Bonjour Ă tous đ
Le mois d’avril du Rendez-Vous des Plumes s’est organisĂ© autour d’incipits qui proposaient de crĂ©er une “ambiance“, thĂšme du mois, pour donner de l’Ă©paisseur Ă vos nouvelles, et le moins qu’on puisse dire et que vous avez Ă©tĂ© vraiment inspirĂ©s ! DĂ©couvrons-les ensemble !
Les textes ne sont relus qu’au moment de leur publication, et ce uniquement dans le but de vĂ©rifier qu’ils ne contreviennent pas au rĂšglement de l’atelier d’Ă©criture. Si le cas devait se produire, le texte ne serait tout simplement pas publiĂ©, sans autre recours possible de son auteur. La Petite Boutique des Auteurs n’est pas responsable des coquilles, fautes d’orthographe, syntaxiques ou grammaticales Ă©ventuellement prĂ©sentes dans les textes qui participent au Rendez-Vous des Plumes.
Amelia
Merci d’en prendre note avant lecture.

· Texte d’Elodye H. Fredwell · 3Ăšme place
âCâĂ©tait juste pour rire, vraiment.â
Que pourrait-il bien se passer, une nuit de pleine lune, dans une forĂȘt ?
â CâĂ©tait juste pour rire, vraiment.
Mais elle Ă©tait dĂ©jĂ partie. Les bras serrĂ©s contre son corps, elle marchait Ă pas rapides Ă travers la forĂȘt. Les larmes roulaient sur ses joues et y laissaient des grandes coulĂ©es de noir. Dans lâobscuritĂ©, ses chevilles cognaient contre les branches. Elle manqua de trĂ©bucher plusieurs fois jusquâĂ retrouver le sentier de terre et la silhouette rassurante de sa voiture.
Quel abruti, ne cessait-elle de penser. Ă quel moment lâemmener au fin fond dâune forĂȘt Ă la pleine lune Ă©tait drĂŽle ? CâĂ©tait un guet append, un piĂšge sordide, avec pour seul but de la faire hurler de frayeur. Ils avaient gagnĂ©. Ils Ă©taient contents dâeux tandis quâelle, son cĆur se brisait Ă mesure quâelle progressait vers son vĂ©hicule. Ătait-elle assez sotte pour croire quâil lâaimait ? Quâil lâaimait vraiment ?
Seuls quelques mĂštres la sĂ©paraient du vieux Range Rover de son pĂšre, garĂ© devant lâentrĂ©e du bois. DĂ©terminĂ©e Ă sây rĂ©fugier, elle accĂ©lĂ©ra le pas. Elle ne fit pas attention oĂč ses pieds se posaient et son tibia percuta un obstacle de plein fouet, la faisant trĂ©bucher. Ses mains ralentirent sa chute et elle grimaça de douleur en se retournant vers sa jambe. Elle pesta tandis que de nouvelles larmes perlaient au coin de ses yeux. Au moment de se redresser, tant bien que mal, elle essaya de distinguer la chose qui lâavait interrompu dans sa marche. La forme, volumineuse, Ă©tait indistincte. Plus pour se rassurer quâautre chose, elle sortit son smartphone de sa poche et Ă©claira lâombre devant elle.
Son hurlement déchira la nuit.
Il nâavait rien Ă voir avec celui quâelle avait poussĂ© quelques minutes auparavant, quand ses camarades avaient dĂ©boulĂ© de nulle part en plein milieu de cette forĂȘt sinistre. Celui-ci Ă©tait plus guttural, plus glacial⊠Il venait de ses tripes. Comment aurait-il pu en ĂȘtre autrement ? Quand le corps sans vie dâun immense cerf se trouvait Ă ses pieds, en plein milieu dâun bois faiblement Ă©clairĂ© par les rayons dâune lune pleine, et que les chouettes hululaient en rythme, la peur ne pouvait sâexprimer dâune autre façon.
Lorsquâelle reprit son souffle, ses membres flageolaient, ses dents sâentrechoquaient et des torrents de larmes assĂ©chaient ses paupiĂšres. Elle fit un pas en arriĂšre, puis un second et finit par se retourner pour courir aussi vite que possible vers sa voiture. Mais elle ignorait que le cauchemar ne faisait que commencer.
â Juste pour rire, juste pour rire, rĂ©pĂ©tait-elle, la voix tremblante, dâun ton sarcastique. Je tâle fârais bouffer ton âjuste pour rireâ.
AngoissĂ©e, elle ne parvenait Ă faire glisser la clĂ© dans le contacteur et grogna plusieurs fois entre deux sanglots. Alors quâelle sâĂ©chinait Ă calmer ses doigts qui ne cessaient de tressauter, elle entendit des rires lointains. Son corps se tendit immĂ©diatement. Elle scruta lâhorizon afin dây dĂ©celer lâorigine de ces sons, mais ne vit rien de plus que lâombre des hauts arbres et une lune ronde Ă©clairer le ciel. Prenant une grande inspiration, elle dĂ©laissa ce dĂ©tail pour se concentrer sur le dĂ©marrage de sa voiture. Par miracle, elle finit par enfoncer la clĂ©, la tourna⊠Mais contre toute attente, le Range Rover demeura muet.
â Bordel, mais quand est-ce que cette soirĂ©e de malheur se termine ?
MalgrĂ© ses jurons, ses gĂ©missements dĂ©sespĂ©rĂ©s et ses essais infructueux, elle ne parvint pas Ă remettre son seul moyen de secours en Ă©tat de marche. Elle frappa son volant, violemment, blessa ses mains sur le revĂȘtement synthĂ©tique, y laissa mĂȘme une goutte de sang. Mais rien ne lui faisait plus mal que de rester ici, face Ă cette forĂȘt, prĂšs de cet animal mort, entourĂ©e de rires effrayants. Un instant, elle songea retrouver les garçons⊠Mais leur compagnie nâĂ©tait pas plus enviable aprĂšs leur blague de mauvais goĂ»t.
Elle soupira et fixa la forĂȘt, reprenant peu Ă peu le contrĂŽle de ses Ă©motions. Comment ce cerf Ă©tait-il mort ? Elle ne pouvait se lâexpliquer. Elle ne pouvait pas dire quâelle lâavait assez longuement analyser pour dĂ©celer les causes de son dĂ©cĂšs. Un autre animal ? Un chasseur ? La vie, tout simplement ? Elle tenta de chasser ses questions, mais elles revenaient sans cesse Ă la charge. Rester enfermĂ©e dans cette cage de ferraille ne lâaidait pas. Elle avait besoin dâair.
Prenant sur elle, elle quitta lâhabitacle et poussa un soupir bruyant avant de faire le premier pas. Les suivants furent plus faciles ; une fois sur sa lancĂ©e, elle ne sâarrĂȘta pas. Sur ses gardes, elle parvint Ă lâorĂ©e de la forĂȘt, guettant les sons de la nuit, les bras croisĂ©s sur sa poitrine. Le souffle de plus en plus saccadĂ©, elle progressa, encore et encore⊠Mais sur son chemin, le cerf ne refit pas surface. Ă la place, Ă©clairĂ© par la lampe de son smartphone, elle aperçut une longue traĂźnĂ©e de sang. Des frissons la parcoururent tandis quâelle suivait le rouge mĂȘlĂ© aux graviers du sentier. Une fois dans lâherbe, elle hĂ©sita : ne pouvait-elle simplement pas retourner dans la voiture, appeler une dĂ©panneuse et rentrerâŠ
Un bruissement la fit sursauter. Un gĂ©missement quitta ses lĂšvres. Elle tremblait de ton son ĂȘtre. Regardait tout autour dâelle. Nâosait plus bouger.
Et soudain, dans la lueur de sa torche, elle les vit.
Ces deux yeux brillants. Jaunes.
Elle serra la mĂąchoire, bloqua son souffle, retint un cri.
â Câest encore une blague ? osa-t-elle en reconnaissant une silhouette humaine. Ăa nâa rien de drĂŽle !
EffrayĂ©e, elle ne bougea pas, mais les yeux, eux, sâavancĂšrent vers elle. Câest alors quâelle les reconnut. Ces yeux dont elle Ă©tait tombĂ©e amoureuse. Elle nâosa demander pourquoi leur couleur Ă©tait si dorĂ©e, profitant juste de la dĂ©tente de ses muscles aprĂšs des minutes de totale tĂ©tanie. Et, alors quâelle souriait, soulagĂ©e que ça ne soit que lui, il se jeta sur elle et enfonça ses canines dans sa gorge.Un hurlement dĂ©chira le silence de la nuit. Haletante, elle quitta ses draps et reprit sa respiration. Ce nâĂ©tait quâun rĂȘve, se dit-elle. Un simple rĂȘve. En sueur, elle se dirigea, chancelante vers la salle de bain. La lumiĂšre agressa aussitĂŽt ses yeux et elle peina Ă se voir dans le reflet du miroir. Quand, enfin, sa vue devint nette, son cĆur sâemballa.
Du sang.
Beaucoup de sang.
Elle tùtonna son cou et découvrit, avec horreur, la marque de crocs.
Sa respiration sâaccĂ©lĂ©ra. Elle recula.
Un bruit lui fit tourner la tĂȘte.
Il était là , du sang sur le menton. Un sourire carnassier barrait son visage.
â Tu croyais que câĂ©tait juste pour rire, vraiment ?

· Texte de Juliette Amiot ·
CâĂ©tait juste pour rire, vraiment. Je ne comprends pas pourquoi ils lâont mal pris.
On Ă©tait dimanche, il faisait beau, on Ă©tait tous posĂ©s au parc avec notre pique-nique. Les oiseaux chantaient, le printemps commençait enfin Ă arriver, il faisait chaud. Lâambiance Ă©tait douce. Julia Ă©tait assise sur son Ă©ternelle veste en cuir, pieds nus, Zen avait enlevĂ© son haut pour bronzer, rĂ©vĂ©lant une adorable petit brassiĂšre, et Mad dessinait, comme toujours. Adel somnolait, et mĂȘme si Jonas nâosait pas lui tenir la main, il avait lâair dĂ©tendu, pour une fois.
Ăa faisait longtemps que je ne lâavais pas vu, Jonas. On Ă©tait surtout proches en L1, on avait le mĂȘme groupe de potes, et il nous faisait rire en imitant les profs. On a commencĂ© Ă moins se voir quand il a rencontrĂ© ses nouveaux amis. Je nâai pas grand-chose de commun avec eux, ils sont un peu bizarres je trouve. Je ne dis pas ça pour ĂȘtre mĂ©chante, mais entre celle qui se prend pour une princesse avec ses robes Ă froufrous, celle qui lit lâavenir dans une veste en cuir par 25°C et lâautiste qui dessine tout le temps, on les remarque de loin.
Je crois que Jonas se sentait un peu coupable quâon se voie moins quâavant, en tout cas c’Ă©tait sympa de sa part de mâavoir invitĂ©e au pique-nique, ça nous avait donnĂ© lâoccasion de rattraper un peu le temps perdu, mĂȘme si je ne suis pas hyper Ă lâaise avec ses amis. Rien que ce silence gĂȘnant⊠Jâavais lâimpression que personne nâavait rien dit depuis au moins un quart dâheure, bonjour le malaise ! Il fallait que jâessaie de trouver un sujet de conversation, mais c’est pas facile avec ce genre de personnesâŠ
â Tiens, jâavais oubliĂ© mais jâai emmenĂ© des biĂšres ! Qui en veut ?
Jâai commencĂ© Ă les faire passer. On dira ce quâon voudra, mais lâalcool, on nâa pas encore trouvĂ© mieux comme lien social.
Mad a rattrapĂ© celle que je lui avais lancĂ©e dâune main, sans mĂȘme lĂącher son crayon. Elle ne sâest pas arrĂȘtĂ©e de dessiner tout en dĂ©capsulant la bouteille avec ses dents avant de la poser devant elle, en Ă©quilibre dans lâherbe. Julia et Zen ont commencĂ© Ă boire les leurs, et Adel sâĂ©tait redressĂ©, se rapprochant imperceptiblement de Jonas.
â Non merci, pas pour moi, a dit Jonas.
â Tâes sĂ»r ? Elles sont encore fraĂźches.
â Mais quâest-ce qui tâarrive, mec ? Il fait super chaud, tu ne vas pas refuser une biĂšre !
â Nâinsiste pas, me lança Zen en souriant. Fais-mâen passer une deuxiĂšme, tiens.
Avec le recul, je me rappelle quâils regardaient tous tantĂŽt moi, tantĂŽt Jonas, comme si lâatmosphĂšre sâĂ©tait tendue. Adel se tenait tout prĂšs de lui Ă prĂ©sent, comme pour le soutenir. Jâai alors essayĂ© dâarranger lâambiance.
â OĂč est passĂ© le Jonas qui aimait les kebabs et la biĂšre ? Vas-y, prends-en une, c’est pas ça qui va te rendre alcoolique !
C’Ă©tait juste pour rire, vraiment.
Ils se sont tous figĂ©s sur place. Mad a arrĂȘtĂ© de dessiner. Pour la premiĂšre fois depuis le dĂ©but du repas, elle mâa regardĂ©e droit dans les yeux, a saisi sa bouteille et lâa vidĂ©e dans lâherbe.
â Personne ne boira de biĂšre venant de toi. Maintenant, dĂ©gage.
â Wow ! C’Ă©tait juste une blague, jeâŠ
â Jâemmerde tes blagues, jâemmerde tes biĂšres et je tâemmerde. DĂ©gage, et ne tâapproche plus de mes amis.
Jâai cherchĂ© autour de moi, en quĂȘte de soutien, dĂ©stabilisĂ©e par cette agressivitĂ© injustifiĂ©e, mais tout le monde me regardait dâun air hostile, mĂȘme Adel, un bras protecteur passĂ© autour des Ă©paules de Jonas. Lui seul regardait ailleurs, visage fermĂ©.
Mad montrait les dents, on aurait dit un chien enragĂ©, ça faisait presque peur. Jâai essayĂ© une derniĂšre fois de la raisonner :
â Tu nâes pas obligĂ©e de me regarder comme ça, heuâŠ
â Dernier avertissement. Si je dois te le rĂ©pĂ©ter encore, je te pĂšte le nez.
Elle en Ă©tait capable, c’Ă©tait sĂ»r. Jâai ramassĂ© mes affaire sen vitesse en essayant de ne pas montrer Ă quel point cette weirdo me donnait la trouille. JâĂ©tais dĂ©goĂ»tĂ©e que Jonas, le seul que je connaissais vraiment, ne me dĂ©fende pas. Et je nâen revenais pas quâon ait osĂ© me parler comme ça. C’Ă©tait juste une blague !
Je les ai entendus rire pendant que je mâĂ©loignais, et jâai attendu dâĂȘtre assez loin pour crier : « Vous ĂȘtes tous tarĂ©s de toute façon ! » mais je ne me suis pas sentie mieux.
Jâai croisĂ© Adel Ă la fac, plusieurs jours plus tard. Je pensais quâil mâignorerait, mais il est venu me parler.
â Si c’est pour des excuses⊠ai-je commencĂ© sans ĂȘtre sĂ»re de savoir comment continuer ma phrase.
â Pas la peine. Je ne mâattends pas Ă ce que tu aies compris. Tu nâas pas la moindre idĂ©e du temps quâil a fallu Ă Jonas, et des efforts aussi, pour nous revoir tous ensemble. Pour passer du temps avec nous sans avoir peur que quelquâun propose Ă boire. Pour nous en parler. Pour rĂ©ussir Ă nous suivre Ă nouveau dans les bars. Pour ĂȘtre dĂ©tendu quand on boit une biĂšre lors dâun pique-nique. Tu nâas aucune idĂ©e du temps, des efforts et de la patience quâil nous a fallu Ă tous pour quâil rĂ©ussisse Ă faire tout ce chemin.
â Je ne savais pas⊠Enfin je veux dire⊠Il est alcoolique, du coup ?
Adel poussa un grognement de dédain.
â Et bien, Ă lâavenir, tu sauras que quand quelquâun refuse de lâalcool, il faut juste te taire. Et tu nâes pas la bienvenue parmi nous.
â Jâavais bien remarquĂ© que Mad ne mâaimait pas.
â Ăa nâa rien Ă voir avec Mad, c’est de toi que je parle, si tu tâapproches encore de mon petit ami, elle nâaura mĂȘme pas le temps de se lever que je tâaurai dĂ©jĂ pĂ©tĂ© le nez.
Et il partit, me laissant toute bĂȘte devant la machine Ă cafĂ©, sans savoir quoi penser.
Je haussai les Ă©paules. Jâavais toujours trouvĂ© Jonas bizarre de toute façon.

· Texte de Ludivine Barillot ·
CâĂ©tait juste pour rire, vraiment. Ăa avait toujours Ă©tĂ© comme ça entre nous. Lui et moi, on Ă©tait comme des enfants. Facile, on se connaissait depuis tout petits. Et puis, on nâavait pas grandi. On jouait toujours au mĂȘme jeu, on se testait Ă coups de « mĂȘme pas cap » et ça nous faisait rire. On le faisait pour sâamuser, juste pour voir jusquâoĂč ça pouvait mener. Pas trĂšs loin la plupart du temps. Parce que lui il Ă©tait toujours cap et moi jâĂ©tais toujours cap aussi. Alors Ă force, on manquait dâimagination. On a essayĂ© de grandir, puis on a continuĂ© Ă jouer. On riait toujours autant mais pas avec la mĂȘme conviction. Et on sâest rendu compte quâil Ă©tait difficile de garder son Ăąme dâenfant dans un monde qui nous oblige Ă ĂȘtre adulte. « Les choses de la vie » disaient-ils. Mais nous, on ne voulait pas ĂȘtre adulte, on voulait jouer encore et encore, et rire aussi, beaucoup. Câest comme ça quâon marchait, nous. Alors, on a imaginĂ© dâautres dĂ©fis plus drĂŽles encore, plus difficiles aussi. Juste pour rire. Pour continuer Ă jouer. CâĂ©taient des jeux dâenfants plus sĂ©rieux ou des jeux dâadultes moins sĂ©rieux. On se testait toujours à « mĂȘme pas cap » mais ça allait plus loin. On faisait plein de trucs, sur un coup de tĂȘte, et on riait toujours autant. CâĂ©tait ça le plus enivrant. Finalement, on ne voulait pas simplement rester des enfants, on voulait se sentir vivants. Et le jeu nous rendait vivants. Le rire aussi. Le temps est passĂ© et on avait Ă©puisĂ© toutes nos cartes. On avait explorĂ© toutes les choses possibles, on avait profitĂ© de la vie et on lâavait vĂ©cue de toutes les façons imaginables. Au bout du compte, il ne nous manquait quâun seul truc ⊠« Cap ou pas cap de tomber amoureux ? » On sâest regardĂ©s, en riant comme Ă chaque fois, parce quâau fond on le savait dĂ©jĂ . On Ă©tait deux adultes amoureux comme des enfants. Et puis de toute façon, câĂ©tait juste pour rire.

· Texte de Dominique Brunet ·
CâĂ©tait juste pour rire, vraiment. Assis en tailleur au milieu du salon, des dizaines de lĂ©gos Ă©parpillĂ©s autour dâeux, Louis et Tom, les deux frĂšres, se font face.
Louis : ” Allez, on y va “
Ils se pincent mutuellement le menton entre le pouce et l’index.
Ils chantonnent en chĆur :
” Je te tiens, tu me tiens par la barbichette⊔
Louis : ” T’as ri “
Tom : ” pas du tout “
Louis : ” Allez, on recommence “
“Je te tiens, tu me tiens ⊔
Tom, moqueur : “Tu as ri ! “
Louis : ” Mais non, non ! “
Tom : ” Bon, on y va “
“Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier de⊔
Louis : ” Alors, lĂ , tu as ri ! “
Tom, Ă©nervĂ© : ” Non, j’te jure ! “
” Je te tiens, tu me tiens⊔
Louis, narquois : “Oh la la ! le tricheur ! Tu as ri “
Tom , criant : ” Menteur , c’est pas vrai, c’est toi qui as ri “
Louis : ” Allez, on reprend “
” Je te tiens, tu me tiens par⊔
Louis : ” Alors lĂ , t’as ri, mĂȘme que j’ai vu tes dents ! “
Tom , avec une voix stridente : ” Menteur, menteur ! “
Le vacarme est tel que la mĂšre surgit en trombe de la cuisine :
” Mais vous allez vous taire ! tout le quartier vous entend! “
Tom, pleurant et hurlant : ” C’est Louis, il triche , dis-lui d’arrĂȘter! “
En guise de rĂ©ponse, une gifle s’abat sur la joue de Tom.
” Je n’en peux plus , vous me fatiguez ! “
Tom est en larmes. Ce n’est pas juste, il n’avait mĂȘme pas riâŠ

· Texte d’HĂ©lĂšne de Oliveira ·
Mettre un bémol
Tout s’est jouĂ© en un regard, sans tambour, ni trompette. Croche, deux croches, et nos deux yeux se sont accrochĂ©s, aussi vite que la musique ! Comme tout Ă©tait bien orchestrĂ©, j’ai donnĂ© le la, pour que nos cĆurs chantent en chĆur.
Mais nous avons Ă©chouĂ© Ă nous mettre au diapason. C’Ă©tait toujours le mĂȘme refrain en couple, avec des couplets d’attentes dĂ©cuplĂ©es. Alors nous nous sommes raisonnĂ©s que plus rien entre nous, ne rĂ©sonnait.
Ne sortez pas les violons ! Car à présent, nous avons changé de disque. Mais quand je pense à la chanson de notre rencontre, il y a des frissons à la clé.

· Texte de Léna BlanÚs ·
Duel de regard
Tout sâest jouĂ© en un regard. Juste avant, je sentais mes doigts trembler frĂ©nĂ©tiquement contre cet objet inconfortable et lourd. Je pensais que ma force nâexistait plus, quâelle nâĂ©tait dorĂ©navant que le fruit dâun passĂ© lointain. Il y avait devant moi un torrent de regards, dâincomprĂ©hension et dâattente. Tous attendaient dâentendre le mot juste, mais je ne pouvais mĂȘme pas leur offrir le son de ma voix. Il a suffit dâun regard familier pour que soudain lâair revienne Ă mes poumons. Les yeux envoient des signaux singuliers qui vous font comprendre Ă la perfection les sentiments de leurs Ă©metteurs. Alors, prise par un Ă©lan de courage, je me mis Ă parler face Ă la foule, et ce micro lourd devint plus lĂ©ger. Mon rĂ©el exploit nâĂ©tait pas mon discours, rempli de banalitĂ©s et de formules clichĂ©s que jâĂ©nonçais comme une enfant rĂ©cite une leçon. Mon exploit câĂ©tait ma capacitĂ© Ă ouvrir ma voix alors que je croulais sous lâintimidation. Une fois ce joli discours fini, je me senti satisfaite. Jâavais le sentiment dâavoir gagner un duel. Mon oncle pensait avoir eu raison de mâavoir supplier pour ce discours. Il avait le sentiment que jâavais su cĂ©lĂ©brer son amour en mariant les mots que jâavais choisi. Je nâĂ©tais pas vraiment de son avis, puisquâĂ mes yeux, mon discours ne valait pas grand-chose. Cependant, jâĂ©tais heureuse dâavoir plu Ă tous ces gens, et de leur avoir communiquer lâĂ©motion que je souhaitais libĂ©rĂ©e.
AprĂšs quelques minutes passĂ©e Ă sourire et remercier les personnes venues me complimenter pour ma prestation, je quitta la salle oĂč la majoritĂ© des invitĂ©s se rĂ©galaient de petits fours, et je rejoignis le jardin. Mon oncle avait choisi un somptueux chĂąteau datant de la Renaissance pour se marier. Le jardin Ă©tait assez grand, et les arbres Ă©taient ornĂ©s de guirlandes lumineuses. Il y avait un petit banc au bout de lâallĂ©e qui rejoignait le chĂąteau au fond du jardin. Je dĂ©cida dâaller mâasseoir sur ce banc. Je me laissa portĂ©e par lâambiance agrĂ©able de cet Ă©vĂšnement et la dĂ©licieuse musique qui provenait de la salle de fĂȘte. Je me sentais apaisĂ©e par la verdure de jardins, rempli dâacacias, de roses, de pensĂ©es et de boutons dâor. Soudain, face Ă cette rĂȘverie florale, je sentie une prĂ©sence prĂšs de moi. Une prĂ©sence qui mâĂ©tait familiĂšre. Je reconnus alors ce regard sombre et doux, qui me rappelle le ciel Ă©toilĂ© dâune soirĂ©e comme celle-ci. Ce regard, câĂ©tait celui de Benjamin. Câest lui qui mâavait sauvĂ© lorsque ,quelques instants plus tĂŽt, je perdais pieds face aux invitĂ©s pour prononcer mon discours. Ce qui Ă©tait Ă©trange, câest que Benjamin mâavait rempli de courage, et pourtant, Ă ce moment, je me ressentais faible face Ă lui. Je savais que sa prĂ©sence signifiait quâil attendait sĂ»rement de moi ce que je ne lui offrirais pas. Au fond, il devait le savoir. Il connaissait mieux que personne mon cĂŽtĂ© indomptable. Benjamin me souriait avec beaucoup de tendresse, mais ce geste Ă©tait pour moi un affront dĂ©stabilisant. Mon orgueil refusait de lui offrir ce plaisir dĂ©licieux de sentir mes yeux se noyer dans les siens. Alors, comme un chevalier accepte un duel, je lui souri le plus faussement quâil me soit permis, et je dĂ©tourna le regard vers la verdure, qui, dans une autre situation, aurait rĂ©ellement Ă©tĂ© lâobjet de mon intention. Il compris que je feignais lâindiffĂ©rence. Il sâapprocha doucement de mon oreille, et je resta impassible. Peu Ă peu, je sentais son souffle prĂšs de mon cou. Je me sentais comme prise au piĂšge par la Gorgone MĂ©duse. Un regard, et câest fini, tout vacille. Un regard, et Benjamin comprendra que ce duel, il nâa pas besoin de le gagner, car il lui appartient. Benjamin saurai quâil est celui a qui je dĂ©voue mon existence. Il sâapprochait de moi comme un chat prĂȘt Ă se jeter sur sa proie. Il mis une mĂšche de mes cheveux derriĂšre mon oreille, et chuchota « faut-il toujours que tu croises mon regard pour daigner parler ? ». Le coup de feu Ă©tait parti. Le duel Ă©tait terminĂ©, et jâĂ©tais bel et bien touchĂ©. Son ironie Ă©tait brillante, et tellement rĂ©elle, que dĂ©passĂ©e par la surprise, je me tourna vers lui. Et lĂ , nos yeux eurent ce pour quoi ils se battaient. Nous Ă©clations de rire, ce qui sonnait Ă©tonnamment bien avec la musique qui nous entourait. Nous Ă©tions Ă cet instant trahi par notre amour. Notre amour quâon ne parvient pas Ă cacher malgrĂ© nous. Je compris Ă cet instant-lĂ que ce soir, je nâavais pas rĂ©ussie Ă gagner tous mes combats. Mais je compris surtout que certains valent la peine dâĂȘtre perdue.

· Texte de Mehdi Adghigh ·
Providence
Tout sâest jouĂ© en un regard, et pourtant, il Ă©tait loin d’ĂȘtre guĂ©rit. MalgrĂ© les nuits blanches qu’il enchaĂźnait depuis quelques jours, les rĂȘves Ă©tranges et l’atmosphĂšre Ă©touffante de cette matinĂ©e LĂ©lio s’est quand mĂȘme rĂ©veiller de bonne humeur, dĂ©cider Ă affronter cette nouvelle journĂ©e au salon du livre. C’Ă©tait la premiĂšre fois qu’il se retrouvait aussi loin de chez lui, son vieil ami de toujours, Arsha qui l’hĂ©bergeait dans la capitale, mais depuis qu’il est arrivĂ© tout se passe mal. C’est qu’il n’est pas douĂ© pour parler aux gens, il a toujours l’impression de dĂ©ranger, surtout quand il faut parler de lui-mĂȘme et se mettre en lumiĂšre, il perd toutes ses capacitĂ©s, il bĂ©gaie, tremble, perds ses mots et finis par s’excuser sans cesse jusqu’Ă fuir discrĂštement la conversation. Avant il Ă©tait tout l’inverse mais depuis sa derniĂšre relation amoureuse, il s’est reclus du monde pour se consacrer exclusivement Ă sa passion, l’Ă©criture.
Comme chaque matin depuis cinq jours Arsha le dĂ©posait au salon avant de partir travailler, et revient le chercher le soir quand il terminait. Vu qu’il tournait en rond depuis des jours sans oser se l’avouer Ă lui-mĂȘme, il s’est lancer le dĂ©fi d’Ă©crire des poĂšmes en demandant des thĂšmes aux personnes intĂ©ressĂ©es, et d’un seul mot il pourrait ainsi Ă©taler tout son gĂ©nie et surprendre les gens grĂące Ă son travail sans ĂȘtre obliger de parler de lui. C’Ă©tait astucieux comme idĂ©e mais c’Ă©tait sans compter sur le dĂ©sintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral pour la poĂ©sie, et surtout les regards hautains et assassins que les gens qu’ils aborder lui lançaient.
C’Ă©tait le dernier jour du salon, il en avait dĂ©jĂ marre du dĂ©dain et de l’ignorance gĂ©nĂ©rale auxquels son cĆur se heurtait sans cesse. A la fin, de la journĂ©e une gracieuse ondĂ©e tombait des nuages, reconnaissant, il lĂšve la tĂȘte au ciel et s’interroge sur le sort que la vie lui rĂ©serve, pendant que des larmes coulent sur son visage.
En baissant les yeux, il aperçoit au milieu de la foule une aura bleutée qui ondule la foule dans une grùces majestueuse.
Sans s’en rendre compte LĂ©lio s’Ă©lance d’un pas sĂ»r vers cette crĂ©ature cĂ©leste qui reflĂšte dans ses yeux toute la poĂ©sie Ă©garĂ©e en ce lieu depuis une semaine, il marche de plus en plus vite, esquive les passants et tente de vaincre les quatre cent quarante-trois voix dans sa tĂȘte qui tentaient de ralentir sa dĂ©marche, la dame Ă©thĂ©rĂ©e s’arrĂȘte au milieu d’un carrefour, lĂšve la tĂȘte au ciel, regarde de chaque cĂŽtĂ©, elle semble chercher son chemin. Plus LĂ©lio s’avançait vers elle plus il remarquait qu’elle semblait accompagnĂ©e, elle n’Ă©tait pas seule, une autre femme Ă©tait Ă ses cĂŽtĂ©s. Toujours Ă l’arrĂȘt, un livre Ă la main, un masque au visage, LĂ©lio arrive auprĂšs d’elle mais se dĂ©tourne aussitĂŽt et poursuis son chemin dans la mĂȘme cadence en effleurant sa derniĂšre chance.
A l’arrivĂ©e d’Arsha il ne se sentait plus lui-mĂȘme, perdu dans ses pensĂ©es, honteux d’avoir cĂ©der Ă la peur, intimidĂ© par cette beautĂ© qui lui semblait intouchable et inaccessible.
Arsha avait remarquer aussitĂŽt son agitation, et en une fraction de seconde LĂ©lio lui conta l’histoire. Arsha sentit la tristesse et le regret dans la voix de son ami, mais encore davantage la peur du rejet qui avait envahi son cĆur Ă ce moment prĂ©cis, il lui proposa de refaire un tour avant de partir car il voulait voir Ă quoi ressemblait cette dĂ©esse dĂ©crite par son ami.
PremiĂšre boutique, elles sont lĂ toutes les deux, Ă la caisse pour payer les livres achetĂ©s. LĂ©lio se sentit prit d’une soudaine Ă©nergie en compagnie de son ami, il se colle Ă lui pendant qu’il le voit s’avancer sĂ»rement et tranquillement vers elle, il se saisit d’un livre et semble chercher le moment adĂ©quat pour approcher les jeunes filles, c’Ă©tait sans compter sur le dĂ©sistement de LĂ©lio qui se sentait trĂšs mal Ă l’aise, car il s’est dit que sa dĂ©marche honteuse Ă sĂ»rement dĂ» ĂȘtre remarquĂ©e, et il n’avait pas besoin d’en refaire une deuxiĂšme. Il arrive Ă convaincre son ami qui se moque tendrement de sa complaisance exagĂ©rĂ©e, en allant vers la voiture les deux amis rigolent ensemble de cette Ă©trange situation, pendant que LĂ©lio semblait traĂźner dans son silence Ă intĂ©rieur le regret de toute une journĂ©e, de toute une semaine, peut-ĂȘtre mĂȘme de toute une vie.
En ouvrant les portes de la voiture, Arsha lance un regard dirigĂ© vers LĂ©lio pour l’inviter Ă tourner les yeux, derriĂšre lui se trouvaient les deux femmes, au milieu du Parking, pendant que la colombe Ă©thĂ©rĂ©e admirer le ciel religieusement, son ami prenait des souvenirs photos Ă emporter, Ă consommer ultĂ©rieurement.
Pendant que la pluie tombĂ©e et que le ciel s’assombrissait Arsha insiste encore auprĂšs de son ami. Emporter par l’immobilitĂ© de l’instant prĂ©sent LĂ©lio retrouve peu Ă peu son courage et regarde son ami avec des yeux certains, Arsha content s’Ă©lance vers les jeunes, pendant que LĂ©lio le suivait au trot timidement, avec la peur au ventre, une peur inexplicable car depuis une semaine sa principale activitĂ© c’Ă©tait d’aborder les gens, et malgrĂ© les rejets, les mĂ©prises et il ne s’est jamais dĂ©courager, mais cette fois-ci, qu’est ce qui est diffĂ©rent ? Pendant qu’il se posait la question silencieusement, Arsha se retourner vers et lui rĂ©pond : C’est l’enjeu. LĂ©lio, surpris s’Ă©veille et regarde son ami avec admiration.
ArrivĂ©s auprĂšs d’elles, Arsha s’introduit en captant l’intention des deux filles avec grandiloquence, pendant que LĂ©lio timide, en silence, regarde tantĂŽt l’une, tantĂŽt l’autre. Les deux Ă©taient absorber par les mots les explications bĂȘtes prĂ©cises d’Arsha, Il n’avait pas la moindre connaissance en poĂ©sie, pourtant on le regardait comme s’il Ă©tait maĂźtre en la matiĂšre. Pendant qu’Arsha finissait d’expliquer le concept, LĂ©lio attendait impatiemment d’entendre le mot que la femme en bleu allait prononcer. Elle se retourne brusquement vers lui, le regard droit dans les yeux, en esquissant un sourire bienveillant et reconnaissant dit : L’Ă©vidence.
LĂ©lio lĂšve la tĂȘte au ciel, essaie de suivre l’ange invisible venu murmurer la certitude dans l’oreille de cette crĂ©ature Ă©thĂ©rĂ©e. La pluie le tombe dans ses yeux, le temps s’Ă©tait arrĂȘter, une brĂšche s’Ă©tait ouverte dans la rĂ©alitĂ©, un regard, un sourire, l’Ă©vidence la reconnaissance, un instant d’Ă©ternitĂ©.

· Texte de Shimuya ·
Tout sâest jouĂ© en un regard, et tu nâes plus lĂ .
Nuit dâivresse me mĂšne Ă toi ; les Ă©toiles se confondent dans lâĂ©tang devant moi, errantes entre les quelques nĂ©nuphars et les Ăąmes du ciel noir brillant dans mon iris larmoyant. Est-ce possible que mon reflet soit le tien ? Comme un bruit de criquet, un lampadaire Ă ma droite ; il ronronne tel une abeille, son Ă©cho rĂ©verbĂ©rant la poudre nivĂ©enne teintant les troncs dâarbres. Eux aussi, ils doivent rĂȘver pendant la dormance de mes illusions.
Je laisse mes papilles sâemplir de lâodeur sucrĂ©e mĂȘlant rosĂ©e et Lui. Des flocons cristallisĂ©s se dĂ©posent dĂ©licatement sur mon crĂąne, mais son ombre les avale dans ses remous. LĂ , mon reflet nâest plus mien ; je perds la tĂȘte. BouffĂ©e dâair. Une bourrasque presque aussi douce que le goĂ»t amer de nos lĂšvres pressĂ©es lâune contre lâautre sâabat. Narcisse ĂŽ Noe. PsychĂ©, psychique dĂ©lire ; tout devient flou, les sons sont songes, sonnets sifflants sonnants dâun seul ĂȘtre rĂ©sonnent dans ton soupir. Les sens se fondent et sâabiment quand mon corps se dĂ©robe ! Nue. Les couleurs ont perdu leurs toiles, elles se confondent et sâallongent ; roulent des gouttes dâeau salĂ©e sur mes joues ridĂ©es.
ChimĂ©rique. Tu mâinspires le nĂ©ant, jâexpire Toi. Nos pensĂ©es me font divaguer, mes joues sâempourprent au souvenir de ta voix prononçant ces quelques mots difformes. Ah ! Que câest bon, lâair frais. Le temps passe, passe. Te rappelles-tu ces nuitĂ©es privilĂ©giĂ©es que tu mâaccordais ? Le goĂ»t exquis du secret alimentait ce dĂ©sir interdit ; je ferme les yeux, le goĂ»t de la brise givrĂ©e envahit mes narines.
Et puis, je tombe, lentement, dans les abymes des souvenirs.
Cette fois-lĂ , je me perdais au bord de Nous. Les couleurs oniriques sâenvolent, virevoltent, se valent ; et se vautrent. Elles finissent toujours par composer un noir profond, absurde, mĂ©lancolique ; dans lequel je mâeffondrais lĂąchement. Destin. Les pĂ©tales de cerisiers autour de moi dansent avec le vent sĂ©duisant, coquin ; effleurer les fleuves des corps ne devrait pas ĂȘtre aussi simple pour toi. Lâeffluve de tes mots embrasĂ©s me mĂšne Ă une fleur des plus Ă©tranges, embrasĂ©e ; il faut la nourrir, cette flamme ! Un peu de bois, un peu de Toi. Je l’aime tellement que j’Ă©cris mes cris et crie ton nom, ton nom, ton nom ; ces lettres, si je les prononce, elles perdureront, et ce, Ă chaque seconde. Jâaimerais tellement lâaimer ; mais je crois que je tâadore.
Tic. Tac. Un autre vieillard Ă ma droite. Quelle heure est-il ? Je me frotte les yeux abimĂ©s par le temps, perdus entre mille et une nuits. Ma main fripĂ©e sur mes cuisses tremblotantes ; oh ! Les Ă©toiles se sont envolĂ©es⊠Je peux enfin poser ma tĂȘte sur ton Ă©paule.
Et puis, je tombe, lentement, dans les prémices de ta nuit.
Jâouvre les yeux ; tu es lĂ , et tout sâest jouĂ© en ton regard.

· Texte de L. Gagnaire · 2Úme place
Tout s’est jouĂ© en un regard. Pas besoin de mots. Elle avait tout compris rien qu’en le regardant. Il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que toute la famille allait rendre visite Ă Papi. Cette visite, en maison de retraite, Ă©tait loin dâenchanter Lise. DĂ©jĂ quâelle passait des vacances pourries, loin de tout et surtout de ses amies, il fallait en plus quâelle se coltine le vieux. Les couloirs Ă©taient austĂšres et dĂšs quâelle fut arrivĂ©e, elle nâeut quâune seule envie : repartir. Ils se rendirent Ă la chambre du vieil homme et aprĂšs sâĂȘtre fait la bise, chacun sâinstalla. Lise en eĂ»t rapidement marre et elle se leva.
â Je vais me chercher un truc Ă boire, informa-t-elle.
â Dâaccord.
Elle mit quelques piÚces dans le distributeur et récupéra sa canette avant de traßner un peu.
â HĂ© ! Psssitttt !
Alors quâelle Ă©tait perdue dans ses pensĂ©es, elle releva la tĂȘte. Elle aperçut un vieil homme, Ă la porte de sa chambre.
â Et toi ! Lui dit-il. Oui, toi, rajouta-t-il alors quâelle regardait Ă droite et Ă gauche pour ĂȘtre sĂ»re que câĂ©tait Ă elle quâil sâadressait. Viens ! Approche-toi !
Dâune dĂ©marche peu rassurĂ©e, elle fit quelques pas dans sa direction.
â Allez ! DĂ©pĂȘche ! Je vais pas te bouffer ! Jâai pas mon dentier !
Elle sâapprocha, Ă©nervĂ©e.
â Quâest-ce que vous voulez ? Lui demanda-t-elle sĂšchement.
â Tâaurais pas des bonbons ?
â Quoi ?
â Tâaurais pas des bonbons ? Ici, ils nous interdisent tout, soit disant pour notre santĂ©. Pas de trucs sucrĂ©s, pas de grasâŠ
â Non, jâai pas de bonbons.
â Dâaccord.
Il lui fit signe de la main de sâapprocher davantage et elle se pencha vers lui.
â Tâaurais pas un tĂ©lĂ©phone portable Ă la place, murmura-t-il. Faut que jâaille voir mon compte Tinder.
â Quoi ?
â Tâes dĂ©jĂ sourde pour ton Ăąge ou quoi ?
â Non.
â Alors me force pas Ă tout rĂ©pĂ©ter. Tâas un tĂ©lĂ©phone oui ou non ?
â Oui.
â Alors passe.
â DĂźtes, vous pourriez demander plus gentiment, lui fit-elle remarquer.
â Sâil te plaĂźt, est-ce que tu peux me prĂȘter ton tĂ©lĂ©phone portable ?
Lise attrapa lâappareil dans sa poche, Ă contre-cĆur, et le lui passa.
â Vous avez besoin dâaide pour vous en servir ?
Il ne rĂ©pondit rien. Il se contenta seulement de sâen saisir et de taper sur les touches avec une rapiditĂ© dĂ©concertante.
â Merci, lui dit-il en lui rendant son tĂ©lĂ©phone.
â De rien.
â Allez, câest lâheure de la douche. Il faut que je me prĂ©pare. Merci fillette.
Sans rien lui dire de plus, il ferma la porte de sa chambre. Elle retourna voir son grand-pĂšre.
â Ah te voilĂ ! Tâen as mis du temps pour une simple canette, lui dit son pĂšre.
Elle sâassit sans rien dire et attendit que tout le monde se dĂ©cide Ă partir pour se lever. Alors que ses parents discutaient avec lâinfirmiĂšre, elle vit passer le vieil homme. Il s’arrĂȘta lorsqu’il s’aperçut qu’elle l’avait vu. Il la regarda intensĂ©ment, droit dans les yeux et elle comprit. Il ne fallait pas qu’elle parle. Il lui fit un clin dâĆil, avec un grand sourire, juste avant de tirer sa rĂ©vĂ©rence par la porte dâentrĂ©e ouverte.
Le lendemain matin, lâĂ©vasion du vieux faisait la une du journal. Louis Dupuis. CâĂ©tait son nom. Son Ăąge : 85 ans. Il avait, selon lâarticle qu’elle lisait avec beaucoup dâattention, fait une fugue sans que personne ne le remarque. Toutes personnes le rencontrant dans la rue Ă©taient priĂ©es dâen informer la gendarmerie. Celle-ci avait lancĂ© une enquĂȘte pour disparition inquiĂ©tante. AprĂšs tout, si le vieux, comme le surnommait Lise, Ă©tait en maison de retraite, câĂ©tait parce quâil perdait la boule et quâil ne pouvait plus se dĂ©brouiller seul. Elle finit de prendre son petit-dĂ©jeuner et elle alla au marchĂ© avec ses parents.
â Ptissss ! HĂ© ! Petite !
Elle se retourna. Elle aperçut un homme entre deux stands. Une casquette sur la tĂȘte, des lunettes de soleil sur les yeux, il Ă©tait Ă moitiĂ© cachĂ© par les vĂȘtements qui pendaient sur des cintres du stand.
â HĂ© ! Gamine !
Elle le reconnu.
â Quâest-ce que vous faites lĂ ? La police vous cherche de partout ?
â HĂ© bien ils peuvent chercher partout, je suis ici. Tâas ton tĂ©lĂ©phone ?
â Vous vous ĂȘtes enfuis !
â Ăcoute-moi, lĂ -bas câest nâimporte quoi. Ils viennent te rĂ©veiller le matin Ă sept heures pĂ©tante pour prendre un petit-dĂ©jeuner dĂ©gueulasse et aprĂšs ils me laissent sur ma chaise pendant toute la journĂ©e. Je mâennuie Ă un point que tu ne peux pas comprendre. Les seules activitĂ©s quâils proposent câest la lecture du journal et des mots croisĂ©s. Tu mâas bien regardĂ© ?
Il se calma quelques instants.
â Alors ? Ce tĂ©lĂ©phone, tu lâas ? TâinquiĂšte, sâils mâinterrogent, je ne parlerai pas de toi, mĂȘme sous la torture.
Elle sortit lâengin quâelle lui passa.
â Mais quâest-ce que vous allez faire, maintenant, tout seul ?
â Je vais retrouver de vieilles connaissances.
Le vieux continua de taper sur le clavier tactile. CâĂ©tait impressionnant la dextĂ©ritĂ© avec laquelle il faisait ça. CâĂ©tait pourtant pas de sa gĂ©nĂ©ration. Il lui rendit lâappareil et aprĂšs un merci, il disparu Ă nouveau. Elle retourna auprĂšs de ses parents, toujours Ă la queue du stand du boucher.
Une fois le repas terminĂ©, elle se dĂ©pĂȘcha de dĂ©barrasser la table et dâaider Ă faire la vaisselle. Elle nâavait quâune idĂ©e en tĂȘte, retrouver Louis. Elle se dirigea directement sur son tĂ©lĂ©phone et elle regarda lâhistorique. Il avait effectuĂ© une recherche dâitinĂ©raire. Elle prĂ©texta une balade et elle suivit le chemin indiquĂ© par son smartphone. Quelle ne fut pas sa surprise lorsquâelle arriva devant les portes dâun cimetiĂšre. Elle pĂ©nĂ©tra dans ce lieu calme et silencieux et elle sillonna les allĂ©es. Elle finit par le trouver.
â Câest ça vos vieilles connaissances ? Demanda-t-elle sans prĂ©avis.
Le vieil homme se retourna en poussant un cri.
â Ăa va pas ! Lui dit-il. Tu veux ma mort ou quoi ?
â Je vous ai fait peur ?
â Oui. On approche pas les gens comme ça. Surtout dans un cimetiĂšre.
Il eut un moment de silence.
â Et puis, dâailleurs quâest-ce que tu fais lĂ , fillette ?
â Je suis venue vous voir.
â Comment tu savais que jâĂ©tais lĂ ?
â GrĂące Ă lâhistorique.
â GrĂące Ă quoi ?
â Lâhistorique. Câest ce qui enregistre toutes vos recherches sur Internet.
â Câest fou. On est surveillĂ© de partout. Et pourquoi tu voulais me voir ? Ne me dis pas que je te manquaisâŠ
â Je voulais juste ĂȘtre sĂ»re que vous alliez bien.
â Ăa pour aller bien, je vais bien. Ils mâont supprimĂ© le gras et le sucre. Hier, ils mâont fait bouffer des trucs vĂ©gĂ©tariens. Je pĂšte la forme⊠oh Georgette ! Sâexclama-t-il en pointant une tombe.
Elle le regarda se précipiter.
â Alors toi aussi, dit-il dâun ton las.
â Vous la connaissiez ?
â CâĂ©tait une amie dâĂ©cole. On avait Ă peu prĂšs le mĂȘme Ăąge.
Son regard se tourna sur la tombe dâĂ cĂŽtĂ©.
â Et lĂ , câest Ăric. On faisait la fĂȘte ensembles. Je peux le dire maintenant, il mâĂ©nervait quand il faisait des blagues. Elles Ă©taient nulles. Et on riait. Cet abruti nâa jamais compris quâon ne rigolait pas parce que ces blagues Ă©taient drĂŽles mais parce quâelles Ă©taient nulles.
Il se tourna vers elle.
â Câest deux Ćufs qui sont dans une poĂȘle. Lâun des deux dit : pfff quâil fait chaud ici. Alors lâautre Ćuf sâexclame : au secours. Un Ćuf qui parle. Tu le crois ça ? CâĂ©tait sa prĂ©fĂ©rĂ©e. Il lâa sortait chaque fois quâil draguait une nĂ©nette. Autant te dire quâil est restĂ© cĂ©libataire un long moment.
Lise sourit. Il continua son chemin.
â LĂ , dit-il en sâarrĂȘtant, câest HervĂ©. Lui, câĂ©tait un intello. Toujours son avis sur tout mais quand il fallait agir, on ne le voyait pas.
Lise le suivit alors quâil continuait de parcourir les allĂ©es.
â Regarde Giselle.
â LĂ Mireille.
â Et lĂ âŠ
Louis sâarrĂȘta.
â LĂ , câĂ©tait la plus belle de toutes.
Lise regarda ce qui était écrit.
â Apolline Dupuis.
â CâĂ©tait votre femme ?
â Oui.
Lise resta un long moment avec Louis. Il lui parla de sa femme, de ses enfants qui lâavaient oubliĂ© dans sa maison de retraite et de ce quâil prĂ©voyait de faire. Il nâavait aucune envie de retourner lĂ -bas. Il Ă©tait venu voir sa femme une derniĂšre fois avant de partir.
Les jours suivants, le journal parlait toujours de la disparition de Louis. Tout le monde ignorait oĂč il Ă©tait. Seule Lise recevait quelques nouvelles. Louis se promenait ; faisait le tour de France.

· Texte de Sandrine Drappier ·
Tout s’est jouĂ© en un regard. Sans aucun calcul logique. C’Ă©tait un samedi matin brumeux, au bord du Doubs, sur le pont Battant. Je me rendais au collĂšge. J’Ă©tais sans doute en retard. Je suis toujours en retard. Je devais marcher rapidement mais je ne m’en souviens plus. Il ne me reste plus rien, aucune mĂ©moire de ce qui se passa ce jour-lĂ , avant notre rencontre.
Il faisait froid et j’Ă©tais enveloppĂ©e dans un gros manteau vert. Mon cou entourĂ© de cinq ou six rangs d’une Ă©charpe, en laine rĂȘche, rose. Sur ma tĂȘte, le bonnet bleu que m’avait tricotĂ© ma grand-mĂšre maternelle. Une sorte d’oiseau bigarrĂ©, un ara criard dans le morne matin. Et je l’ai vu, Ă l’autre extrĂ©mitĂ© du pont. Un grand Ă©chalas au corps de corbeau noir. Tout en lui respirait le vieux punk anarchiste qui rentrait chez lui,le pas traĂźnant aprĂšs une nuit de dĂ©bauche, Ă©puisĂ© de trop de mots et de vin. Encore un littĂ©raire, quoi !
D’habitude, j’aurais dĂ©tournĂ© le regard. Aucun dĂ©nominateur commun entre lui et moi. Le genre de garçon que je fuyais. Mais lĂ , comme une Ă©vidence ! Ses pas parallĂšles aux miens dĂ©jĂ . Un, deux, dix, cent vingt-huit pavĂ©s franchis, minutieusement calculĂ©s, et Ă l’approche de la statue de Claude François Jouffroy D’abbans regardant la riviĂšre en contrebas, son regard noir accrochĂ© au mien. En parfaite symĂ©trie. Un deux-Ă -deux entre son regard pudique et le mien, effrontĂ©. Une attente en point de suspension. Un insolite court-circuit sans aucune marge d’erreur.
Aucun de nous n’a cherchĂ© Ă feinter, Ă s’esquiver. Son cerveau brumeux a juste mis un peu de temps pour rĂ©agir. J’ai coupĂ© ce grand blanc qui s’installait avec la phrase la plus construite de ma vie. Une vraie dĂ©monstration mathĂ©matique.
â Bon, ben ça s’est fait
â Oui, on dirait bien !
â Il nous reste Ă faire connaissance quand mĂȘme
â Ăa a peu d’importance, non ?
Il avait raison. MalgrĂ© l’excĂšs de rhum, il lui restait cette incroyable luciditĂ© qui me stupĂ©fie toujours. Je pensais, Ă ce moment lĂ , qu’il ne serait qu’un Ă©chantillon mĂ©dian, une variable dans la longue sĂ©rie de mes essais masculins. Je ne le visualisais qu’ en abscisse de mon king-size. Lui imaginait une autre Ă©quation.
â Il y a un bistrot que j’aime beaucoup un peu plus loin. Tu connais ? Le matin, ils servent des petits-dĂ©jeuners extra. On y va ?
Je me suis collĂ©e Ă sa hanche, sans proportion gardĂ©e. Le voyage fut exotique. CafĂ© brĂ©silien, tartines d’avocat aux Ćufs mollets et purĂ©e de haricots rouges. Une combinaison explosive.
En sortant â ses Doc Martens flirtant aussi avec mes ballerines â nous avons prolongĂ© la mĂȘme ligne d’horizon. Longeant le Doubs, remontant le chemin de hallage, Ă l’ infini jusqu’Ă CasamĂšne oĂč se trouvait son appartement, fait de bric et de broc. Un singulier cabinet de curiositĂ© oĂč traĂźnaient d’ Ă©tranges restes de monstres indĂ©finissables sur sa table de cuisine, cinq ou six canapĂ©s et un théùtre de marionnettes dans son salon, et clou du spectacle, des toilettes dignes de Versailles.
Cela n’a pas traĂźnĂ©. Le cafĂ© brĂ©silien avait dĂ» le rĂ©veiller sensiblement. Sans mesure, sur l’axe de notre rencontre, il s’attaqua Ă mon ordonnĂ©e. Nos polynĂŽmes dĂ©rivant sur des courbes alĂ©atoires. EnchaĂźnant combinaisons Ă intervalles rĂ©guliers. A la cinquiĂšme ascension, j’ abandonnais toute hypothĂšse statistique. Il distribuait. Je recevais. Entre deux graphiques, je me laissais aller Ă toutes nos dĂ©rivations.
Au bout de quelques heures de calculs arithmĂ©tiques, la mĂ©diatrice complĂštement Ă plat, je me prĂ©cipitais dans sa salle de bains. AprĂšs une longue douche bienfaitrice, je me remaquillais et recoiffais, prĂȘte Ă partir. Quelques bisous plus tard, je filais jusqu’Ă la porte. C’est alors qu’il me demanda oĂč j’allais, si pressĂ©e.
Je lui fis remarquer que nos opérations avaient bien du me faire manquer trois heures de cours.
â Ah, tu es prof
â Oui, prof de maths au collĂšge Victor Hugo, et toi ?
â J’Ă©cris des chansons, paroles et musique. Des poĂšmes aussi.
J’Ă©tais trop mordue pour relever toutes nos diffĂ©rences et les calculer. DĂ©jĂ prĂȘte Ă conjuguer le verbe dĂ©guster Ă tous les temps du prĂ©sent de l’indicatif.
â On se reverra ?
â J’en ai trĂšs envie
Il vint se camper devant moi avec prĂ©cision. Son corps Ă©puisĂ© prĂȘt Ă une nouvelle dĂ©monstration. J’en dĂ©duisis qu’il Ă©tait temps de prendre la tangente. Ma main frĂŽlant une derniĂšre fois son inconnue.

· Texte de Tuy Nga Brignol ·
Tout sâest jouĂ© en un regard. On dit souvent que notre regard trahit nos Ă©motions. Et câest vrai en matiĂšre de sĂ©duction et dâattirance rĂ©ciproque mutuelle. Le regard dâune personne amoureuse est pĂ©tillant, rempli d’amour, de tendresse et d’admiration pour lâautre. Elle cherche constamment le regard de lâautre. Elle ne regarde pas simplement, elle voit. LĂ est toute la diffĂ©rence !
Le regard est certainement lâun des plus flagrants et des plus fiables parmi les signes dâattirance rĂ©ciproque. Il peut se faire plus langoureux, voire insistant. Une personne attirĂ©e par une autre aura tendance Ă ne jamais la quitter des yeux. Lorsquâil y a une attirance mutuelle entre deux personnes, il y a nĂ©cessairement des regards appuyĂ©s. La personne amoureuse est focalisĂ©e sur l’autre. Il y a alternance entre deux positions dans un regard amoureux. Câest un regard qui cherche et qui s’offre tout Ă la fois. Une personne amoureuse ne regarde pas l’autre mais regarde une lumiĂšre en lâautre.
Le cerveau humain est fortement programmĂ© pour se plonger dans le regard d’autrui. Il existe un large rĂ©seau neuronal servant uniquement Ă l’action de regarder. Regarder quelqu’un dans les yeux durant une pĂ©riode prolongĂ©e libĂšre de la phĂ©nylĂ©thylamine, responsable des sentiments en lien avec l’attirance, et produisant un effet d’euphorie. Les contacts visuels libĂšrent Ă©galement de lâocytocine qui favorise l’attachement. C’est dĂšs le dĂ©but de la relation amoureuse quâelle est produite.
Lâimportance du regard a dĂ©jĂ Ă©tĂ© soulignĂ©e par CicĂ©ron en 55 av. J.-C dans un de ses trois traitĂ©s « De Oratore » : « Le regard est essentiel. Il permet de maintenir l’attention. Il permet de percevoir les rĂ©actions de lâautre : Les yeux nous ont Ă©tĂ© donnĂ©s par la nature, comme au cheval et au lion la criniĂšre, la queue et les oreilles, pour traduire les mouvements de lâĂąme. Câest lâĂąme, en effet, qui anime toute lâaction, et le miroir de lâĂąme câest la physionomie, comme son truchement ce sont les yeux. Car si le visage est le miroir de lâĂąme, les yeux en sont les interprĂštes » (De Oratore, III, 22).
Dans nos relations avec autrui, la communication non verbale a une grande influence. Si nos paroles ont un impact certain, notre attitude, notre gestuelle, notre regard en disent bien plus que les mots.
DâaprĂšs les spĂ©cialistes de la communication, 93% dâune communication serait non-verbale : 38% de cette communication est vocale (intonation et son de la voix), 55% est visuelle (expression du visage et du corps). Ce sont les yeux qui apportent de la crĂ©dibilitĂ© aux messages oraux. Notre interlocuteur adhĂšre ou non Ă ce quâil entend en fonction de notre regard qui donne Ă nos messages une grande partie du sens. Une durĂ©e trop longue de regard dans les yeux dâautrui risque dâĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme une attitude agressive, dominante. Une durĂ©e plus courte, Ă une attitude fuyante, soumise.
Par ailleurs, voir le monde sous un autre angle, que ce soit spatialement ou mentalement, peut nous faire dĂ©couvrir des trĂ©sors cachĂ©s. Regarder Ă travers des yeux diffĂ©rents permet de trouver un tout autre point de vue. La racine du processus de dĂ©couverte rĂ©side souvent dans la recherche d’une autre façon de regarder le monde. L’ocĂ©an peut avoir une apparence trĂšs diffĂ©rente, selon que nous nous tenions sur le rivage, planions au-dessus dans un avion ou nagions sous ses vagues. De mĂȘme, une montagne peut sembler trĂšs diffĂ©rente par rapport Ă l’endroit oĂč nous nous trouvons. En fonction du regard, chaque individu voit le monde de son point de vue unique. Câest Ă chacun de bien sâancrer dans le prĂ©sent et de faire son choix parmi le champ des possibles. Il y a des expĂ©riences dans la vie qui peuvent nous sembler dĂ©routantes, alarmantes ou inquiĂ©tantes. Le fait de nous tenir en retrait peut nous aider Ă apprĂ©cier une image plus large de ce que nous regardons. Ce faisant, nous dĂ©couvrirons des mondes trĂšs diffĂ©rents.

· Texte de Naïma Guermah ·
Tout sâest jouĂ© en un regard, celui de Rosa. Je rentrai vite Ă la maison aprĂšs mon dernier cours pour cette journĂ©e. Câest ce que je fais depuis au moins un semestre, depuis quâon a diagnostiquĂ© Ă ma mĂšre Rosa un cancer du foie. Elle est faible, souffrante et semble avoir lĂąchĂ© les armes depuis que mon pĂšre a rendu lâĂąme, voilĂ Ă peine trois mois.
Je lâavais trouvĂ©e encore recroquevillĂ©e dans son lit, espĂ©rant une prĂ©sence humaine, la mienne. Jâai ouvert les persiennes pour aĂ©rer les lieux, jâai passĂ© un gant de toilette humide sur son visage blĂȘme, jâai vĂ©rifiĂ© si je devais changer ses draps, et jâai actionnĂ© lâaspirateur pendant quâune soupe dansait sur le feu de la cuisiniĂšre.
Le soir est un moment magique entre nous qui sommes restĂ©es ensemble, en tandem. Je convainquis ma mĂšre de dĂ©coller son corps du lit et de se mettre Ă table pour quâelle puisse prendre des couleurs et pour que je puisse lui raconter ma journĂ©e et les bĂȘtises que jâai rĂ©alisĂ©es avec mes amies, pour que je puisse me rĂ©galer de son rire.
AprĂšs quelques menues bouchĂ©es, son visage sâillumina comme si elle revenait de loin. Elle dĂ©cida alors de mâapprendre la nouvelle de cette journĂ©e.
â Jâai reçu lâappel de la clinique ce matin. Tout ira mieux pour moi si je trouve un donneur.
â Un donneur de quoi ?lui demandai-je. De sang, de plaques, Je ne comprends pas.
â Il me faut un bout de tissu de foie.
â Tu es sĂ©rieuse ?commençai-je Ă me moquer de ce que je venais dâentendre.
Je la vis gĂȘnĂ©e car elle-mĂȘme ne savait pas si elle avait bien saisi les dires du docteur. Je me sentis coupable dâun coup. Coupable de mâĂȘtre montrĂ©e arrogante et dĂ©daigneuse Ă lâĂ©gard de cette femme illettrĂ©e qui mâavait portĂ©e dans son ventre, et qui, avec lâaide de son mari, a mis tous les moyens possibles et improbables Ă ma disposition pour que je puisse intĂ©grer la grande Ă©cole dâadministration.
Le lendemain, jâaccompagnai ma mĂšre Ă la clinique pour quâensemble nous tirions cette histoire au clair. Le mĂ©decin lui confirma Ă elle et mâapprit Ă moi :
â Avec une transplantation hĂ©patique Ă donneur vivant vous accĂšderiez plus rapidement Ă un greffon. Le don doit ĂȘtre uniquement intrafamilial.
Je lançai un regard penaud vers ma mĂšre qui devine ma position et me rassure dâun sourire affectueux.
â Je suis la seule Ă avoir un lien de famille avec elle. Je suis prĂȘte Ă lui donner mon foie tout entier, mon cĆur, mes yeux, ma chair, ma mĂšre doit guĂ©rir, rebondis-je
Le mĂ©decin baissa un moment la tĂȘte ce qui me laissa penser que la chose nâest pas aussi facile que je lâeus cru. Il dit peu aprĂšs :
â On va devoir vous soumettre Ă des examens. VoilĂ comment ça va se dĂ©roulerâŠ
â Peu importe.
En sortant de la clinique, ma mĂšre tenta de me dissuader de ma dĂ©marche en gestation. Elle me rappela que jâavais mes Ă©tudes auxquels je dois me consacrer et un avenir radieux mâattendait. Elle me conseilla de ne pas gĂącher mon temps dans les salles dâhĂŽpital et surtout Ă me tenir loin de ces questions de souffrances et de chirurgies. Je lui rĂ©pondis que jây aurais songĂ© si jâavais une maman dâĂ©change. Mais nous nâavons quâune seule mĂšre, et une mĂšre câest lâunivers.
Le rĂ©sultat de mes analyses Ă©tait prĂȘt et, coup de théùtre, rien ne correspondait aux donnĂ©es biologiques de Rosa. Le mĂ©decin mĂ©dusĂ© me fit part de son dĂ©sarroi en me demandant :
â Est-elle ta mĂšre naturelle?
Je sortis complĂ©tement sonnĂ©e de la clinique. AprĂšs vingt annĂ©es dâexistence on venait me demander si ma mĂšre est vraiment ma mĂšre ? Absurde. Au lieu dâaller Ă mon Ă©cole, je pris inconsciemment la direction de la maison. Ma mĂšre Ă©tait toujours lĂ , dans son lit, le visage tournĂ© comme une vielle mayonnaise.
â Pourquoi tâes lĂ Sonia, tu nâas pas eu cours ?
â Rien Ă foutre des cours, criai-je en pensant que câest le moment opportun de passer Ă lâattaque.
â Mais quây a-t-il ma fille, tu sembles prĂ©occupĂ©e.
Je regardai Rosa dans les yeux de façon Ă ce quâelle nâait pas lâoccasion de fuir ma question que je trouvai moi-mĂȘme bizarre dâun coup.
â Dis-moi qui est ma vraie mĂšre, lui lançai-je.
Contre toute attente, le visage de Rosa sâillumina sur le champ comme si elle sâĂ©tait dĂ©barrassĂ©e dâun lourd fardeau par un coup de baguette magique. Je sus alors que mes doutes Ă©taient fondĂ©s.
â Tu ignorais que la science allait faire Ă©clater cette histoire au grand jour, hein ? Tu nâes finalement quâune pauvre ignorante et tu as foirĂ© ta dĂ©marche de façon aussi bĂȘte que toi-mĂȘme.
â Tu lâas si bien dit, Sonia. Je suis une ignorante. Ton pĂšre et moi Ă©tions trop employĂ©s Ă te donner la meilleure Ă©ducation qui soit. Tout autre chose Ă©tait inutile Ă notre sens.
â Ah ! Tu parles dâinutile ! Comment avez-vous pu me cacher cette vĂ©ritĂ© tout ce temps, mon identitĂ©, mon histoire, mes racines. Mais mĂȘme une ortie en possĂšde, bon sang !
Je sortis de cette maison qui renfermait lâodeur de Rosa, la vie de Rosa, le mensonge de Rosa. Je partis chez mon amie Nathalie pour essayer de me remettre de toute cette sordide cacophonie. Une semaine passĂ©e chez Nathalie, sans fac, sans bĂȘtises, sans rires juste lâabominable acharnement de mon esprit qui cogitait. Jâentendais mon amie appeler sa mĂšre maman et je compris pourquoi Rosa ne mâa jamais appris Ă lâappeler ainsi. Elle ne mâa pas trompĂ©e, Rosa. Elle a Ă©tĂ© intĂšgre depuis le jour lâinstant ou elle mâa prise dans ses bras. Elle ne mâa pas menti aussi. Sauf quâelle ne mâa jamais dit la vĂ©ritĂ©. En fait, je ne savais plus oĂč jâen Ă©tais.
Jâai pensĂ© Ă mes Ă©tudes que jâai dĂ©laissĂ©es depuis quelques jours. OĂč pourraient-elles mâemmener si le fil de mon histoire est rompu. Je ne sais si un oiseau peut prendre son Ă©lan sans avoir Ă ses pieds la terre ferme. Je nâavais rien Ă mes pieds, je ne pouvais ni mâĂ©lever, ni me poser, je flottais dans le vide de lâignorance, comme Rosa.
La mĂšre de Nathalie vint mâannoncer que Rosa va de plus en plus mal. Il semblerait que le paquet de traitements que lâon lui administrait nâa plus grand effet positif sur elle. Elle mâapprit quâelle pourrait ĂȘtre au stade final.
â Il est clair quâelle va sâen aller rejoindre son mari. Tous deux mâavaient tuĂ© avant de disparaitre.
â Sois clĂ©mente, Sonia. Lâerreur nâest jamais intentionnelle.
â Tu appelles ce que je subis une erreur ? Eh bien non. Pour moi câest de la malfaisance, pire que ça, cette femme mâavait abusivement soumise Ă son vilain nombrilisme.
Je nâarrivais pas Ă amnistier Rosa mais ce que lâon appelle la moindre des choses mâintima dâaller jeter un Ćil sur ce quâelle devint.
Je franchis la porte du service cancĂ©rologie comme un fauve colĂ©rique. Je voulais en finir avec cette femme qui mâa baladĂ©e durant vingt annĂ©es. Si jamais elle disparaissait avec sa vilaine imposture ! Restait que je sache lequel des fils par lesquels elle est branchĂ©e pourrait la torturer en Ă©tant coupĂ© de son corps.
Rosa était allongée dans son lit le corps raide et étroit comme une baguette de pain moisi.
ImpĂ©nĂ©trable est la nature humaine. Depuis que jâai su la nouvelle de ma bĂątardise, jâai dĂ©testĂ© ma mĂšre et je me suis dĂ©sintĂ©ressĂ© de sa maladie et ses douleurs, jâai priĂ© que son mari ne goĂ»tĂąt point au repos dans sa tombe mais voilĂ que des jours ont filĂ© et mon cĆur abattu come un pauvre arbre qui nâa rien demandĂ© commençait Ă rĂ©gĂ©nĂ©rer. Lâagonisante avait pansĂ© les blessures aux genoux de lâenfant turbulente que jâĂ©tais, mâavait achetĂ© les plus beaux habits que je dĂ©sirais, avait fĂȘtĂ© mes anniversaires un Ă un, mâavait inscrite en cours de piano, mâavait accompagnĂ© dans mon cursus scolaire jusquâĂ ce que je sois digne dâintĂ©grer une Ă©cole de renom.
Je me tins debout à sa droite en observant les machines qui évaluait le travail de ses organes. Je pris sa main dans la mienne et scrutai son regard triste et, chaleureux à mes yeux malgré tout. Je me revis couchée dans mon lit douillet au milieu de mes pantins et peluches respirant la santé, comblée et insouciante.
«Je ferai tout pour te sauver, maman » dis-je à Rosa.

· Texte de Camille Goelands ·
Tout sâest jouĂ© en un regard. Une Ćillade entre la nouvelle souveraine, AlthĂ©a, et une jeune fille, une prisonniĂšre. Le seigneur dâune autre contrĂ©e, intransigeant et dur, lui transfĂ©rait des prisonniers en attente dâexĂ©cution. AlthĂ©a avait acceptĂ© sans grande conviction, nâĂ©tant pas adepte du rĂ©gime que son compatriote appliquait, mais voulant conserver les relations stables pour le moment. Elle nâĂ©tait au pouvoir que depuis peu de temps, la gouvernance Ă©tait nouvelle. Ce qui Ă©tait sĂ»r câest que la femme souhaitait que lâambiance dans ses contrĂ©es ne sâamĂ©liore.
â Comme lâexige mon roi, nous devons procĂ©der aux exĂ©cutions du jour, rassemblez votre peuple, annonça lâhomme venu avec le convoi.
â Vous ne manquez pas de toupet dis-donc ! Non seulement vous venez chez moi en ayant plus ou moins forcĂ© les choses, mais en plus vous me dictez ce que je dois faire ! Nâoubliez pas votre rang et Ă qui vous vous adressez ! Ici vous ĂȘtes chez moi, et jâai tous les droits en mes terres ! Vous pourriez visiter le cachot Ă©galement ! siffla AlthĂ©a en se rapprochant dangereusement de lâhomme.
â Mes excuses votre majesté⊠Il est juste de mon rĂŽle de faire respecter lâorganisation dĂ©crĂ©tĂ© par mon seigneur.
â Oui et bien vous allez attendre mon bon monsieur ! Les gens de mon royaume ont dâautres choses de prĂ©vu pour la fin de journĂ©e. Ils ont eu travaillĂ©, sont Ă©puisĂ©s, vous nâallez pas en plus les dĂ©ranger avec vos exigences que je nâai pas approuvĂ© ! sâexclama la reine.
â Qui se souci du bas peuple ! pesta lâhomme en levant les yeux au ciel.
Tous retenaient leur souffle pendant lâĂ©change, nâayant vu que peu de fois leur souveraine Ă lâaction. Ils ne la connaissaient pas encore totalement, ne lâayant pas cernĂ©, ne sachant pas comment elle allait les gouverner.
â Moi je mâen soucie. Un royaume qui fonctionne et un royaume oĂč on prend soin de son peuple. Maintenant hors de ma vue, ou je donne lâoccasion Ă vos prisonniers de se venger de vous avant leur condamnation !
Les villageois eurent le sourire aux lĂšvres mais ne dirent aucuns mots retournant Ă leur occupation. AlthĂ©a tourna des talons, sa cape claquant dans son dos. De nouveau, elle croisa le regard bleutĂ© de cette jeune prisonniĂšre. Des prunelles si pure, si malicieuse en temps normale. La reine en rĂȘva durant la nuit.
â Madame, pardonnez-moi de vous importuner aussitĂŽt.
â Que se passe-t-il, RaphaĂ«lla ?
â Jâai pensĂ© que vous voudriez ĂȘtre au courant.
AlthĂ©a traversa le chĂąteau en courant, son Ă©pĂ©e se balançant Ă sa hanche gauche. Elle fendit la foule amassĂ©e sur la petite place du village, lâatmosphĂšre Ă©tait lourde tĂ©moignant de la gravitĂ© du moment. La jeune prisonniĂšre Ă©tait sur un Ă©chafaud de fortune, une corde autour du cou, les mains attachĂ©es dans le dos rendant sa posture encore plus chancelante. Lâhomme de la veille se tenait derriĂšre elle, tel un pantin il discourait sur les raisons de la mise Ă mort de la jeune. Beaucoup le huait, les justifications Ă©tant mĂ©diocres.
â Silence bande de scĂ©lĂ©rat ! Garde allons-y ! dĂ©crĂ©ta-t-il en dĂ©signant la jeune malheureuse.
â STOP ! hurla AlthĂ©a puissamment faisant sursauter beaucoup.
Les gens se tournĂšrent vers elle.
â Approchez-vous de cette fille et je vous fais mettre aux fers avant de laisser mon peuple vous exĂ©cuter ! menaça AlthĂ©a en dĂ©signant le garde.
â Comment osez-vous ?!
â Je rĂȘve, câest vous qui dites ça ! Vous ĂȘtes sur mon royaume ! Je vous avais expressĂ©ment dit dâattendre ! On vient me rĂ©veiller en catastrophe pour me dire que vous commencez des exĂ©cutions lâaube pointant Ă peine le bout de son nez !
AlthĂ©a sâapprocha de la jeune Ă qui elle retira le nĆud coulant.
â Doucement de ne pas glisser ma grande, souffla-t-elle en la maintenant.
â Il nous a forcĂ© Ă nous rassembler, annonça un homme voyant que sa reine Ă©tait Ă leur Ă©coute.
â Pardon ?!
Plusieurs autres villageois confirmĂšrent les dires, lâhomme accusĂ© se dĂ©fendit en disant quâils devaient obĂ©ir, ce qui ne fit quâagacer un peu plus AlthĂ©a qui finit par le faire arrĂȘter. Elle sâapprocha de la jeune prisonniĂšre, sâen allant pour mettre une main dans son dos elle dĂ©couvrit ce dernier ensanglantĂ©.
â RaphaĂ«lla ramenez-la au palais et soignez-la sâil vous plaĂźt.
La souveraine se pinça lâarĂȘte du nez rĂ©flĂ©chissant. Elle voulait prouver Ă son peuple que lâambiance gĂ©nĂ©ral de leur royaume sâamĂ©liorait. Ce nâĂ©tait plus une dictature, quâelle-mĂȘme serait plus souple, les Ă©coutant, les aidants, quâils avaient davantage la parole quâavec les prĂ©cĂ©dents.
â Vous savez quoi, dĂ©cidez ce que vous voulez sur lui, vous me ferez parvenir votre dĂ©cision, dĂ©clara AlthĂ©a en se retournant.
â Vous nâavez pas le droit !
â Oh si jâai tous les droits ! Et mon peuple a le droit de donner son opinion.
Dâun pas rapide, la brune regagna son palais, trouvant la jeune fille et les domestiques dans lâinfirmerie.
â Comment va-t-elle ?
â Ses plaies sont nombreuses, nous les avons nettoyĂ©es et pansĂ©es.
â Je vous remercie.
Elles sâeffacĂšrent aprĂšs une courte rĂ©vĂ©rence, les laissant seules. La jeune jouait nerveusement avec ses mains, nâosant pas croiser le regard de la reine.
â Merci votre altesse de mâavoir Ă©pargnĂ©.
â Ne me remercie pas ma grande. Comment te nommes-tu ?
â Gwladys.
â EnchantĂ©e Gwladys. Pourquoi as-tu Ă©tĂ© condamnĂ©e ? Nâaies crainte je ne changerai pas dâavis, je suis juste curieuse de savoir comment on peut condamner une jeune fille.
HĂ©sitante, la concernĂ©e expliqua que sa maison avait brĂ»lĂ© la mettant sa mĂšre et elle Ă la rue. Mais que dĂ©jĂ avant, elles Ă©taient mal vu car la mĂšre de Gwladys avait commencĂ© Ă lâĂ©duquer, lui apprenant un peu la lecture, les plantes et les avantages⊠Quâun vendeur de lĂ©gumes avait Ă©tĂ© payĂ© par le souverain pour lâaccuser de vol, puis une fois arrĂȘtĂ©, le roi avait ajoutĂ© acte de sorcellerie⊠AlthĂ©a Ă©tait outrĂ©, comment pouvait-on condamner quelquâun de la sorte ?! Pourquoi instaurer la terreur ? Lâadolescente lui faisait pitiĂ©, elle aimerait tant voir dans son regard de la joie.
â Jâai un marchĂ© Ă te proposer, commença AlthĂ©a.
â Tout ce que vous voulez si ça peut mâĂ©viter la peine de mort ! sâexclama Gwladys en se jetant Ă genoux devant la reine.
Althéa la releva en lui tenant les coudes.
â Je tâoffre lâasile, ma protection, lâĂ©ducation que tu souhaites, si en Ă©change, tu mâapprends ton savoir sur les plantes, et que tu me donnes ton avis sur ma gouvernance. Je voudrai une ambiance moins stricte que mes confrĂšres seigneurs.
â Toute lâĂ©ducation que⊠que je veux ? bafoua Gwladys pleine dâespoir.
â Bien sĂ»r, ce que tu veux apprendre.
â Tout ! Je veux tout apprendre et dĂ©couvrir ! sâexclama Gwladys le regard pĂ©tillant.
AlthĂ©a rigola face Ă cette rĂ©action, lui mettant du baume au cĆur.
â Je peux vous posez une question ? demanda Gwladys.
â Bien sĂ»r.
â Pourquoi mâavoir sauvĂ© ? Me proposer ce marchĂ© ?
â Il y avait quelque chose dans ton regard qui a fait que⊠Je ne saurais mĂȘme pas expliquer concrĂštement pourquoi.
Gwladys lâenlaça heureuse, ses Ă©paules se relĂąchĂšrent alors quâAlthĂ©a lui rendait son Ă©treinte.
â Quâaimerais-tu apprendre pour commencer ? demanda AlthĂ©a.
â Lire et Ă©crire. Je sais compter un peu, ma mĂšre mâavait appris pour les tisanes mĂ©dicinales.
Dans les semaines qui suivirent, Gwladys avait pris ses marques, dĂ©butĂ© ses cours. Mais ce nâĂ©tait pas tout, AlthĂ©a la missionnait pour apprendre les tisanes mĂ©dicinales ainsi que cataplasmes aux guĂ©risseurs. La protĂ©gĂ©e conseilla sa sauveuse sur pas mal de chose qui modifia la vie dans le royaume qui devĂźnt plus lĂ©gĂšre, plus festive, AlthĂ©a ouvrant les portes du palais pour des bals oĂč les villageois Ă©taient les bienvenus. Baissant les taxes, commerçants plus dur avec les vendeurs extĂ©rieurs apportant plus de profit Ă son peuple. Gwladys lisait des histoires aux enfants du village avec lâaccord dâAlthĂ©a qui aimait voir la nouvelle ambiance de son royaume. Peu importait les critiques quâelle recevait par rapport Ă sa dĂ©cision de sauver Gwladys sur un simple regard. La souveraine ne regrettait rien, bien au contraire elle en Ă©tait heureuse.

· Texte de Jacques Grange ·
Tout s’est jouĂ© en un regard. Puis elle a fermĂ© les yeux, l’espace d’un instant. Quand elle les a rouvert, il avait disparu. Bien sĂ»r, elle l’a cherchĂ© d’un regard circulaire et inquiet. Elle a aussi cherchĂ© dans les alentours mais en vain.
Alors lui est revenu en mĂ©moire l’approche longue et dĂ©licate qu’elle avait dĂ» opĂ©rĂ© pour venir Ă sa rencontre. Il est vrai qu’elle avait eu, dans un premier temps, des difficultĂ©s Ă se dĂ©cider. On lui avait tellement dit d’une part qu’il Ă©tait trĂšs “‘particulier” et d’autre part qu’il Ă©tait trĂšs difficile Ă rencontrer qu’elle avait longtemps hĂ©sitĂ©.
Elle en avait parlĂ© Ă son entourage. Celui-ci, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale et quasiment unanime, l’avait encouragĂ©e vivement Ă tenter sa chance en insistant et en lui prĂ©disant que si elle ne le faisait pas, elle risquait de le regretter amĂšrement, peut-ĂȘtre durant toute sa vie.
Donc aprĂšs moult hĂ©sitations et rĂ©flexions, elle s’Ă©tait dĂ©cidĂ©e. Elle avait pris un congĂ©, dit au revoir Ă ses collĂšgues Ă ses amis et Ă sa famille. Elle avait rĂ©servĂ© un hĂ©bergement assez proche de l’endroit oĂč elle pourrait le rencontrer. Elle avait pris l’avion. Elle avait fait un voyage assez long puis elle s’Ă©tait installĂ©e dans un logement petit mais confortable.
Elle avait pris le temps pendant quelques jours de se “remettre” du dĂ©calage horaire et de s’habituer au climat qui Ă©tait fort diffĂ©rent de celui sous lequel elle avait vĂ©cu jusqu’Ă prĂ©sent.
Ensuite, elle s’Ă©tait renseignĂ© pour savoir quelles Ă©taient les meilleures conditions pour le rencontrer. On lui avait dit qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de passer la nuit sur le lieu oĂč elle devait le voir. Ainsi, elle serait Ă mĂȘme de le rencontrer dĂšs les premiĂšres heures du jour.
Elle dĂ»t donc quitter son logement car il se trouvait trop Ă©loignĂ© du lieu de rencontre. AprĂšs avoir louĂ© une voiture, elle se rendit sur le territoire oĂč il vit. On lui avait indiquĂ© et recommandĂ© une petite habitation oĂč elle pourrai passer la nuit et, si on peut dire, ĂȘtre Ă pied d’ Ćuvre dĂšs potron-minet. C’est donc le cĆur battant qu’elle fit le dĂ©placement vers la petite cahute qu’on lui avait recommandĂ©e.
Elle passa une nuit peuplĂ©e de rĂȘves et d’angoisses. Avant le lever du soleil, elle se rendit Ă l’endroit qu’on lui avait conseillĂ© comme Ă©tant le plus propice Ă la rencontre.
Une fois arrivĂ©e, elle attendit silencieusement et emplie d’espoir.
Et soudainement, elle l’entend, il n’est pas loin, il s’approcheâŠ
Il est lĂ ! Oui ! Il Ă©tait lĂ , devant elle, le “Cagou”, cet oiseau rare et endĂ©mique de la Nouvelle CalĂ©donieâŠ
Elle Ă©tait incommensurablement Ă©mue. Ils n’ont eu qu’un temps d’Ă©change de regards trĂšs bref. car “sous le coup” de l’Ă©motion, elle avait fermĂ© les yeux et lorsqu’elle les avait rouverts, il avait disparu.
Quoi qu’il en soit, elle L’avait vu, une rencontre avait eu lieu et peu importe qu’elle fut extrĂȘmement brĂšve.
Il y a des instants fugaces qui valent une éternité !

· Texte de Diaba Semega ·
Le sel de la vie
Tout sâest jouĂ© en un regard. Juste un.
Je ne parle pas d’un de ces regards superficiels qui partent d’une paire d’yeux vers une autre pour se sentir exister.
Non pas ces regards lĂ .
C’Ă©tait quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus vivant, et d’infiniment plus intense que tous les regards qu’on a posĂ© sur moi par le passĂ©.
Son regard semblait provenir du fond de son ĂȘtre. Il m’a pĂ©nĂ©trĂ©e jusqu’aux trĂ©fonds de mon Ăąme. Un frisson m’a parcourue de la tĂȘte aux pieds et Ă cet instant prĂ©cis, malgrĂ© la chaleur Ă©crasante de ce soleil au zĂ©nith, malgrĂ© ces gouttes de sueur que j’ai senti perler sur mon front, j’ai eu froid. J’ai eu comme le sentiment que je ne pourrais jamais rien lui cacher. Ni de ma vie, ni de mes sentiments, ni de mes secrets les plus profondĂ©ment enfouis.
Je me suis sentie mise Ă nue et vulnĂ©rable. J’ai eu peur pour la premiĂšre fois depuis un moment. Pas peur de lui. Bien au contraire. J’ai mĂȘme trouvĂ© dans la force de son regard quelque chose d’apaisant, de rassurant et de bienveillant. Mais j’ai eu peur de ce qu’il pourrait voir en moi. De ces choses que j’ai mi tant de temps, de soins et d’efforts Ă camoufler aux yeux du monde. Ces pensĂ©es sombres avec lesquelles je me suis retrouvĂ©e chaque fois que j’ai Ă©tĂ© laissĂ©e seule avec ma mĂ©moire et mes remords.
Une partie de moi aurait aimĂ© qu’il passe son chemin et qu’il m’ignore. Ou du moins qu’il fasse comme tous les autres jusqu’ici, qu’il se contente de m’observer en surface. Qu’il ne voit de moi que ce que je souhaitait lui montrer soit cette carapace imprenable de la femme forte. Celle qui reste de marbre devant ce qui Ă©tonne et surprend le commun des mortels. Celle qu’aucun homme ne saurait charmer et qu’aucune femme n’oserait dĂ©fier. Celle qui n’a ni le temps, ni l’envie d’ĂȘtre importunĂ©e. Celle qui a finit de ressentir et qui se contente d’exister.
Une autre partie de moi s’en est rĂ©jouie. Comme si Ă©puisĂ©e et lasse de ces combats interne, elle voyait en lui l’homme qui viendrait Ă bout de tous ces mensonges et de toute cette machination interne dont j’Ă©tais Ă©puisĂ©e.
J’Ă©tais si fatiguĂ©e de prĂ©tendre que cette fois lĂ l’espace d’un instant je me suis abandonnĂ©e Ă ses pupilles.
Ceux qui ont assistĂ©s Ă la scĂšne n’ont peut ĂȘtre pas remarquĂ©. Bien que je me tenais debout et droite comme un piquet, j’ai flanchĂ©. J’ai relĂąchĂ© toute la pression et je me suis laissĂ©e aller.
C’est parti du haut de ma tĂȘte. J’ai d’abord dĂ©tachĂ© ce chignon si tirĂ© que mes yeux en paraissaient bridĂ©s. J’ai fait glisser l’Ă©lastique et comme s’ils se sentaient enfin respirer, mes cheveux se sont renversĂ©s sur ma nuque et sur le long de mes Ă©paules. J’y ai passĂ© mes doigts. D’abord en massant lĂ©gĂšrement mes tempes. Puis en les caressant dans toute leur longueur. Comment ais-je pu oublier Ă quel point ils Ă©taient soyeux.
J’ai prit une grande et profonde inspiration. Et en expirant j’ai senti une Ă©norme pression s’en aller. Elle semblait partir du haut du chignon. Elle me tirait le front, me contraignant a regarder toujours droit et loin devant moi. Traversant ma nuque, elle maintenait mes Ă©paules en arriĂšre comme pour me donner l’air fiĂšre et toujours dĂ©terminĂ©e.
Une profonde inspiration, juste une.
Une fois l’air expirĂ©, j’ai ouvert de nouveau les yeux et c’est comme si cette pression, en disparaissant avait laissĂ© place Ă mes sens qui jusqu’alors n’avaient qu’une fonction pratique. J’ai perçu dans la chaleur du soleil ces caresses qui m’Ă©taient adressĂ©s. Sur mes joues, le bout de mon nez. Sur mes avant bras, mon lĂ©ger dĂ©colletĂ© et sur mes mollets. De sa lumiĂšre, il a prit soin de caresser toutes les parties de mon corps que ma robe voulait bien laisser entrevoir.
J’ai senti dans une lĂ©gĂšre brise cette lĂ©gĂšretĂ© avec laquelle la beautĂ© du monde s’offre Ă qui veut bien la percevoir.
La couleur et le parfum des fleurs, la grandeur et l’humilitĂ© des arbres. Ces marquages du temps et ces gages d’originalitĂ© prĂ©sents sur chaque visages autour de moi. C’est comme si en une profonde inspiration, en l’espace d’un court instant, de nouveau je suis nĂ©e.
J’ai de nouveau fermĂ© les yeux, curieuse de voir si en inspirant plus profondĂ©ment encore je pourrais de nouveau approfondir la rĂ©alitĂ©. Mais cette fois ci je voulais regarder dans le bleu de ces yeux qui m’ont tant perturbĂ©e. J’ai voulu voir et comprendre qu’est-ce qui dans le regard de cet homme avait dĂ©clenchĂ© chez moi une telle rĂ©action, un tel Ă©lan de libertĂ©.
Cette fois les Ă©paules totalement relĂąchĂ©es. LĂ©gĂšre comme le vent mais les pieds fermement enracinĂ©s j’ai prit une profonde inspiration. J’ai senti mon pouls battre la mesure pendant que mon cĆur jouait les mĂ©tronomes. J’ai souri intĂ©rieurement parce que pour la premiĂšre fois depuis longtemps, j’ai prit conscience du fait que j’Ă©tais bel et bien en vie. Ă cet instant prĂ©cis je me suis sentie en paix Ă l’intĂ©rieur de mon ĂȘtre. En phase avec toutes les Ă©motions de l’instant. En sĂ©curitĂ© malgrĂ© mes craintes. En paix malgrĂ© mes conflits internes. Je me suis donnĂ©e le droit d’ĂȘtre et je me suis juste acceptĂ©e.
J’ai expulsĂ© l’air de mes poumons et j’ai ouvert les yeux pour pouvoir les plonger dans les siens.
Seulement il n’Ă©tait plus lĂ .
Prise d’un lĂ©ger vent de panique j’ai regardĂ© tout autour, au prĂšs puis au loin mais plus rien.
Il avait disparu aussi soudainement qu’il Ă©tait apparu.
Je ne sais pas qui Ă©tait cet homme. J’en viens parfois Ă me demander s’il s’agissait d’un homme. J’ignore les circonstances qui ont fait que nous nous sommes croisĂ©s.
Tout ce que je sais c’est qu’il n’aura fallu qu’un regard de cet homme pour me reconnecter Ă la vie. Ă l’essence du monde et Ă la lumiĂšre de mon Ăąme.
A toi l’inconnu qui m’a aidĂ© Ă retrouver le sel de la vie. Merci.

· Texte de Jos Ros ·
Regard de lyre
Tout sâest jouĂ© en un seul regard. Julien ouvre les yeux, une cascade de points du jour, une petite lumiĂšre inonde son iris. Sa premiĂšre pensĂ©e inaugure ce dĂ©but de journĂ©e dâun soleil Ă©clatant pour une sortie ce dimanche quâil essaie de se prĂ©ciser. Il se frotte les yeux, se remĂ©morant le projet dâune randonnĂ©e dans la forĂȘt de Roquefavour le long du canal de Provence entre lâaqueduc et le village de Ventraben. Il jalonnera le sentier botanique, en solitaire, dĂ©cision quâil a prise depuis la pĂ©riode dâĂ©pidĂ©mie virale qui secoue le monde. Puis comme une douleur douce aprĂšs une piqĂ»re de ronce et le bain dans une eau fraiche pour la calmer, il se rejoue la discussion quâil a eue avec Isabelle, tout Ă fait inconnue avant sa rencontre fortuite Ă la mĂ©diathĂšque MĂ©jane, Ă Aix-en-Provence, la veille.
Tout sâest jouĂ© en un seul regard.Venu Ă©couter une confĂ©rence sur le langage des arbres, il prend note dâun poĂšme de Victor Hugo citĂ© par lâintervenant, au dĂ©but des Contemplations ; il se rend immĂ©diatement Ă la librairie la plus proche pour acheter ce livre, bien quâil le possĂšde dĂ©jĂ en version lassique Larousse, mais Ă©cornĂ© et passablement blessĂ© de tant de relectures, souvent tombĂ© de ses mains, avant de sombrer dans le sommeil, caressĂ© par les envolĂ©es lyriques du poĂšte Ă barbe blanche. Dans lâespace rĂ©duit dĂ©diĂ© Ă la poĂ©sie, il aperçoit une silhouette penchĂ©e sur le mĂȘme rayon. Au mĂȘme moment elle tend la main vers le recueil. DĂ©solĂ©s, par politesse, ils proposent de le laisser lâun Ă lâautre. Il frissonne Ă lâenvol de ce regard. Devant leur embarras, le libraire les rassure. Il a dâautres exemplaires en stock. La conversation sâengage. Elle sâappelle Isabelle, elle assistait Ă la confĂ©rence ; naturellement ils vont se retrouver autour dâun cafĂ© dans la galerie attenante, le livre Ă la main, Ă la page oĂč le poĂšme revit : Le poĂšte sâen va dans les champs. Leurs visages sâĂ©clairent comme les feux du phare du bout des yeux. Le projet solitaire de Justin devient un projet Ă deux. Ils dĂ©cident de traverser la forĂȘt, le recueil Ă la main pour en Ă©crire un autre, illustrĂ© par la marche imaginaire du poĂšte qui sâen vaâŠen forĂȘt, avec eux.
Chacun se prĂ©pare, agrĂ©ablement Ă©tonnĂ© de cette rencontre. Dans leur sac, carnet, crayons de dessin, appareil photo, une loupe et par superstition pour Isabelle, une boussole. Leur Ă©tat dâĂąme sera Ă©crit sur le papier recyclĂ©. Mots qui sâĂ©chapperont comme des feuilles de monnaie du pape de la poches de leur pantacourt. Ne pas oublier le livre.
Devant le panneau dâentrĂ©e du massif forestier, ils lisent les indications prĂ©cises et recommandations fortes pour ne rien abĂźmer ou prĂ©venir des incendies. Les visuels ont Ă©tĂ© pensĂ© pour ĂȘtre lus et dĂ©codĂ©s par tous. Ils dĂ©couvrent la carte boursoufflĂ©e par lâhumiditĂ© et la chaleur.
Julien tend la main Ă Isabelle sensible Ă cette marque dâaffection. Pour ne pas rĂ©pondre trop vite Ă cette sirĂšne, elle prend quelques mĂštres dâavance sur Julien qui marque ce retard dâun sourire. Plus loin il lit Ă haute voix les deux premiers vers :
Le poĂšte s’en va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il Ă©coute en lui-mĂȘme une lyre ;
â Ă ton avis quelle musique tâinspire cet endroit oĂč un pin salue notre arrivĂ©e ?
Sans attendre elle annonce ouvrant ses bras au pin :
â les quatre saisons de Vivaldi, non ?
â Pas mal, mais je pensais plutĂŽt Ă harmonie du soir.
â Mais ce nâest pas une composition musicale !
Julien marque un temps ; pour lui, poésie et musique sont une. Plus loin, arrivés dans un espace non arboré, pas tout à fait un champs, Isabelle décline :
“Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pĂąlir les couleurs,
Celles qui des paons mĂȘme Ă©clipseraient les queues,
Les petites fleurs d’or, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour l’accueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familiĂšrement, car cela sied aux belles”.
Julien, concentrĂ©, ses yeux rivĂ©s aux lĂšvres couleur dâĆillet sauvage reçoit ces vers comme lâeau fraĂźche jaillie dâune source, une claque sur le visage. En mĂȘme temps ils cherchent sur lâimmense tapis dĂ©roulĂ© sur la garrigue, ce qui est rubis, ce qui est couleur de roue de paon, ou or clinquant comme des pĂ©tales dorĂ©es, serti sur les colliers de reines, et bleu-ciel de myosotis. Ils ont dĂ©posĂ© dans leur herbier imaginaire ce linge piquĂ© par une couturiĂšre des champs, habituĂ©e aux cĆurs cousus par les fils dâherbes vertes.
â Oui il me sied dâĂȘtre cette belle, ou lâune de ces couturiĂšres ; tu en as connu beaucoup ?
Julien est surpris de tant dâarrogance. Et lĂ encore sa rĂ©ponse est muette. Isabelle prenant le ton dâune comĂ©dienne qui rĂ©pĂšte son texte, tel un merle moqueur, poursuit la lecture :
â tiens ! c’est notre amoureux qui passe ! Disent-elles.
Julien ne peut sâempĂȘcher de dĂ©clarer quâil est, depuis longtemps en pause dâamour. DĂ©pit quâil Ă©tale tous les matins comme du beurre sur la tartine du petit dĂ©jeuner quâil aimerait enfin partager. Avec la rebelle qui lâaccompagne ce jour ? Il poursuit, en lisant la suite :
“Et, pleins de jour et d’ombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridĂ©s, les chĂȘnes vĂ©nĂ©rables,
L’orme au branchage noir, de mousse appesanti⊔
Il reprend son souffle, sâassoit sur une roche blanche au pied du grand chĂȘne centenaire qui sâĂ©bouriffe au vent, offrant sa coiffure dentelĂ©e Ă Isabelle. Elle sâapproche, se penche et dis Ă lâoreille de Julien :
â Et murmurent tout bas, C’est lui ! c’est le rĂȘveur !
Julien rejoint à la course Isabelle, essoufflé, il la prend dans ses bras.
â Laissons le livre du poĂšte !
Tous deux le dĂ©posent au pied dâun pin, heureux de son nouveau statut de gardien littĂ©raire.
â Ăcrivons le nĂŽtre.Tiens tu vois ces feuilles, nomme les arbres qui les portent.
Isabelle le regarde droit dans les yeux,
â tu me prends pour un benĂȘt, comment dit-on au fĂ©minin, genette ?
Leurs rires rĂ©sonnent dans le vallon qui dĂ©bouche sur un bosquet dont les arbres sont des sentinelles variant leur couleur suivant les espĂšces, Ă©nigmes pour les peintres qui ont cheminĂ© sur ces terres. Peintures connues et redĂ©couvertes par nos promeneurs adeptes dâexpositions programmĂ©es aux quatre coins de la rĂ©gion.
â Nomme cinq arbres et tu auras une rĂ©compense, sinon un gage.
â ChĂȘne, pin, cyprĂšs, olivierâŠ
â Insuffisant, rattrapage si tu les cites par leur nom dâici dans la forĂȘt mĂ©diterranĂ©enne
â Et puis quoi, en latin ?
â Oui, dâailleurs ils Ă©taient signalĂ©s sur le dĂ©pliant que jâai pris Ă lâentrĂ©e.
â Tricheur, dis les moi quand mĂȘme.
â cyprenus simpervirens, e cetera.
Fous rires ; Julien ponctue avec difficultĂ© : pinus alepensis, quercus ilex, quercus pubescens, alba, junipenus oxycedraâŠ
Ils roulent sur les herbes vert-tendres sĂ©chĂ©es par le soleil, offrant Ă la forĂȘt les plus beaux rires en stĂ©rĂ©o de leurs joues roses dâenfants heureux. La magie de la forĂȘt les transforme en lutins. Ils reprennent leur marche, main dans la main, deux rĂȘveurs apaisĂ©s par la dĂ©couverte des espĂšces et leurs noms scientifiques, mais aussi par cette sensation de devenir unique et singulier, lâespace dâun temps suspendu aux aiguilles de lâhorloge solaire. Le livre dĂ©posĂ© au pied du pin a disparu. Isabelle lĂšve sa tĂȘte :
â le voilĂ la haut sur la plus haute branche !Tant mieux !
De retour ils franchissent la barriĂšre. Que sâest il passĂ© depuis ? Ils vont retrouver la sociĂ©tĂ© telle quâils lâavaient quittĂ©e, il y a quelques heures. Non, une autre sociĂ©tĂ© est possible, ce que chacun appelle le monde dâaprĂšs suite Ă cette malĂ©diction sanitaire .
Aux portes du village tout proche, ils sâĂ©tonnent de voir une humanitĂ© masquĂ©e. Que sâest il passĂ© en leur absence, le temps dâune promenade en forĂȘt ? Simplement peut-ĂȘtre lâantidote virale la plus efficace, tout sâest jouĂ© en un seul regard quand on a que lâAmour Ă offrir en partage.

· Texte d’Arnaud Boesch · 1Ăšre place
La quintette de cuivres
Les oiseaux pĂ©pient leur bonheur autour de nous, ça me donne la nausĂ©e. Le printemps aussi, les fleurs, le soleil, les enfants qui jouent et les filles affichant leur dĂ©colletĂ©, tout cela sent lâespoir de quelque chose qui ne viendra pas. Place de la RĂ©publique, comme pour exorciser un hiver trop rude, le gingko biloba centenaire exagĂšre sa floraison, câen est presque indĂ©cent. Lâoptimisme aveuglĂ© des passants, leur insouciance, me sidĂ©reront toujours. Sâils savaient quâune fin peut ĂȘtre si proche. Je suis seul et jâai froid, moi. Est-ce parce que je vis la nuit, est-ce parce que tout cela mâempĂȘche de dormir, ou simplement parce que quelque chose sâest Ă©teint Ă jamais?
CâĂ©tait un matin dâavril comme on en fait plein depuis des millĂ©naires, un matin identique Ă celui-ci. Les gelĂ©es de fĂ©vrier avaient laissĂ© place aux giboulĂ©es de mars, elle-mĂȘme chassĂ©es par la rosĂ©e prĂ©coce dâun mois dâavril trop chaud (le plus chaud depuis que les tempĂ©ratures sont enregistrĂ©es disaient-ils). Le soleil caressait sa peau au travers des carreaux mal lavĂ©s de la chambre de mon ancienne garçonniĂšre du quartier de la Krutenau. Il rĂ©chauffait lâappartement dont nous avions ouvert les fenĂȘtres la veille pour que nos voisins puissent nous entendre jouir au fil de notre Ă©treinte de fin de soirĂ©e, une de celles dont on a honte le lendemain, quand nos regards se croisent au-dessus dâun cafĂ© trop serrĂ© pour exorciser les dĂ©mons et les vapeurs dâalcool de la veille. Enfin, la honte de faire lâamour et la garçonniĂšre, câĂ©tait avant de la connaĂźtre. Elle, la seule, lâunique. Celle pour qui jâaurais donnĂ© ma vie et celle des autres aussi. Vous dĂ©voiler son prĂ©nom ne servirait Ă rien, ou Ă pas grand-chose, si ce nâest lâidentifier Ă votre voisine de palier ou Ă cette collĂšgue de boulot du bureau dâĂ -cĂŽtĂ©. Elle, surclassant toutes les pĂ©pĂ©es qui passĂšrent cette porte, avait le regard de ceux qui ont quelque chose Ă dire, les cheveux bouclĂ©s qui ont cette odeur chauffante et sucrĂ©e, la peau Ăącre lorsquâelle transpirait dans mes draps, le corps nimbĂ© dâune sorte dâaura qui nâavait rien de mortelle. Elle, pour laquelle jâavais arrĂȘtĂ© de fumer, mâĂ©tais mis ridiculement Ă faire du sport, stoppĂ© dĂ©finitivement de courir des jupons et Ă©chafaudĂ© des plans dâavenir soigneusement organisĂ©s : la maison, le jardin, les enfantsâŠ
AprĂšs notre dĂ©sormais classique rĂ©veil Ă 11h30 et le dĂ©briefing dâune soirĂ©e somme toute banalement excessive, nous sommes allĂ©s cuver ce qui nous restait de mauvais vin dans les veines au parc de lâOrangerie, ce petit havre de paix au milieu de la jungle strasbourgeoise. LĂ -bas, on y cueille des primevĂšres en avril, câĂ©tait sa fleur prĂ©fĂ©rĂ©e. Câest accoudĂ©s au kiosque, mĂȘlĂ© au son de ce quintette de cuivres quâelle mâannonça notre inĂ©vitable rupture.
Silence. K.O. debout, jâencaissai en me demandant malgrĂ© tout si ce nâĂ©tait pas un des nombreux effets secondaires des substances plus ou moins licites que jâavais alors lâhabitude dâabsorber. Silence. Ses excuses fusĂšrent : notre jeunesse et cette inexpĂ©rience, notre situation borderline, la crainte dâune lassitude, me reprochant au contraire notre intimitĂ© trop dĂ©bridĂ©e, lâĂ©loignement des amis Ă cause de notre fusion, les excĂšs, la jalousie, la fidĂ©litĂ©, lâinfidĂ©litĂ©. Plus elle voulait mâĂ©pargner, plus je me sentais persĂ©cutĂ©. Comment nây ai-je pas pensĂ© avant ? Des dĂ©tails surgissaient comme des Ă©vidences, et mon calme apparent nâavait alors dâĂ©gal que la violence de ce retour Ă une rĂ©alitĂ© que jâavais fui des mois durant. Si je fis Ă cet instant bonne figure, je savais que câĂ©tait le dĂ©but de ma fin. Que ce fut pour un autre homme ou une fille mâĂ©tait complĂštement Ă©gal, bien quâelle jurait que non. Les « câest pas toi, câest moi » dont jâavais tant usĂ© par le passĂ© me revenaient en pleine tĂȘte, accompagnĂ©s dâun incomprĂ©hensible « je tâaime » en guise de conclusion. Fin du match.
Une heure aprĂšs, elle avait fait son sac sans un regard, ce que je suppose, ne lâayant moi-mĂȘme pas regardĂ©e. Sur la table de nuit, comme une amulette, elle laissa alors la bague que je lui avait gagnĂ© Ă la fĂȘte foraine, cette fameuse soirĂ©e oĂč nous nous Ă©tions embrassĂ©s pour la premiĂšre fois.
Une semaine plus tard, jâavais abandonnĂ© mes Ă©tudes pour me lancer dans la musique, chose Ă laquelle je nây comprenais strictement rien mais qui me permis dâĂ©prouver le mythe du musicien entourĂ© de ses groupies. Lâalcool et la fumette firent rapidement place au crack et Ă lâhĂ©ro. Les amourettes de fac remplacĂ©es par des coups dâun soir dans des taudis en Ă©change de quelques grammes pour planer un peu plus au-dessus du morne quotidien de ce dĂ©but dâĂ©tĂ©. La chute en avant continua lorsque mes parents me coupĂšrent le peu de vivres dont je disposais suite Ă lâannonce de mon Ă©viction de la facultĂ© de droit et mon soi-disant penchant pour la « dĂ©bauche ». Câest vrai que pour devenir un homme, paraĂźt-il, il faut savoir se dĂ©brouiller par soi-mĂȘme. Ce qui devait selon eux me servir de leçon, me servit dâascenseur vers le trĂ©fonds. Si dormir Ă la belle Ă©toile tout un Ă©tĂ© sâapparente Ă une chance, la caresse des nuits de septembre laissent vite place Ă la morsure du crĂ©puscule de novembre, et les petits bourgeois qui venaient discuter le bout de gras sur les quai de lâIll en aoĂ»t filĂšrent dare-dare prĂ©parer leur calendrier de lâAvent chez maman lorsque nous nâĂ©tions plus que trois Ă regarder le mercure frĂŽler les -10°C, la nuit oĂč Le Claude sâest fait emmener lors dâune maraude.
Câest le lendemain de cette glaciale soirĂ©e que je la vis Ă nouveau pour la premiĂšre fois. Puisque le hasard fait bien les choses selon lâadage, jâaurais aimĂ© cette fois ne pas le faire mentir. Son regard pĂ©nĂ©trant nâavait pas changĂ©, je devinais son odeur inoubliable, le grain Ă©raillĂ© de sa voix Ă©tait tel que lorsquâelle me laissĂąt hier, seule sa tĂȘte enturbannĂ©e mâinterdisait dâentrevoir cette chevelure dâĂ©bĂšne aux milles reflets que jâavais si souvent malmenĂ©e lors de nos Ă©treintes passĂ©es. Et pour cause, la pĂąleur criante de son visage aurait dĂ» me mettre sur la voie, tout comme les tremblements de ses mains maigres, ou ses lents gestes froids. En une fraction de seconde je compris ma mĂ©prise, lorsque jâosai lui demander « Cancer ? » elle me dit « Foie », je lui rĂ©pondis « Depuis ? » elle rĂ©torqua « Avril », me tendit un euro puis tourna le dos. Ce fut lâultime fois que je la vis.
Quelques mois auparavant, aveuglĂ© par mon nombrilisme, je nâavais pas reconnu ce geste dâextrĂȘme pudeur, cette volontĂ© de mâĂ©pargner le partage des derniĂšres heures dâune condamnĂ©e. Elle avait voulu me prĂ©server de cette cynique rĂ©alitĂ© en me mettant volontairement hors-jeu, et mon Ă©goĂŻsme exacerbĂ© ne mâavait mĂȘme pas fait me questionner sur la raison de cette Ă©viction.
Narcisse eut Ă©tĂ© fier de moi, me noyant dans ce torrent dâexcĂšs pour apaiser mon dĂ©testable Ă©go.
Mais jâĂ©tais dĂ©jĂ tombĂ© si bas quâil mâĂ©tait impossible de revenir Ă la surface. Dans mon bunker de carton, les vaisseaux dilatĂ©s par la vinasse que consentait Ă me vendre le gĂ©rant de la supĂ©rette du coin en Ă©change du fait que jâaille dormir cent mĂštres plus loin, je passais un hiver presque agrĂ©able Ă cĂŽtĂ© du sien. On me rapporta que les chimios nâont eu pour effet que de retarder lâinexorable, quâelle fut sĂ©datĂ©e en fĂ©vrier pour partir quelques longues semaines aprĂšs.
Ses obsĂšques ont lieu aujourdâhui, je me suis lavĂ© lundi dernier, ça devrait aller en restant loin du cortĂšge ; je passe le moins miteux de mes complets guenilles-haillons puis lui cueille un dernier bouquet de primevĂšres, et ces putains dâoiseaux pĂ©pient leur bonheur autour de nous.

· Texte d’AthĂ©naĂŻs Grave ·
Pique-nique en famille
Les oiseaux pĂ©pient leur bonheur autour de nous. Le soleil est Ă©clatant. Des graines de pissenlit volent et se collent dans nos cheveux. Le sourire Ă©clatant sur ses lĂšvres. Nous rions. Le temps sâest arrĂȘtĂ© Ă lâombre de ce grand chĂȘne oĂč nous nous racontons de vieux souvenirs. OĂč nous refaisons le monde. Jâadmire ma petite famille au grand complet. LâatmosphĂšre est chaleureuse et lĂ©gĂšre. Un petit bouquet de fleurs repose sur la serviette que nous utilisons en guise de nape de fortune. Nous mangeons Ă la bonne franquette. Ma fille ouvre de grands yeux Ă©bahis quand elle dĂ©couvre un grand papillon, probablement un machaon, posĂ© sur lâĂ©paule de son grand-frĂšre. La prĂ©sence de lâinsecte majestueux illumine leurs deux jeunes visages. Le rayonnement de leur joie rivalise avec celui de lâastre du jour.
Soudain, lâalarme de mon tĂ©lĂ©phone sonne. Le temps ne sâarrĂȘte jamais bien longtemps. Il est lâheure de plier bagage. De refermer la parenthĂšse. La bouteille dâoxygĂšne est presque vide. Il reste seulement de quoi retourner Ă lâhĂŽpital. Je range nos affaires, sachant que nous vivons sans doute les derniers instants de notre famille rĂ©unie. La rĂ©alitĂ© me revient en pleine face. Nous vivions un merveilleux arrĂȘt sur image mais la tĂ©lĂ©commande de la vie Ă rappuyer sur play. Je croise alors son tendre regard qui me fixe. Son visage est barrĂ© par ce tuyau en plastique sous son nez. Maigre fil le retenant encore Ă la vie. Ses grandes pupilles courageuses semblent me dire, rassurantes : « Ne tâen fais pas Maman, tout ira bien. »

· Texte de Dorothée Fourez ·
Des saisons
Les oiseaux pĂ©pient leur bonheur autour de nous, dans les arbres en bourgeons, ils tiennent conversation et ravissent nos oreilles Ă l’heure du coq, la brume matinale les rend invisibles. La campagne rĂ©sonne de leurs babillages incessants, pourtant, la lune Illumine encore la voĂ»te astrale. Ils s’Ă©veillent et accueillent un autre jour. Ils annoncent le printemps et ses jeunes pousses, le retour du soleil et des fleurs colorant la nature, un renouveau enjolivant nos paysages.
Migrateurs ou pas, ils nous montrent le chemin vers de meilleurs lendemains, et l’Ă©tĂ© s’en vient. Dans leurs battements d’ailes un sentiment de libertĂ© et dans leurs envols nos rĂȘves d’ailleurs.
Mais attention, si leurs chants deviennent grondement, gare Ă l’orage et aux tremblements.. De concert, ils prĂ©viennent des dangers et s’enfuient vers des terres apaisĂ©es. Une fois, le pĂ©ril Ă©cartĂ©, ils rĂ©investissent nos jardins et leurs mĂ©lodies calment nos humeurs, quoi de mieux pour atteindre le cĂ©leste qu’une sieste aux sonoritĂ©s enchantĂ©es.
Ils gazouillent et chantent, ils piquent et paradent, quelque soit leur plumage, leur ramage est une ode Ă l’amour et attise de vibrantes Ă©motions, une aria d’allĂ©gresse.Et l’automne passe, pour quelques-uns c’est l’heure du dĂ©part et de retrouvailles incertaines. Pour d’autres, c’est l’attente patiente de nouveaux habitants.
Nous n’imaginons pas nous, humains, que dans les branchages se dissimulent des histoires de passions et de familles, d’illusions et de dĂ©chirements, de naissances et d’adieux. Simplement des vies aux creux de nids douillets, ⊠les oiseaux pĂ©pient leur bonheur autour de nous, jusqu’aux prochains frimas.

· Texte de Fiorine Donurb ·
Fiorine
Les oiseaux pĂ©pient leur bonheur autour de nous. Fiorine maugrĂ©e : « Toute la nature a lâair heureuse, mais personne ne voit ma tristesse⊠»
Fiorine sâen voulait tellement⊠Oui, tellement dâavoir Ă©tĂ© trop gentille⊠Quand est-ce quâelle redeviendrait de nouveau rayonnante comme ces oiseaux ? Quand ? Oh, pourtant, sur le papier, elle avait tout pour ĂȘtre heureuse : une bonne santĂ©, deux beaux enfants, une maison, un travail quâelle adorait, une famille bienveillante et un amoureux si charmant⊠Enfin, pas si charmant en rĂ©alitĂ©âŠ
Fiorine Ă©tait spontanĂ©ment empathique depuis toute petite⊠Elle Ă©tait lâaĂźnĂ©e dâune fratrie de sept enfants et elle aimait sâoccuper de ses petits frĂšres et sĆurs, jouer avec eux, les consoler, les Ă©couter quand ils avaient un secret Ă lui confier, et rĂ©ciproquement. Et câest tout naturellement quâavec ce trop-plein dâempathie, elle devint psychologue pour enfants.
CĂŽtĂ© cĆur, elle rencontra un amoureux. Il Ă©tait charmant et attentionnĂ© : il lui mitonnait de bons petits plats, la submergeait de compliments et de cadeaux : des robes hors-de-prix, des bijoux, des week-ends en amoureux Ă lâhĂŽtel⊠Tout alla trĂšs vite : la maison, la grossesse⊠Ah lĂ , les oiseaux pouvaient pĂ©pier leur bonheur !
Et puis, la dĂ©gringolade⊠insidieuse⊠Fiorine passa le premier mois aprĂšs la naissance de leur fils Ă pleurer⊠Oui, Ă pleurer ! Elle ne lâaurait jamais cru⊠Pourtant, elle avait tout pour ĂȘtre heureuse ! Oh cela devait ĂȘtre le baby-bluesâŠ
Quand mĂȘme, certains comportements de son si charmant amoureux lâavait déçue⊠Le premier soir lors du retour de la maternitĂ©, il avait hurlĂ© sur leur bĂ©bĂ© qui pleurait alors que, le pauvre, il souffrait car il avait des coliques et un reflux gastro-Ćsophagien⊠Ensuite, son si charmant amoureux avait passĂ© tout son congĂ© de paternitĂ© Ă la pĂȘche avec ses « potes »⊠« De toute façon, câest toi qui lâallaite, je ne vois pas ce que je pourrais faire ! », lui rĂ©pondait-il quand elle lui rĂ©clamait dâĂȘtre davantage prĂ©sentâŠ
Enfin, Fiorine se rĂ©signa en se disant quâaprĂšs tout, son si charmant amoureux nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas Ă lâaise avec les nourrissons et quâil redeviendrait attentionnĂ© lorsque leur bĂ©bĂ© grandirait⊠Et puis, sa belle-famille Ă©tait trĂšs gentille avec elle et sa mĂšre vint lâaider lorsque leur fils eut un moisâŠ
Toutefois, le bĂ©bĂ© grandissait et son si charmant amoureux devenait de moins en moins attentionnĂ© jusquâau jour oĂč il lui annonça en fanfaronnant : « Ăa y est : jâai une maĂźtresse ! » Elle Ă©carquilla les yeux et lui demanda si câĂ©tait vrai car il aimait faire des blagues⊠En voyant sa rĂ©action, il rĂ©pondit que, bien sĂ»r, il plaisantait ! Elle eut un doute, mais ferma les yeux car elle voulait sâaccrocher Ă cet idĂ©al de famille, Ă SON idĂ©al de famille⊠Quoique, trĂšs franchement, elle trouvait que son amoureux Ă©tait de moins en moins charmantâŠ
Tant bien que mal, la vie continua son cours⊠Fiorine reprit le travail, sâoccupait de son bĂ©bĂ© tandis que son amoureux pas si charmant Ă©tait de plus en plus absent, ne lâaidait pas et commença Ă la critiquer : « Tu as un Master deux en psychologie, mais tu ne sais mĂȘme pas tâoccuper dâun bĂ©bĂ© ! » Oui, câest vrai, leur fils dormait peu, se rĂ©veillait souvent la nuit et Ă©tait agité⊠Fiorine Ă©tait de plus en plus fatiguĂ©e et commença effectivement Ă douter de ses capacitĂ©s Ă Ă©lever un enfant⊠Lorsquâelle Ă©tait au bord de lâĂ©puisement, elle se demandait Ă quel moment elle avait bien pu sâembarquer dans cette galĂšre⊠Mais, elle se disait quâaprĂšs tout, câĂ©tait peut-ĂȘtre ça la vie de coupleâŠ
Et puis, de temps en temps, lorsque vraiment son amoureux pas si charmant sentait quâelle Ă©tait au bout du rouleau et quâelle risquait de sâĂ©chapper, il enfilait de nouveau son costume de prince charmant et lâemmenait au cinĂ©ma ou au restaurant⊠Quoique, le restaurant, Fiorine nâaimait plus trop sây rendre avec lui car elle trouvait sa conversation stupide et il passait son temps Ă sâextasier sur la beautĂ© des serveuses⊠Elle se demandait bien ce quâelle avait pu trouver de charmant chez son amoureuxâŠ
En outre, Fiorine, qui Ă©tait trop gentille, nâaimait pas les conflits et faisait tout pour les Ă©viter, câest pourquoi elle acceptait beaucoup de compromis. Enfin, plutĂŽt, elle se pliait aux dĂ©sirs de son prince pas si charmant en pensant quâaprĂšs tout, câĂ©tait peut-ĂȘtre ça la vie de coupleâŠ
Jusquâaux premiers coups⊠sur leur fils de trois ans⊠avec un bĂąton⊠soi-disant pour le punir⊠car il nâavait pas Ă©tĂ© sage Ă lâĂ©coleâŠ
Autant Fiorine pouvait accepter tous les caprices de cet homme pas si charmant, autant elle ne put supporter quâil sâattaque Ă leur fils au nom de principes Ă©ducatifs obsolĂštes⊠Elle sây opposa fermement. Mais, le lendemain, lors de la douche de son petit, elle vit quâil avait un hĂ©matome de la taille dâun Ćuf sur la fesse gauche : « Papa tâa puni ? » DĂ©cidĂ©ment, son homme pas si charmant se fichait Ă©perdument des convictions de Fiorine⊠Hum, quand mĂȘme, câĂ©tait ça la vie de couple ?
Jusquâaux premiers coups⊠sur elle cette fois⊠car elle avait dĂ©couvert quâil avait une maĂźtresse⊠en regardant dans son tĂ©lĂ©phone⊠AprĂšs tout, comme il le lui avait expliquĂ© : câĂ©tait de sa faute, elle nâavait pas Ă fouiller dans son tĂ©lĂ©phone !
Cette fois, elle se dit que, non, vraiment, ça ne pouvait pas ĂȘtre ça la vie de couple⊠Elle annonça Ă cet homme pas si charmant et un peu violent quâelle allait le quitterâŠ
Quel miracle ! Le lendemain, il arriva avec un bouquet de roses rouges, une bague en diamant, un discours charmeur avec des excuses et une demande en mariage ! Fiorine fondit⊠AprĂšs tout, câĂ©tait peut-ĂȘtre ça la vie de couple⊠avec des hauts et des bas⊠Et puis, ça nâĂ©tait arrivĂ© quâune fois⊠Elle sâaccrocha Ă cet idĂ©al de famille, SON idĂ©al de familleâŠ
Ah, avec ces fiançailles, elle se dit quâelle allait enfin retrouver son amoureux si charmant, les oiseaux pourraient Ă nouveau pĂ©pier leur bonheur autour dâeux !
Mais non, la dĂ©gringolade se poursuivit⊠de plus en plus profonde⊠Cet homme pas si charmant et de plus en plus violent la critiquait constamment, la battait et lui faisait du chantage affectif pour quâelle se soumette Ă ses fantasmes sexuels : « Tu es ma femme ! Si tu ne veux pas assouvir mes pulsions sexuelles, jâirai voir ailleurs ! » Elle obĂ©issait pour lui faire plaisir, sans mĂȘme savoir quâil avait dĂ©jĂ un harem Ă lâextĂ©rieur⊠DĂ©cidĂ©ment, elle Ă©tait vraiment trop gentille⊠Elle lui cherchait des excuses : il nâavait pas eu une enfance facile, et puis, câĂ©tait vrai que depuis quâelle Ă©tait maman, elle avait moins de temps Ă consacrer Ă son homme⊠Mais, la vĂ©ritĂ© (quâelle nâosait sâavouer), câĂ©tait quâelle nâĂ©tait plus amoureuse de cet homme pas si charmant et trĂšs violent, et quâelle se sentait tellement dĂ©valorisĂ©e quâelle nâavait mĂȘme plus le courage de partir⊠Elle eut mĂȘme un autre enfant avec lui⊠Ah, elle sâaccrochait Ă SON idĂ©al de familleâŠ
Et tout dâun coup, patatras ! Tout sâĂ©croula ! Ce fut la maĂźtresse de trop ! Le coup de trop ! un bras cassé⊠juste aprĂšs la naissance de leur second filsâŠ
Elle porta plainte Ă la police et fut reçu Ă lâunitĂ© mĂ©dico-judiciaire oĂč elle rencontra un mĂ©decin et une psychologue. Elle entendit les mots : violences conjugales, pervers narcissique, dĂ©valorisation, infidĂ©litĂ©, manipulation, exploitation, dĂ©ni⊠Le dernier mot rĂ©sonnait dans sa tĂȘte : DĂNI, ouiâŠle DĂNI⊠Elle sâĂ©tait tellement accrochĂ©e Ă SON idĂ©al de famille, Ă sauver les apparences, quâelle sâĂ©tait perdue en route⊠Et pourtant, elle Ă©tait psychologue ! Elle aurait dĂ» se rendre compte que cet homme pas si charmant la manipulait depuis le dĂ©but ! Ah, elle sâen voulait de sâĂȘtre laissĂ©e piĂ©gerâŠ
Heureusement, les oiseaux lui pĂ©piĂšrent : « Ne culpabilise pas Fiorine, tant que les victimes sont dans la relation toxique, elles ne se rendent pas compte du manĂšge pervers de leur bourreau⊠Nâoublie pas que ton prĂ©nom vient du mot latin flos qui signifie fleur et quâun jour le bonheur Ă©clora de nouveau sur tes pĂ©tales ! »
Et pour terminer cette sĂ©lection, je vous prĂ©sente le mien, hors concours, d’inspiration Hemingway saupoudrĂ©e de mystĂšre :

· Texte d’Amelia Pacifico ·
CâĂ©tait juste pour rire, vraiment.
AprĂšs tout, quand on y pense,
nous n’Ă©tions que des enfants
Sans conscience des consĂ©quences…
Merci Ă tous pour vos participations et lectures !
A bientĂŽt đ
â