’avaient d’yeux que pour les affaires et les mondanités, ils pressentaient que leur mode de vie ne survivrait pas chez ce garçon aussi déconnecté des contraintes matérielles que des impératifs sociaux. Au vu du peu de résultats produits par les punitions et châtiments destinés à l’acculturer à l’esprit de la famille, le couple Siniresi, dans un accès de pragmatisme hérité de leur fine expérience du commerce, s’est résolu à enfanter à nouveau. Mais Dame-Nature ne leur a pas laissé cette opportunité.
Au fil des années, les sermons du couple se sont transformés en un désintérêt manifeste pour leur progéniture, laquelle s’en trouvait fort soulagée. Leur relation réduite à une stricte cohabitation s’est terminée à la fin du 13ème siècle quand, s’inquiétant de n’avoir croisé personne dans les escaliers depuis plus d’une semaine, Pier Paolo a poussé timidement la porte des appartements parentaux. C’est là qu’il a découvert, gisant dans une mare de sang séchée, ses deux parents poignardés en plein cœur. La scène l’a jeté dans un état de sidération absolue. Dans cette forteresse construite au 10ème siècle dans un but strictement défensif, l’horreur avait réussi à s’immiscer sans un bruit, à la manière d’un poison inodore qui consume la vie en silence. En a découlé un sentiment d’insécurité permanent chez l’adolescent, sentiment qui a façonné sa vie, et l’a prédestiné au métier de serrurier.
Bien que les soupçons se soient rapidement penchés sur lui, Pier Paolo a été innocenté du crime par manque de preuves et surtout, il faut bien l’avouer, en raison de la réputation sulfureuse de ses parents. Ces derniers n’étaient pas regardant sur l’origine des florins qu’ils se mettaient en poche.
Étonnamment, alors que la majorité de leurs faits et gestes étaient guidés par l’appât du gain, aucun capital financier n’est revenu à Pier Paolo. Peu lui importait, il a gardé la maison-tour et y a installé son atelier de serrurerie. Guidé par des traités d’artisanat glanés à l’occasion de ses rares sorties, il s’est formé seul à ce savoir-faire exigeant.
Les habitants s’étonnaient de ne jamais voir les lumières s’éteindre au dernier étage de la tour. Une réputation d’ermite peu fréquentable lui a rapidement collé à la peau. Il s’en moquait royalement. Du haut de sa tour désormais protégée par ses propres verrous dont on reconnaissait l’excellence jusque dans les riches salons florentins, plus rien ne pouvait l’atteindre.
Des quatre coins du royaume lui venaient des lettres de notables en tout genre, désireux de protéger leurs biens des soulèvements et luttes intestines qui agitaient les populations. Il prenait plaisir à lire les flagorneries de ces bourgeois apeurés, prêts à toutes les compromissions pour protéger leur butin.
Contre toute attente, le jeune homme effacé s’est transformé en un redoutable homme d’affaires. Comme tout artisan qui a acquis une vaste maîtrise de son métier, il ne retrouvait l’excitation des premiers jours que dans la confection de pièces uniques : d’immenses serrures enfermant des reliques sacrées, d’épais loquets protégeant la couche d’une princesse héritière, des poignées de porte piégées gardant les réserves d’or du royaume.
La notoriété de Pier Paolo est devenue si large qu’il a dû embaucher un secrétaire pour trier les demandes qui émanaient de toute l’Europe. Mais tout cela n’était plus assez. Courbé sur sa table de travail, il ne trouvait plus l’inspiration pour ses commandes toujours plus complexes. La fraîcheur du prodige adolescent laissait peu à peu place à un personnage aigri. Son âme a noirci dans l’ombre de son donjon imprenable. On ne saurait dire s’il s’agissait d’une réminiscence d’instincts refoulés, ou de la naissance d’un monstre.
Les demandes se sont entassées. Le secrétaire a été congédié. La lumière du dernier étage de la maison-tour s’est éteinte. Et le mystère s’est épaissi autour du serrurier solitaire.
Des décennies plus tard, sous le soleil brûlant du mois d’août, un homme nouveau est sorti de sa tour d’ivoire. Rasé de près, vêtu de précieux habits de soie rouge, Pier Paolo avait l’allure d’un prince. Il a traversé la ville sous les regards subjugués des passants. Il arborait un sourire franc, affable, avec un léger rictus carnassier. Les plus anciens y ont vu une ressemblance flagrante avec son défunt père. Tout cela glissait sur lui. Il a marché d’un pas décidé jusqu’au siège des pouvoirs publics.
Dans un langage très fluide qu’on ne lui connaissait pas, il a exposé le grand projet qu’il voulait porter pour la ville : remplacer toutes les serrures à moindre frais pour rétablir la sécurité dans la cité. Les responsables locaux ont d’abord freiné des quatre fers. Les finances étaient dans un état lamentable. Pier Paolo les a finalement convaincus que faire de San Gimignano la ville la plus sûre de l’état leur rapporterait quelques honneurs politiques. Son expérience du commerce lui avait appris à flatter l’ambition de ses plus éminents clients. Il n’avait pas perdu la main : un mois plus tard, les premières serrures ont vu le jour.
Pour l’occasion, il a embauché une armée de petites mains qui réalisaient une succession de tâches basiques. Le savoir-faire ainsi découpé, aucun d’eux ne saurait lui faire concurrence à la fin de la mission, sans compter l’efficacité induite par ce mode de production. Il inventait une forme de taylorisme avant l’heure. Seule « la touche finale » lui revenait. Tous les ouvriers se demandaient ce que pouvait être cette dernière opération étant donné le parfait fonctionnement des serrures en sortie d’atelier. Mais, après tout, ils n’étaient pas experts.
En huit mois de dur labeur, toutes les serrures étaient prêtes à être installées.
Pier Paolo avait eu beau rogner sur ses prix, accepter toutes les exigences de ces messieurs les décideurs, courber l’échine à s’en rompre les lombaires, il est resté inflexible sur un point :
Nous ferons installer toutes les serrures en un jour, nous marquerons cette date comme la fin de l’insécurité à San Gimignano !
Les politiques, d’abord courroucés du nombre d’installateurs à payer pour une telle folie, ont fini par céder devant la verve messianique de l’étrange serrurier.
Au lendemain de ce jour de fête célébré en grandes pompes, le silence était total. A dix heures passées, les rues étaient toujours vides.
Comme il fallait le craindre, ce projet fou cachait un sombre dessein. Pier Paolo Siniresi a fomenté l’un des assassinats de masse les plus diaboliques de l’histoire. Au moment où les habitants ont fermé leurs serrures flambant neuves, des billes de verre remplies d’un poison très volatile ont éclaté à l’intérieur du mécanisme. La précision du dispositif alliée à l’extrême concentration de poison n’a laissé aucune chance aux malheureux.
Celui qui avait choisi ce métier pour se protéger du monde a transformé son savoir-faire en une arme létale. Une arme pour expulser cette haine qui pourrissait en lui depuis l’enfance. La solitude a décuplé ses tourments au point de façonner ce personnage au sourire froid que personne n’a jamais revu, fantôme d’un siècle lointain qui hante les murs de San Gimignano.


Texte de Viviane Fournier · 3ème place

Elle s’appelait Léopoldine Tournesol, Léopoldine comme la fille de Victor Hugo, un mythe pour elle et Tournesol comme le soleil qu’elle aimait tant. Elle avait toujours froid et elle rêvait toujours trop. Elle rêvait d’horizons libres et nus, éclaboussant son âme d’une lumière imaginaire. Elle y était alors femme, sans retenue jusqu’à se perdre pour être Elle enfin !
Quand un matin d’automne, elle se retrouva dans cette pièce aux sept portes fermées, elle eut envie de crier ; l’étranglement serrait ses mots et Léopoldine se sentait déexister, elle n’était qu’une ombre sur ce plancher lisse et brillant .Elle était nuit dans les lueurs grisées de ce décor aux froides absences. Mais le destin est un bandit, il joue des tours à la vie et Léopoldine Tournesol fut comme happée par la certitude que son existence prenait un autre tournant. Elle marcha d’un pas confiant et décidé vers les sept portes, sachant qu’elle choisirait inévitablement, la jaune …c’était son identité, le miroir de son nom ! Et puis les autres lui semblaient si ternes …Elle n’eut pas peur. L’annonce qu’elle avait lue quelques jours auparavant dans le journal du coin, l’avait d’abord intriguée mais comme cela venait d’une enseigne de magasin très connu dans la région, elle pensa que c’était un grand coup de publicité avant les fêtes de Noël. C’était une boutique de décoration réputée où le bricolage côtoyait le merveilleux qu’elle ne pouvait jamais s’acheter. Cette annonce disait :
« Entrez, vous ne serez pas déçu, sept portes comme sept jours de la semaine… Derrière chacune, une surprise vous attend mais vous ne pouvez en ouvrir qu’une ! »
Léopoldine, au chômage depuis trop longtemps, à peine remise d’une cassure d’amour, n’avait rien à perdre. C’était son heure ! Elle s’avança donc vers la porte aux couleurs d’été. Il n’y avait pas de verrou, elle mit la main sur la poignée. Une sensation de douceur l’envahit aussitôt et un souffle de vent frais glissa sur sa peau. Si elle comptait bien, la porte jaune correspondait à mercredi, le jour des enfants … c’est pour cela qu’elle souriait de lumière, elle était une récréation !
Elle ouvrit. La pièce était vide. Elle sentait la menthe des forêts oubliées et les vagues marines des coquillages égarés. Sur le sol, seule, une plume. Une plume blanche avec quelques reflets bleus et noirs…Léopodine se baissa et ramassa la plume.
Tout ça pour ça ! Mon Dieu, pensa-t-elle, je m’attendais à un cadeau plus somptueux ! Un meuble aux mille tiroirs, une lampe d’Aladin, une boîte magique, un billet à dépenser dans ce somptueux magasin …histoire de terrasser les lundis, mardis, jeudis, vendredis, samedis et dimanches d’ennui où le temps ne cesse de se figer en mélancolie douteuse sur mes exils les plus fous !
Léopoldine se mit à rêver . Elle pensa soudain à hier, aux jours roses de son enfance.
Petite, elle avait toujours aimé les mercredis – pains d’épice où ses grands-parents avaient gourmandé sa vie de délices sucrés et aimants… mais c’était l’enfance et le temps l’égratigne aussi !
Elle sourit à sa naïveté et prit la plume doucement. Elle était belle, cette plume, elle avait l’air de frémir sous les doigts de Léopoldine. Elle allait la glisser dans son sac quand un vendeur arriva, un drôle de vendeur à la barbe blanchissante et au regard pénétrant :
Ah ! Mademoiselle, vous avez trouvé la plume …Vous avez de la chance, les autres portes n’ont que des pages blanches à offrir ! Vous vous avez de quoi les remplir qu’elles soient ici ou ailleurs !
Mais pourquoi cette annonce ? demanda Léopoldine
Pour faire venir les gens, Mademoiselle, la curiosité pousse les gens à savoir et forcément, tout comme vous, avant d’arriver aux portes, ils font le tour du magasin et dépensent pour l’enseigne …ils sont un peu déçus des portes, certes mais à la caisse, ils ont droit à un gros sachet de chocolats et ils sont ravis ! Il en faut peu, n’est-ce pas pour contenter un client ?! Le mot « gratuit » rend les choses aisées ! Bref …beaucoup ont choisi la porte jaune comme vous, elle est attirante mais quand ils ont vu la plume, ils ont soupiré, râlé, ri mais l’ont laissé sur le sol …Vous, vous êtes venue pour elle et vous l’avez ramassée !

A ce moment- là, une voix retentit dans la pièce aux sept portes :
— On demande Monsieur Merlin à l’accueil !

Mademoiselle, dit le vendeur je vous abandonne, on me réclame ! Prenez soin de votre plume…

Monsieur Merlin disparut. Léopoldine rentra chez elle et sortit la plume, elle la posa dans le vieil encrier de sa grand-mère et partit dormir sans plus se poser de questions … mais cette nuit-là, elle ne dormit pas vraiment . Les mots vinrent en elle comme une puissance désordonnée, elle s’en empara et se mit à écrire sur son clavier d’ordinateur. Devant elle, la plume dans l’encrier, vacillait joliment d’un mouvement d’oiseau … Le moment était précieux, simple, à peine racontable…Léopoldine se sentit libre et heureuse.

Un an après, elle reçut le plus prestigieux prix littéraire de la ville. Monsieur Merlin l’apprit et il sourit doucement …Il savait la beauté des légendes et les mystères que l’âme doit garder en secret.
Au-dessus des toits urbains, une lumière orangée habillait l’horizon et un oiseau signait de ses ailes, les quelques nuages qui frôlaient le monde …Tout allait bien.


Je vous donne rendez-vous dans quelques jours pour vous annoncer l’heureux·se élu·e qui aura la joie de remporter :

  • 30 euros en bon d’achat sur La Petite Boutique des Auteurs
  • 1 coffret pour plumes inspirées de la saison en cours
  • 1 panier surprise avec bougie, gourmandises et mots à savourer
  • 2 exemplaires supplémentaires du recueil de nouvelles

A bientôt 💋

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *