Participations au Rendez-Vous des Plumes – Juin 2022

Bonjour ! 😊

Je récupère tout juste l’accès à la partie blog du site, petit souci technique de mise à jour qui a traîné en longueur, veuillez m’en excuser !

Nous découvrons donc aujourd’hui les textes participant au thème guide non obligatoire “Puzzle” avec les listes de mots imposés, qui a réveillé une certaine créativité chez les plumes qui ont tenté l’aventure ! Jugez plutôt…

Les textes ne sont relus qu’au moment de leur publication, et ce uniquement dans le but de vérifier qu’ils ne contreviennent pas au règlement de l’atelier d’écriture. Si le cas devait se produire, le texte ne serait tout simplement pas publié, sans autre recours possible de son auteur. La Petite Boutique des Auteurs n’est pas responsable des coquilles, fautes d’orthographe, syntaxiques ou grammaticales éventuellement présentes dans les textes qui participent au Rendez-Vous des Plumes.
Merci d’en prendre note avant lecture.

Amelia

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· Texte dAntoine Bouvier ·

Le Dahu

Lorsque le Créateur eut réglé le déséquilibre gravitationnel existant entre les corps célestes orbitant autour du soleil, il se préoccupa de les pourvoir d’êtres vivants, végétaux et animaux en fonction de la nature de leur environnement gazeux, tellurique ou aqueux. 
L’homo sapiens, bipède ingénieux, émergea à l’issue d’une longue évolution telle que décrite par le naturaliste Charles Darwin et, depuis sa grotte calcaire, assista au déclin progressif d’espèces condamnées par leur impuissance à s’adapter à de rapides variations climatiques et alimentaires.
Ainsi la Licorne, le Griffon, la Vouivre, bêtes encore décrites communément par les moines au Moyen-Age disparurent rapidement pendant le Petit Age Glaciaire, au quinzième siècle.
Un animal eût la chance d’échapper à cette triste fin car, habitué à la froidure des montagnes comme l’est le chamois à qui il ressemble étrangement, il sut s’adapter grâce à un modus vivendi discret en se cantonnant essentiellement dans les hautes forêts de conifères du massif pyrénéen, entre l’Ariège et les Hautes Pyrénées. Ce caprin dénommé  dahu (ascentus lateralis), n’est visible que lorsque la neige a libéré les pentes rocheuses, au début de l’été. On peut alors l’apercevoir en train de jouer au milieu des premières pousses d’asphodèle ou d’astragale.
Aujourd’hui, les bergers ou chasseurs d’isard de la vallée d’Ossau ou du massif de l’Arbizon qui ont eu la chance de voir surgir un dahu, en dehors des secteurs boisés, isolé sur les sommets ou au-dessus des rimayes, se comptent sur les doigts d’une main mais leurs descriptions convergent pour en faire un portrait fidèle.
De robe fauve, sans tache claire frontale comme l’isard mais muni, comme ce dernier, d’une crinière sur le dos, d’une petite queue en forme d’arc dirigé vers le ciel et de deux cornes verticales à pointes recourbées en crochet vers l’arrière, ce mammifère jouit d’une excellente agilité, cependant monodirectionnelle en raison d’une particularité anatomique qui lui est propre : deux pattes latérales nettement plus courtes, adaptation au déplacement sur terrain pentu, sans fatigue aucune. Naturellement, les pattes courtes sont en amont et les longues, en aval, ce qui lui permet de conserver une parfaite horizontalité abdominale lorsqu’il se déplace à flanc de montagne.
Incapable de progresser selon la ligne de plus grande pente, sa course est cependant très véloce pour échapper aux avalanches ou disparaître derrière le chaos d’un éboulis. Le dahu vit en solitaire, pas en harde comme son cousin, l’isard, qu’il ne peut suivre dans les zones de parois, escarpées.
Est-il le produit d’une mutation ou d’une adaptation à un environnement spécifique? Rien n’est sûr et en l’occurrence, il est admis que cette singularité est sans doute aussi ancienne que l’animal lui-même, puisqu’on la retrouve, croquis fidèle, sur une peinture rupestre de la grotte du Mas d’Azil, en Ariège. Cette morphologie particulière a permis de distinguer deux sous-espèces qui se rencontrent rarement, sur la même montagne, sauf en tête à tête.
— le dahu dextrogyre qui possède des pattes plus courtes du côté droit, et ne peut donc se déplacer à flanc de montagne que dans le sens des aiguilles d’une montre ; le dahu lévogyre dont les pattes plus courtes du côté gauche, l’obligent à se déplacer dans le sens contraire des aiguilles d’une montre.
Pour atteindre le sommet d’une montagne isolée, les deux types de dahu doivent donc se déplacer en une longue spirale autour de la montagne.
A la saison des amours, les membres de chaque sous-espèce, dextrogyre ou lévogyre, se reproduisent durant les premiers mois de l’année. L’accouplement avec une femelle consentante, dans une sapinière peu accessible, fait suite à un combat déstabilisant entre mâles, le vaincu, l’arrière-train en charpie, pouvant chuter dans une rimaye ou un ravin.  Il arrive aussi que le mâle vainqueur, aveuglé par le désir, dépasse sa dulcinée et, évitant de rebrousser chemin, se voit contraint de faire un tour de montagne avant de la retrouver, sort injuste… en compagnie d’un autre mâle.
Si les dahus dextrogyres, tout comme les lévogyres, se reproduisent entre eux, sans problème majeur, s’appuyant latéralement du côté « longues pattes » contre une barre calcaire, il arrive que deux dahus morphologiquement différents parviennent à se reproduire. Cela nécessite des conditions topographiques particulières, une doline ou un fossé peu profond en Y ou bien une crête étroite avec des degrés de pente favorables, autorisant une marche arrière, parallèle, prudente et minutieuse. Le produit, stérile comme l’est le mulet, issu de l’amour d’un cheval pour une ânesse, peut comporter deux pattes courtes devant et deux pattes longues à l’arrière ou la disposition inverse ou encore quatre pattes de même longueur.
Dans le livre de chasse de Gaston Phoebus, il est fait mention de la chasse au dahu : « Comment on doit chasser et prendre le bouc ou dahu sauvage, un saisissable rochassier ».
Au sein d’une forêt d’altitude en hiver, on a le plus de chance de l’approcher, seul, « à l’accroupie » ou en battue. Seul, tout consiste à avancer en silence et à reconnaître le bruit caractéristique et irrégulier de chevrotement ou chuintement produit lorsque le dahu libère périodiquement ses fosses nasales d’aiguilles de sapin accumulées ou lorsqu’il croque des baies à noyau dur.  Parce que l’animal jouit d’un odorat très développé et est capable de sentir à distance les odeurs de transpiration, il est fort recommandé au chasseur de mettre préalablement ses pieds et ses mains dans l’eau et de les frotter avec de la menthe sauvage.
La chasse en battue ou « à cor et à cri » consiste à effrayer le dahu et à le pousser au pied des parois ou l’attendent des chasseurs embusqués. Leur apparition soudaine en face de lui, à faible distance, accompagnée d’un cri strident, le pousse à se retourner pour fuir, occasionnant une perte immédiate d’équilibre et une longue chute le long de la pente. Il n’est alors pas toujours aisé d’aller le chercher.
Avant 1789, Louis Ramond de Carbonnière, parti botaniser du côté de la Brèche de Roland, a fait une description précise du chasseur local, type:
« Je vis un homme, armé d’un fusil et qui descendait avec un air d’agilité et de fierté que j’admirais… Je remarquais ses crampons suspendus à son sac et la petite hache qu’il portait à sa ceinture pour tailler sa route dans la glace… Cet homme avait la figure hardie et fière ; une barbe épaisse et frisée se confondait avec ses cheveux noirs et crépus ; sa large poitrine était découverte et ses jambes nerveuses, nues; pour vêtement, il avait un lainage épais, et pour chaussures celles des Romains et des Goths ; un morceau de peau de vache, le poil en dehors, appliqué en matière de semelles à la plante du pied et serré au moyen de deux courroies pour se lier au-dessus des chevilles. Tel est l’uniforme et la mine du vrai montagnard, du chasseur de dahu de cette haute région.
Le dahu est-il une espèce en voie de disparition et donc protégée, aujourd’hui ? Sans doute, pour le préfet de l’Ariège qui a classé la partie montagneuse du massif de l’Arize près de Saint-Girons, appartenant au Parc National Pyrénéen, comme zone de protection du dahu, (arrêté de conservation de biotope, en date du 1er avril 1980, bâtiment de la Halle). La chasse au dahu y est strictement interdite, sans autorisation préfectorale.
L’écrivain et grimpeur Sylvain Tesson va très prochainement se rendre dans les Pyrénées Centrales pour y débusquer le dahu. On peut lui faire confiance après avoir réussi à filmer de superbe façon la « Panthère des Neiges », un autre animal particulièrement rare et discret sur les plateaux tibétains.


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· Texte d’Athénaïs Grave ·

Voyage introspectif

Aujourd’hui, je vous invite dans un voyage pas comme les autres. Où allons-nous ? Dans un endroit très secret que très peu ont l’occasion de voir. Nous allons visiter ma tête ! Quelle drôle d’idée me direz-vous ? A cette époque de l’année, on préfère farnienter sur une plage ou jouer les aventuriers à l’autre bout du monde. Oui, il est clair que ma tête n’apparaît pas à première vue comme la destination de vacances de rêves et je n’en voudrai pas à ceux qui préféreront des destinations plus classiques. Mais pour ceux qui sont curieux, ou qui n’ont rien de mieux à faire, c’est parti ! Je vous demanderai simplement de ne rien toucher et de laisser chaque chose à se place. C’est déjà assez difficile pour moi de m’y retrouver, n’allez pas perturber encore plus mon esprit, je vous en serai reconnaissante.
Comme vous pouvez le voir, c’est un peu le fouillis. Du moins en apparence, c’est dans ce petit bazar que je me sens bien. Mon système de classement n’est pas des plus ingénieux et le tri n’est fait qu’à un rythme très irrégulier, je le reconnais. Je vous l’avoue, je m’y perds moi-même parfois mais c’est dans cet univers entropique que naît ma créativité. A ce propos, par souci de sécurité, je dois vous avertir : vous verrez peut-être des éclairs surgir de temps à autres de façon totalement aléatoire. Ne prenez pas peur, ce sont simplement des idées. Elles viennent comme ça, sans prévenir, en espérant que je les couche sur le papier. Elles restent rarement très longtemps. Si elles ne sont pas utilisées dans les plus brefs délais, elles s’en vont aussi vite qu’elles sont arrivées. Elles sont un peu susceptibles, et guère patientes. Je trouve ceci un peu injuste à mon égard, je ne peux pas être en permanence à leur disposition. Ce n’est pas pour autant que je ne leur apporte pas ma plus attentive considération.
Je vois que vous commencez à esquisser un premier croquis de ma personnalité. Bon par où commencer notre visite… ? Je sais ! Nous avons tous notre jardin secret, n’est-ce pas ? Un espace parallèle où nous aimons nous réfugier. Je vais vous présenter le mien. Je ne l’ai encore jamais montré à personne. Allez-y, ne soyez pas timide, entrez ! On se croirait dans la bibliothèque du Trinity College de Dublin ? C’est exactement ça, à peu de chose près. Je ne l’ai jamais vu en vrai, seulement en photo, mais ce lieu m’a toujours fait rêver. Les bibliothèques ont toujours quelques choses de magique, vous ne trouvez pas ? Elles sont les portes vers d’autres mondes. Fantastiques, surréalistes, beaux, étranges, inconnus, parfois effrayants, d’autres fois paradisiaques… Mais toujours une nouvelle voie d’évasion. Si la machine à voyager dans le temps existe, à coup sûr c’est une bibliothèque. C’est mon endroit préféré. Si je pouvais, j’y resterais cachée toutes mes journées…
Bon, passons à la suite maintenant. Je vous conseille d’enfiler un lainage. Nous allons nous rendre dans la zone la plus glaciale de ma tête. J’y ai passé beaucoup de temps par le passé, maintenant je fais de mon mieux pour l’éviter mais malheureusement, cette partie de moi me rappelle encore à elle de temps à autre, malgré mes efforts. J’aurai voulu vous épargner cette partie, mais sans elle, vous n’aurez qu’une esquisse de qui je suis. Nous voici sur la Banquise des Mauvais Souvenirs et de la Dépression. C’est grand, beaucoup trop grand, … Chacun de nous a sa banquise, sa part de froid dans le cœur. Elle n’est pas toujours aussi étendue mais, il arrive qu’elle soit plus vaste encore. Même l’homme le plus heureux du monde a un jour pleuré. Même la personne la plus comblée de la Terre a ses fissures et ses icebergs à la dérive. Parfois, la chaleur d’un être cher parvient à les faire fondre, mais la banquise ne disparaît jamais complétement. Elle fait partie de notre histoire à chacun. Et sans elle, nous ne connaîtrions pas la valeur des moments heureux.
Pour finir sur une note plus joyeuse, je vais désormais vous montrer mon petit grain de folie. Bienvenue dans la Halle aux Jeux de Mots ! La décoration est quelque peu criarde, je vous l’accorde. On se croirait à l’intérieur d’un tableau de Picasso. Pour entrer, il faut sonner aux clochettes de muguets. La lumière éclot en appuyant sur les boutons de roses et se referme en pressant les oranges. Le cyan coule du plafond. La tâche fauve dans le fond attaque les yeux. Les murs de moutarde piquent un peu le regard. Le tout est acidulé d’une touche de framboise. Ce mélange de couleur donne du peps et le sourire pour toute la journée.
Et voilà, chers visiteurs, la visite s’achève pour aujourd’hui. Si vous le souhaitez, vous pourrez revenir demain. Il nous reste encore plusieurs pièces à découvrir. Avec ces dernières vous aurez une vision d’ensemble de la personne complexe que je suis et le puzzle sera enfin complet. Alors je vous dis à demain, si le cœur vous en dit.


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· Texte de Kiznaisen ·

Il regardait le ciel. Elle admirait la Terre. Une seule pensée les animait : savoir ce que faisait leur moitié à cet instant précis. Une interrogation mêlée d’appréhension, que le cœur compensait par des battements plus lents. Tous les deux luttaient contre l’appel de l’ennui, une souffrance dont ils resteraient prisonniers si par malheur ils faiblissaient de trop.
L’infinité de l’espace se reflétait dans ses yeux aux reflets d’argent, mais le sourire qu’elle arborait à chaque découverte ne durait jamais longtemps. Elle ne s’interdisait rien. Jamais. La croyance d’une autre beauté inédite qui l’attendrait à quelques pas d’elle lui donnait des frissons dans le dos, jusqu’au point de la tourmenter. Dans une autre vie, elle aurait été un fauve à l’appétit insatiable, sans aucun doute.
Une sensation de déjà-vu s’accrochait à sa peau. Il avait déjà entendu ce son transportant à la limite de l’irréel, celui dont on ne saisissait la portée que lorsqu’il avait quitté notre monde pour rejoindre un univers parallèle. La pression qu’il pouvait ressentir à son écoute lui était autant insupportable qu’agréable. Un breuvage de paroles incompréhensibles pour un humain comme lui. Mélange de cris sauvages et de sifflements presque inaudibles, la cacophonie le libérait d’un poids : celui de l’absurde.
La vie le dévorait de toutes parts, tant il avait été irrégulier dans ses engagements. Son temps était quasiment écoulé, il en avait conscience. Grâce à ses doigts de fée, il empêchait la mort d’approcher. Jouer du piano, encore et encore, pour envouter ses démons.
Elle n’arrêtait pas de rêver d’une poupée aussi rigide que le papier. Au milieu d’autres distractions, l’objet semblait jouer une partition différente, selon une logique qui lui était propre. Attirée par cette anomalie, elle suivait ses égarements sur une autoroute en forme de huit. Après quelques tours, elle finissait toujours par rattraper le mannequin qu’elle prenait dans ses bras.
Personne ne pouvait la satisfaire autant que son mari en train de s’amuser en pleine halle sans qu’il ne se préoccupât du public ou de ses amis de l’orchestre. Ce temps pendant lequel elle devenait une proie pour l’étrange lui manquait profondément. Le sort avait été injuste avec elle en lui arrachant sa source de fierté.
Son imagination lui faisait croire de terribles choses, de futurs moments à partager avec sa chère et tendre. Alors il avançait à reculons, sans se douter que ce chemin ne le mènerait nulle part. C’était à la fin du bal qu’on payait les musiciens et il croyait très fort à sa performance. Il préférait faire du temps son allié plutôt que son ennemi, la peine était ainsi moins compliquée à supporter.
Elle mettait tout en œuvre pour conserver la flamme de la passion, enchaînant les visites de planètes à une vitesse folle. Chaque atterrissage était précédé d’un croquis de l’astre vu de haut, afin de déterminer ses axes d’étude. Lorsque la population animale était inexistante, elle accélérait inconsciemment son départ. D’aucuns jugeraient ingénieux la capacité qu’elle avait d’aller à l’essentiel, pourtant il n’était question que de survie. Son équipage en était conscient, mais malheureusement impuissant.
Du lainage sur ses épaules le berçait dans un cocon qu’il ne pensait peut-être jamais retrouver. Il n’avait pas encore fait le deuil de celle qu’il considérait comme son âme sœur. Parce qu’il pouvait encore la rejoindre. Il suffisait d’une action, d’un coup bien placé. D’un autre côté, il craignait de ne pas pouvoir l’atteindre. Il hésitait. Peser le pour et le contre de sa vie n’avait rien d’évident, car il ne savait pas ce qui l’attendait au-delà du ciel.
Chaque planète lui amenait son lot d’espoir. Tantôt elle voyait une forme humanoïde surgir aux abords des habitations, tantôt elle montrait son sourire à ses collègues, avant de vite déchanter. Ce n’était pas lui. Ce ne serait jamais lui. Comment pouvait-il en être autrement ? Il était impossible que l’accident nucléaire mondial eût laissé le moindre rescapé. La Terre n’accordait aucune miséricorde pour les êtres humains.


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· Texte de Pierre Gilles Boutillier ·

Parallèle à la grande halle se trouvait le casino clandestin. Des joueurs voulant outrepasser une taxation injuste venaient souvent y dépenser plusieurs pesos afin d’affiner leur montage financier. L’homme de Guadalajara, bien que moins ingénieux, avait une comparable logique. Ainsi, il s’adonnait nécessairement au gahalgazap pour ne pas être spolié de son gain irrégulier.
Il y avait à sa table deux suédois qui désiraient jouer. Il leur expliqua les trente-et-une règles mythologiques de ce jeu importé des Indes. À la fois jeu d’adresse et de hasard, il comportait des dés et des figurines à lainage étrange. Les pièces obscurément disposées sur un plateau de basalte ressemblaient, à s’y méprendre, à un puzzle. Gunnar fût émerveillé car, lui qui en connaissait l’existence par les livres, n’en avait jusqu’alors vu que des croquis.
Lorsqu’harassé par des heures de jeu l’un des touristes voulu prendre l’air, l’homme de Guadalajara le mit en garde. Il préconisa de ne pas surgir à toute berzingue devant le fauve généralement imprévisible qui gardait l’entrée. Ce tigre à pelage industriel avait la manie de manger les passants.


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· Texte de Verena Xen ·

Je suis une Évidence depuis le commencement. En cet instant, tout est clair, jusqu’à la fragmentation de mon être. L’incompréhension et l’ignorance qui ployaient mes genoux à terre se sont envolés, mes jambes frémissent d’une légèreté inconnue. Mes chaînes, jusqu’alors invisibles, surgissent du néant et se brisent dans un éclat sourd, mon lainage gardien se détricote fil par fil et s’entortille dans mes cheveux virevoltant. Toutes mes barrières retournent à leur origine, comme je retourne aux miennes dans un sourire. Je me souviens.
Moi, l’évidence, une unique entité pleine et entière, faite d’ombre et de lumière, de féminin et de masculin, de création et de destruction, tout à coup, déchirée en morceaux, séparée de son unicité paisible et harmonieuse. Encore plus douloureux que cela le semble. Au fil du temps, les fragments se perdent dans l’immensité du Multivers, condamnés à ressentir ce déchirement injuste pour l’éternité, condamnés à chercher comment combler le vide en eux.
Voilà la quête de plusieurs vies, de tout un cycle, de plusieurs milliers d’années. Retrouver toutes ses pièces. Etre l’évidence à nouveau dans un monde parallèle égotique et artificiel, où tout empêche les puzzles de se reconstituer. Mais lorsqu’une pièce isolée se souvient de sa Source et de sa provenance, le processus de réunification ne peut être arrêté. Je suis un Puzzle. En phase de reconstitution. Je le sens dans toute ma structure. Mon corps physique, ma conscience, mon énergie, mon karma, mon essence. Tout vibre. Tout tente de s’ajuster et de fonctionner avec ces révélations internes et universelles.
Un feu implose en moi. Une coulée de lave parcours mon corps avec panache et autorité. Mon ancien lainage m’aurait poussé au repliement face à tous ces changements, à craindre. Mais cela ne fonctionne plus. J’accueille. Un fauve s’échappe d’une cage brisée et reprend sa liberté. Enfin ! Il me piétine, me brûle d’impatience et de colère, indigné du passé mais passionné du présent et de sa souveraineté reprise. C’est intense mais familier. Le félin embrassé est un vieil ami, une vieille pièce du puzzle que je suis. Sois ! C’est ce qu’il me transmet sans parole ni mot. Sois ! J’accepte donc. Sans parole ni mot. J’accepte et j’accueille ce fragment de mes origines, perdu il y a encore quelques secondes dans une prison de fer et de laine. Je pense alors, pour la première fois depuis le début, je pense. Pourquoi me suis-je scindée en fragments ? Pourquoi m’être infligée pareille torture ? Pourquoi ce déchirement ? Moi, l’évidence unifiée, j’étais si parfaite. Les réponses coulent en moi sans obstacle ni résistance aucune. J’accueille. J’ai posé les bonnes questions, alors je me souviens. Ma conscience s’ouvre et s’allume, comme une ampoule reçoit pour la première fois l’information de s’éclairer. Aucune évidence, aussi parfaite soit-elle, ne peut entrer dans le halle de la vie matérielle densifiée sans devoir se diviser avant. J’étais trop pour la matière. Une seule petite pièce de moi avait pu entrer dans cette structure humaine. Je ris soudain. Combien de fois avais-je tenté de combler le vide avec l’extérieur ? Avec l’autre. Avec tout ce qui n’est pas moi. En vain, forcément. Ce qui me manquait, ce n’était que moi.
Le fauve se transforme en dragon de flammes, il semble jouer avec son apparence, joyeux et épanoui, l’éclat sacré dans ses yeux. Je le sens instable, irrégulier, brûlant mon corps avec son enthousiasme et son énergie. La douleur est vive. Mon corps n’est pas habitué. Le fauve non plus d’ailleurs. Apprivoise-moi ! Fusionnons ensemble ! Je transpire dès que ces informations me parviennent. Ma structure devient une fournaise et je mets machinalement ma main sur mon front. Jusqu’à présent je n’étais qu’un croquis, un être divisé et en guerre à l’intérieur, comme à l’extérieur. Très loin de l’évidence, loin de l’intégralité de la paix. Je fusionne alors. J’accepte de me reconstituer. J’accueille les conséquences de ce choix sur mon corps, ma conscience, mon énergie, mon karma et mon essence. Les événements de ma vie changeront, mes relations, mon travail, mes occupations, ma santé… plus rien ne sera comme avant, car à présent, j’ai une nouvelle pièce de mon puzzle. Je suis un peu plus l’évidence et un peu moins la guerre. Je trouve alors cette déchirure plus ingénieuse que cruelle. Dure, certes, mais ingénieuse. Je suis un Puzzle.


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· Texte de Stéphanie Ayache Espel · 1ère place

ROUGE

La tache rouge s’étend de plus en plus. Un carmin bordé de vaguelettes noires. Elle masque presque tout. Prédominance absolue. Émile ne sait pas comment l’estomper, il aimerait bien l’effacer un peu. Il grimace, il s’énerve. Ils, ceux qui sont prompts à juger avec leurs paroles blessantes, vont forcément la remarquer
Son geste le hante, il est allé trop loin. Il n’aurait pas dû, il le sait, mais il l’a quand même fait. Il n’a pas pu se retenir. C’est toujours comme ça lorsque sa raison bascule. Il devient brusque et il ne contrôle plus rien. Surtout ses pulsions. Si le rouge sang se voit trop, Émile devra tout recommencer. Leurs questions fusent, surgissent de nulle part et tournent en boucle : ” Où est Nadia ? On ne la voit plus. Son beau visage nous manque “. Il tente de trouver les bonnes réponses : ” Non, on ne s’est pas disputés. J’ai été injuste avec elle, trois fois rien. Elle est partie, c’est tout, mais, c’est sûr, elle va revenir.” Les phrases idéales qui peuvent faire cesser les questionnements. Émile étouffe, il a besoin d’air. Son esprit vagabonde, s’échappe et ses mains tremblent. C’est mauvais signe. Il n’arrive plus à reprendre pied dans la réalité. Il imagine leur dire qu’il l’a supprimée, voilà, comme ça, tout simplement. Pour oublier, être enfin apaisé. Mais rien ne va plus, Émile s’affole, il prend un bout de tissu et frotte cette tache imposante. Il s’acharne à masquer son erreur fatale avec des gestes irréguliers. En vain. Le rouge s’étale. Il y a tout à refaire. Tout son travail, sa dévotion, son abnégation n’ont servi à rien, bon sang ! Tout est gâché. Où est le visage si lumineux de Nadia, ses traits fins, son sourire ? Il n’est décidément pas à la hauteur ; l’a-t-il jamais été ? Ses pensées se mélangent dans un brouhaha incessant.
Il n’a pas le choix, il faut qu’il reprenne ses esprits et termine son œuvre. Qu’il l’achève, enfin. Pour se libérer de tout, de l’arrogance, des regards, des jugements. Émile prend son couteau et étale une nouvelle fois les couleurs sur son croquis. Il s’applique, à la recherche de la perfection. Il reprend tout à zéro. Les courbes, le rose aux joues, l’éclat du regard. Le visage réapparaît, celui de l’être aimé. Émile joue avec la lumière de l’aube si particulière. Ses doigts se crispent, comme engourdis. Attention, pas trop de rouge ! Il laisse échapper un soupir. La lutte incessante entre la réalité et SA vision est rude, âpre. 
Il lève la tête. Nadia est là, devant lui. Elle pose nonchalamment, lovée dans son petit lainage. Il ne fait pas si froid pourtant. Il la regarde comme si c’était la première fois. Elle est si belle, frêle et si forte à la fois. Elle connaît tous les tourments de la création. Elle ressent les palpitations fébriles lorsque les lignes deviennent parfaites. Elle lui pardonne tout. Ses colères, ses hésitations, son désespoir parfois si palpable. Le temps est comme suspendu, leurs regards se croisent, ils se sourient. Émile revit leurs nuits fauves, leur passion exaltante, dévorante. Il secoue la tête pour ne pas sombrer dans son monde parallèle où tout est si facile mais aussi si fragile. Il se conditionne : on s’applique, surtout ne pas jouer avec le feu, sinon… 
Ça y est, il le sent, il le tient, le saint Graal ! Il est parvenu à composer le tableau parfait grâce à des procédés ingénieux, mystérieux, qu’il est seul à maîtriser. Le visage opalescent de Nadia irradie avec, au coin de ses lèvres charnues, la fleur de coquelicot, écarlate. Émile a le cœur qui s’emballe, il espère le sacre, la reconnaissance ultime : le portrait de sa bien-aimée exposé à la fameuse halle des artistes. Il suffit parfois d’un rien, d’une petite touche… Rouge !    


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· Texte d’Elodye H. Fredwell · 3ème place

Mamie m’a souvent raconté la fois où elle a rencontré une licorne.
Petite, j’étais ébahie et survoltée quand elle prenait le temps de me décrire cet événement. Plus grande, je commençais à me dire qu’elle n’avait sûrement plus toute sa tête. Tout ce que je savais, c’était qu’elle aimait retracer ce souvenir. Je ne l’en ai jamais empêché, un sourire en coin au coin de mes lèvres, attentive, attendrie.
Aujourd’hui, je suis dans sa maison que nous sommes en train de vider, en famille. Je n’ai pas osé mettre les pieds dans ce qui était sa chambre, préférant rester dans la salle, à trier les jouer avec lesquels tous ses petits-enfants s’étaient occupés. En triant les tiroirs de son grand buffet, je suis tombée sur une rognure de cuir, une encyclopédie des champignons, une tasse. Une bricole, puis deux, puis trois, souvenirs de toute une vie tout à coup entre mes mains.
Je ne sais pas pourquoi je repense à la licorne. Peut-être à cause du puzzle 5000 pièces encadré au mur que nous avons fait ensemble, un été, et pendant lequel elle me décrivait les couleurs magiques de cet animal. Ou encore à cause de la carafe en cristal qui scintillait lorsque les rayons de soleil la touchaient et qui rappelait sa corne enchantée. Ou probablement à cause du glaïeul planté devant la fenêtre, seul survivant de la saison, dont les magnifiques nuances orangées ressemblaient à sa crinière tant imaginée.
J’aurais aimé être comme mamie ; croire aux êtres surnaturels et féériques. Mais c’était une éducation bien plus terre à terre à laquelle je m’étais conformée. Je ne m’en suis jamais plaint jusqu’à ce jour, elle me convenait. Mais cette pointe de magie me manque, aujourd’hui. Et l’histoire de la licorne de mamie, encore plus.
Je crois que depuis qu’elle est partie, je n’ai jamais été autant dans sa maison. C’est triste, quand on y pense ; mais la vie sépare ceux qui s’aiment. Je me suis fait une raison, je ne suis pas de celles qui regrettent. Je suis de celles qui assument. Je n’ai pas été la petite-fille parfaite – qui l’est ? – et je ne cherche pas à le devenir en triant, aujourd’hui, la maison qui a vu mes plus beaux étés d’enfance. À la fin de la semaine, j’ai accompagné mon père dans le grenier, prenant garde à ce que les barreaux de l’échelle ne cède pas sous notre poids. La poussière y avait élu domicile aux côtés de toiles d’araignées et de vieilleries. Quand je voyais le fils courber le dos devant la vieille télévision poussiéreuse, je me rappelais la mère qui s’installait devant des heures durant, jusqu’à s’endormir.
En tournant le dos à mon père, je remarque une commode que je n’avais jamais vu auparavant. Sous son manteau de saleté, j’aperçois des boiseries qui ornent les différents tiroirs. Je souffle dessus, regrette mon geste ; les particules s’infiltrent dans mes narines et me font éternuer. En tournant une petite clé en fonte, j’entends le cliquetis de la serrure et ouvre avec soin le premier compartiment. Ma déception fait disparaître mon sourire : il n’y a là que des papiers administratifs : banque, assurance, prêt, même un vieux chéquier.
Mon excursion dans le passé ne s’arrête pas là. Déterminée à savoir pourquoi ce meuble était ici plutôt que dans la maison, j’ouvre le second tiroir. Ma curiosité est alors piquée quand j’y vois un coffre en bois très bien conservé et serti de pierreries de qualité. Je m’en saisis et l’ouvre avec précaution. Au creux de mes mains, l’objet semble si petit que je crains le faire tomber. Mes yeux s’écarquillent quand je vois apparaître, devant moi, une lumière éblouissante. Ma vision s’habitue et je peux distinguer ce qui la diffuse.
Des crins de cheval.
Non, mieux. Des crins de licorne.
Je fronce les sourcils et cherche une explication rationnelle. Et s’il n’y en avait pas ? Et si, depuis tout ce temps, mamie disait la vérité à propos de cette licorne qu’elle avait rencontré ? Je m’attarde sur les détails : des longs fils brillent de nuances orangées, enchevêtrés les uns avec les autres en une longue tresse. En son extrémité, afin de la maintenir, une perle pulse doucement d’une légère lueur. Je n’ose pas la toucher et pourtant, mes doigts sont inexorablement attirés. Le contact ressemble à une caresse et mes sens s’éveillent tout à coup. Mes yeux se ferment immédiatement et derrière mes paupières court une belle jument blanche aux crins oranges et à la corne scintillante. J’entends ses sabots comme s’ils étaient auprès de moi et sent son souffle sur ma peau. Je frissonne, je souris. L’odeur de poussière est soudain remplacée par une senteur plus gourmande, mélange de vanille, de pommes caramélisées et de teurgoule. Les souvenirs viennent à moi, déclenchent de nouveaux frissons, caressent mon esprit et mon corps. Je me revois, petite, courant dans un grand champ de fleur, cette licorne à mes côtés, ma grand-mère souriant en nous regardant.
Est-ce un rêve ou un souvenir ? Je ne le saurais le dire. Si j’avais rencontré une licorne, je m’en serais souvenu, non ?
Alors, le souvenir change, les réponses à mes questions me parviennent. Le champ de fleurs devient une salle de consultation, pendant laquelle ma mère me pointe du doigt devant une femme en blouse blanche. Je me retrouve propulsée dans la cour de l’école, puis dans le bureau du directeur, puis chez mamie. Les battements de mon cœur s’affolent. Les frissons ne sont plus synonymes de plénitude et de joie, mais plutôt d’angoisses et de craintes. Et quand je vois la perle au creux des mains déjà fripées de mamie, je comprends.
Tout ceci sont bien des souvenirs. Mes souvenirs. Moi aussi, je l’ai rencontré, cette licorne. Moi aussi, j’ai couru à ses côtés. Moi aussi, j’ai caressé sa crinière orangée.
Mais je ne m’en souvenais pas. Pas avant aujourd’hui.
Quand je rouvre les paupières, le grenier m’entoure de nouveau et mes yeux se posent instinctivement sur la perle. Je me souviens. Je me souviens de la licorne. Je me souviens de l’après, des regards des autres enfants sur cette histoire, des brimades des professeurs, des inquiétudes de mes parents.
On m’a traité de folle. On m’a interdit de lire des livres fantastiques. On m’a demandé d’arrêter de voir ma grand-mère.
Une larme coule sur ma joue, suivie par d’autres. Un chagrin prend place au creux de mon cœur quand je découvre que mes souvenirs les plus beaux m’ont été volés. Je serre la tresse et sa perle plus fort entre mes doigts et prends une grande inspiration.
Le mal est fait. Je sais la vérité aujourd’hui. Et après des années à ne pas croire ma grand-mère, je pense qu’il est temps de réparer cette erreur.
Aujourd’hui, je suis ses enseignements.
Aujourd’hui, je choisis la magie.


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· Texte de Marie Boutsoque ·

— Ryu ! Combien de fois t’ai-je déjà dit de ranger tes affaires dans le placard !
— Désolé, Astra ! s’écria l’adolescent en balançant sa veste et son sac dans leur espace de rangement.
Le jeune garçon à la tignasse claire disparut à l’étage presque aussitôt l’armoire refermée, faisant craquer et grincer le vieil escalier de bois. La maison grimaça jusque dans ses fondations ; elle n’était pas faite pour accueillir les pas enthousiastes d’enfants. Malgré cela, ils ne se voyaient pas vivre autre part que dans cette vieille bâtisse brinquebalante, avec tous ceux qui étaient devenus ce qui ressemblait beaucoup à une famille. Un peu brinquebalante aussi, il fallait le dire.
Heureusement, Astra était là pour que cette maison comme cette famille gardent leur équilibre fragile. Sans elle, tout s’écroulerait certainement…
La jeune femme était d’ailleurs sur le point de commencer son désormais hebdomadaire « ménage par le vide » comme elle s’amusait à l’appeler. Elle ne jetait en fait que très peu de choses, mais elle adorait voir le visage de Khaos se décomposer à chaque fois qu’elle mentionnait la possibilité de bazarder tout ce qui n’était pas à sa place. Ce qui correspondait, en fait, à la majorité de ses affaires.
Khaos avait une fâcheuse tendance à considérer toute surface comme un bureau. Aussi, il n’était pas rare que livres, manuels et encyclopédies jonchent le sol, les diverses tables de la maison et même parfois le rebord de l’évier de la salle de bain.
La première fois qu’Astra y avait mis les pieds, il y avait maintenant un mois, elle s’était demandé comment qui que ce soit pouvait bien vivre dans un tel endroit. Outre le bazar permanent, l’évier de la cuisine débordait de vaisselle sale, les placards contenaient plus de souris que d’aliments et Pixie et Ryu, à l’époque les deux seuls enfants de cette famille de fortune, n’avaient que quelques vêtements lavés à l’eau croupie. La petite équipe avait besoin d’un coup de main, et Astra n’était pas du genre à détourner le regard.
La jeune femme fit claquer l’élastique à son poignet avant de l’enrouler autour de ses cheveux, créant une haute queue de cheval sur le dessus de sa tête. Astra fit pivoter le verrou de la grande fenêtre au-dessus de l’évier de la cuisine, laissant ainsi entrer l’air frais de cette fin de journée de printemps. Elle inspecta ensuite la pièce pour créer mentalement la liste de tout ce qu’elle avait besoin de faire : elle savait que la cuisine n’en était pas. Puisqu’elle était la seule à avoir un minimum de compétences dans le domaine culinaire, aucun des autres occupants de la maison n’avait l’autorisation de mettre les pieds dans cette partie de la maison. Pour ce qui était du reste… c’était une autre histoire.
Astra avisa les cendres amassées au fond de la cheminée, la tâche de chocolat sur le tapis et choisit de les ignorer pour le moment. Il fallait d’abord s’occuper du millier du livre que Khaos avait dérangé de leur place dans la bibliothèque…
La jeune femme commençait à enfin apercevoir le dessus de la table à manger quand le son caractéristique de petits pieds descendant les marches de l’escalier la stoppa dans son rangement. Rapidement, la petite Pixie apparut dans le champ de vision d’Astra, sa tête de boucles brunes à peine visible derrière la montagne de livres.
— Astra ! Astra !
— Qu’y a-t-il ma chérie ?
Pixie ne répondit pas tout de suite, grimpant debout sur l’une des chaises en cuir blanc, faisant grimacer Astra. Elle espérait que la demoiselle portait des chaussettes… c’était peu probable.
— Il faut que tu m’aides, Astra ! Storm et Loke n’arrêtent pas de m’embêter ! Ils prennent ma peluche licorne pour jouer à l’école, mais… mais… Arc-en-ciel, il veut pas aller à l’école ! Et puis, ils… ils me font… des bricoles !
Pixie se tenait toute droite, debout sur la chaise et triturait ses petits doigts. Elle n’était pas plus chagrinée que cela que les deux garçons la taquinent. Au contraire. Depuis que les jumeaux avaient rejoint le foyer quelques semaines plus tôt, Pixie faisait son maximum pour les intégrer car elle avait elle-même eu du mal, malgré sa bouille et son caractère d’ange, à se faire une place auprès du duo Ryu-Khaos qui existait depuis si longtemps. En venant voir Astra pour lui dire tout cela, elle voulait montrer que les garçons s’amusaient, et que elle aussi.
Astra contourna la table et se pencha pour que ses yeux croisent ceux de Pixie. Elle plissa le regard, comme suspicieuse de quelque chose, puis déclara :
— Arc-en-ciel ne veut pas aller à l’école ? C’est vrai, ça ? Mais il a besoin d’apprendre des choses pour devenir celui qu’il voudrait être !
— Oui… oui, mais il veut pas !
— Cela dit, c’est vrai qu’il est tard. L’école est finie. Et il ne faudrait pas que la Principale Astra découvre Arc-en-ciel encore dans l’école ! Il pourrait avoir des ennuis !
— Oui ! Oui, je le savais ! sourit la petite en claquant ses mains l’une contre l’autre. Faut que je vais le dire à Storm et Loke !
Sur ces paroles, Pixie redescendit de son piédestal, y laissant la trace un peu noircie de deux petits pieds nus. Cela valut un soupir du côté d’Astra, tandis que les éclats de rire et de voix se répercutaient à l’étage.
Après un sourire pour elle-même, un peu contrit peut-être, elle se remit à l’ouvrage. Il lui fallut bien une heure de plus pour enfin avoir accès à la table en chêne et pour libérer l’échelle permettant d’accéder aux plus hautes étagères de la bibliothèque. Et bien que Khaos lui assure à plusieurs reprises que son bazar était organisé et qu’il s’y retrouvait toujours, elle réussit tout de même à remettre la main sur la tasse préférée du jeune homme qu’il avait perdu quelques jours plus tôt et qui se trouvait en équilibre précaire sur l’appareil photo argentique. Qui n’était lui-même pas rangé…
Astra entreprit ensuite de ranger le salon, où les cendres de la cheminée virevoltaient à cause des bouffées d’air venues de l’extérieur. Elle empoigna un grand sac dans lequel se trouvaient déjà quelques rognures de leur dernier repas, et y déposa tout ce qu’elle put de poudre grise. Il y en avait tant qu’elle dû s’y prendre à plusieurs fois pour porter le sac et le placer dehors.
La jeune femme passa encore quelques longues dizaines de minutes à nettoyer la cheminée ainsi que la suie qui s’était déposée sur le vitrail se situant juste derrière. Heureusement, les talents d’alchimiste de Khaos ne s’arrêtaient pas qu’aux potions de longévité, il savait faire des produits ménagers de qualité. Astra nota dans un coin de sa tête qu’il ne serait pas une mauvaise idée d’en vendre sur le marché. Le seul revenu de professeur de Khaos commençait à être insuffisant pour faire vivre une famille de six.
Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour se débarrasser de la tâche de chocolat sur le tapis, et des traces de pieds sur la chaise en cuir. Jetant un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur, Astra remarqua que le coucou de cristal qu’il refermait allait bientôt chanter les six heures. Il allait être temps de se mettre à la préparation du dîner.
Il lui restait encore le sol à laver à grande eau, mais il était plus prudent d’attendre que tous soient couchés pour ça. Astra referma la fenêtre de la cuisine alors que le tramway passait devant la maison : Khaos n’allait pas tarder à rentrer.
La jeune femme se mit aux fourneaux. Plusieurs longues minutes plus tard, alors qu’elle découpait de larges tranches de pain pour les passer au four, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Cela fut vite suivi par les pas précipités des quatre enfants dans l’escalier. Alors qu’Astra s’attendait à les voir débouler dans la pièce, le silence ne lui indiqua rien de bon. Elle se tourna vers la droite, et tomba nez à nez avec un bouquet de glaïeuls derrière lequel se cachait Khaos. Les enfants s’étaient arrêtés à mi-chemin et regardaient avec intérêt la scène se déroulant devant eux. Khaos n’offrait jamais de fleurs, Khaos n’offrait jamais rien. Sauf si…
— Qu’est-ce que t’as encore fait ? gronda Astra en soupirant.


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· Texte de Mauranne BP ·

Une lumière dans l’obscurité

Août frappait à la porte. Les glaïeuls se pliaient sous la brise légère. Mais comment choisir entre aller courir dans les herbes folles ou rester bouquiner ? Le choix était plutôt vite fait pour Kyara. Puisqu’il n’y en avait pas. La main tremblante, elle reposa sa tasse en équilibre sur le rebord de sa table de chevet. Du haut de ses dix ans, la jeune fille n’avait jamais pu connaître la joie que se rouler dans l’herbe pouvait procurer. Elle n’avait que ses livres pour s’évader de la réalité parfois trop difficile à supporter, que ses encyclopédies pour découvrir toutes les belles choses dont regorgeait la terre. Elle ne bougeait que très peu de sa chambre. C’était son refuge. Ses parents lui avaient assuré que dehors, tout pouvait être dangereux. Qu’il valait mieux rester bien au chaud à l’intérieur. Ils lui avaient aussi appris que les claques et les fessés étaient fondamentales pour devenir une bonne fille. Kyara quitta les draps troués de son lit, en prenant à bout de doigts sa seule et unique amie. Cette peluche licorne était l’une des seules qui avaient toujours résisté à la colère de son père. Elle était sa lumière dans l’obscurité. Aziliz, c’était son prénom. Les pieds de l’enfant caressèrent le sol, ses chevilles trop minces tentèrent de soulever son corps frêle. Sa robe de chambre grisâtre se souleva légèrement lorsqu’elle fit un premier pas. Puis un deuxième. Elle s’approcha à pas lents vers la fenêtre. Des jouets cassés et autres bricoles que son père aimait lancer jonchaient le sol. La fillette les contourna. Elle savait à quel point c’était douloureux de marcher dessus. Le plancher de mauvaise qualité grinçait sous son poids plume. Les rayons de soleil perçaient à travers les rideaux. Elle attrapa le tissu de sa main dont les ongles étaient rongés jusqu’au sang. Les champs s’étendaient à perte de vue. La danse qu’effectuaient les herbes sauvages était un appel auquel elle avait du mal à résister. Mais il fallait se faire violence. Pour plaire à papa et à maman. Il fallait obéir. Pour que papa et maman soient fiers d’elle. Elle tira un peu plus le rideau, mais pas suffisamment pour que l’on puisse voir les rognures d’ongles qu’elle s’arrachait et qu’elle cachait derrière. Les cris étouffés de sa mère lui parvinrent. Elle se mit à chantonner pour couvrir les plaintes. Kyara s’apprêtait à retourner se coucher lorsqu’elle remarqua une longue silhouette courir dans les champs les plus éloignés. Elle se mit à chanter plus fort. Le fracas de la vaisselle jetée à travers la cuisine la fit frissonner. Elle n’avait que trop entendu ce son aigu et destructeur. Rendre papa et maman fiers. Rendre papa et maman fiers… Elle s’arrêta de chanter : son père venait d’attraper l’échelle qui menait au grenier. Il était très en colère. Elle reporta toute son attention sur la silhouette. Les bruits de pas martelèrent au dessus de sa tête. Était-ce un animal ? Sa mère hurlait encore. La silhouette semblait avoir de longues pattes. Une biche peut-être ? La fillette posa ses doigts fins sur la poignée de la fenêtre. Rendre papa et maman fiers. Elle savait qu’elle n’avait pas le droit. Son père hurla plus fort que sa mère. Kyara fit pivoter la poignée. La brise lui fouetta le visage. Elle regarda derrière elle. Papa et maman étaient trop occupés à jouer. Elle fit d’abord grimper Aziliz sur le rebord de la fenêtre, puis se laissa glisser à son tour avant de se mettre à courir. L’herbe chatouillait ses pieds nus. Ses chevilles trop minces se dérobaient sous le poids de son corps mais elle ne s’arrêta pas. C’était ce goût-là, qu’avait la liberté ? Cette odeur qu’avait l’été ? Papa n’allait pas être content. Il fallait être une bonne fille. Elle savait que lorsqu’elle rentrerait, papa allait devoir jouer avec elle aussi. La silhouette s’arrêta de courir. Kyara pouvait entendre ses parents se chamailler d’ici. La biche se tourna vers elle. La fillette, dont le corps avait du mal à rester droit, aurait juré qu’elle pleurait. Si c’était à ce danger-là que papa et maman faisaient référence, alors elle était prête à s’y confronter. Avec Aziliz à ses côtés, elle pouvait tout surmonter.


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· Texte de Tuy Nga Brignol ·

Salon de voyance, deux rideaux s’écartent.
Jayne, voyante professionnelle depuis l’âge de dix-sept ans, a fondé une entreprise réunissant une quinzaine de voyantes pratiquant divers types de cartomancie. Elle a hérité de sa mère et de sa grand-mère maternelle de multiples dons de voyance.
Jayne cultive avec les licornes une relation exceptionnelle qui lui permet d’aller à leur rencontre à travers sa boule de cristal, un peu à la manière d’un câble de fibre optique. Elle utilise la boule de cristal comme support pour entrer rapidement dans un état médiumnique et provoquer des flashs. A travers cette sphère de verre, elle peut voir l’avenir et les secrets des personnes qui viennent la consulter. Tels des messagers, les licornes peuvent inspirer, guider, donner des conseils. Elles symbolisent la prospérité, l’abondance, la chance et la purification du corps et de l’âme.
Dans la mythologie, la licorne apparaît comme un cheval blanc portant au milieu de son front une corne longue, mince et à spirale, blanche entrelacée de noir. Dans la forêt où vit la licorne, l’été est éternel. Seule une vierge peut la rattraper et l’apprivoiser. La corne de la licorne symbolise la flèche spirituelle, le rayon solaire, le sabre de Dieu, la révélation divine, la pénétration de la lumière divine dans les êtres.
Les licornes permettent de remarquer le moi véritable de toute personne venant consulter Jayne – non pas l’ego au sens péjoratif du terme – mais l’être spirituel et aimant qui réside au fond de chaque être humain. Les visions de licornes transmises à travers la boule de cristal sont d’une grande qualité. C’est facile pour Jayne d’en faire l’interprétation, grâce à son encyclopédie totalement inédite.
Autrement dit, Jayne peut faire appel aux licornes, leur parler, établir un lien avec elles, en associant la tasséomancie aux visions qu’elle remarque sur sa boule de cristal. Jayne laisse sa clientèle choisir la forme de tasséomancie (thé, tisane ou marc de café), puis elle combine les formes dessinées au fond de la tasse à ses propres visions à travers la boule de cristal.
La tasséomancie est une méthode de divination qui consiste à interpréter les formes dessinées par les feuilles de thé, de tisane ou du marc de café au fond d’une tasse. Une fois que la clientèle de Jayne a fini de boire la tasse de café, elle retourne la tasse sur la soucoupe juste après, puis attend un long moment avant de soulever la tasse pour interpréter les signes qui se sont déposés dans la soucoupe ainsi que ceux laissés par le marc de café à l’intérieur de la tasse.
Comment fait Jayne pour lire dans une tasse de thé ? En tasséomancie, la tasse est considérée comme une carte dont le repère principal est l’anse. Il existe une échelle de temps pour se repérer. Le bord de la tasse représente le présent et les deux prochaines semaines qui suivent. Plus on descend, plus on se dirige vers le futur. Le fond de la tasse représente le futur le plus éloigné. Une fois que la tasse de thé est consommée en laissant un petit fond dans la tasse, Jayne tient l’anse et tourne la tasse trois fois dans le sens des aiguilles d’une montre, de façon à ce que les feuilles puissent atteindre le bord de la tasse, et le tour est joué ! Elle n’a plus qu’à observer les dessins que les feuilles de thé auront fait, et à les interpréter.
Jayne utilise aussi des rognures d’ongles de la personne qui vient consulter. Elle les dépose dans un petit plateau doré décoré d’une superbe peinture de glaïeul rouge. Le glaïeul est associé à l’héroïsme dans la symbolique des fleurs. Son nom provient du latin gladius, qui signifie glaive. La fleur symbolise donc la force, la victoire et la fierté.
Parfois, Jayne voit un cavalier ou une cavalière monter sur le dos d’une licorne, au galop ou même en vol. Chevaucher une élégante licorne équipée d’une bricole – courroie du harnais passée sur la poitrine de la licorne – est symbole de rapidité, d’habileté avec lesquelles le consultant surmonte les défis, et excelle dans sa vie. Les licornes volantes représentent des voyages dans des lieux lointains, ou prédisent que quelque chose de nouveau et d’excitant va bientôt se produire, surtout si Jayne voit en même temps une échelle télescopique, multiposition ou trois plans. Elle remarque que la vision de licorne peut être interprétée comme un message des guides spirituels de la personne qui consulte, confirmant généralement qu’il-elle a fait les bons choix et qu’il-elle est sur la bonne voie dans la vie. Dans d’autres cas, cela pourrait être une invitation de son subconscient à laisser entrer un peu plus de magie dans sa vie !


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· Texte de Delphine Fontaine · 2ème place

« Ouverture de la saison ». Je suis devant cette affiche. Il pleut des trombes d’eau. Je me demande ce que je fous là, sous ce parapluie percé. On devait se rejoindre avec ma fiancée, sauf qu’elle est pas venue. Je secoue mon pantalon. J’en ai plein les bottes. Enfin, l’eau est montée, ruisselle sur ma joue, rentre par dessous mes chaussures. Je suis congelé. C’est dimanche soir. Nuit trop tôt. Les lampadaires pleurent sur le trottoir. Pourquoi elle est pas venue ? Un imprévu ? Sa meilleure amie, la mienne aussi, avait commencé à me faire comprendre que peut-être elle se désintéressait de moi. Mon cœur se serre. Pourquoi, pourquoi je bâcle toujours les histoires d’amour ? Pourquoi mon cœur est un sarcophage ? Pourquoi mes paroles deviennent tranchantes à un moment donné ? Je crois que j’ai peur, je crois que j’ai peur de me laisser aller. C’est toujours moi qu’on a plaqué dans ce domaine, moi qui vois rien venir. J’ai envie de pleurer, alors je me mets en marche, serpente le long de ce mur abrité, me place sous un porche. Je sèche mes mains tant bien que mal sur mon pantalon trempé, j’extirpe mon téléphone, je presse la touche du raccourci de son numéro. Rien. Sonnerie dans le vide. C’est écœurant. Ça finit toujours comme ça. On me prévient jamais. Ça se finit toujours du jour au lendemain. Je lève les yeux, sentant le poids d’un regard sur moi. Une femme, une femme d’un certain âge, me fixe, esquisse un sourire. Elle est de profil, elle est élégante, vraiment élégante. On dirait qu’elle écarte le bras, qu’elle veut accueillir le mien sous le sien, entrer à l’opéra avec moi. Pourtant Dieu sait que j’aime pas ça. Je l’ai fait pour elle, ma fiancée, mon ex, déjà. Oui je sais, je regarde que mon nombril, mais il faut bien s’occuper de soi, quand même. En attendant, la femme élégante m’observe, me détaille, me berce du regard, sous son parapluie écru. Elle est de blanc vêtue. Ses cheveux sont blancs aussi. Sa crinière, je devrais dire. Son sourire est figé. Figé sur moi. Doux, délicat, prévenant. Tout ce que j’attends d’une femme. Tout ce que ma mère m’a pas donné. Non, c’est pas ingrat ni cruel ce que je dis. Elle-même l’a reconnu. Ça m’a fait mal quand même. En attendant, cette femme, que veut-elle ? Qu’attend-elle de moi ? La queue s’écoule, entre dans le théâtre, et elle, elle reste là, immobile, les talons serrés. Apparition dans la nuit noire. Et puis elle s’anime, penche la tête, fouille dans son sac, extrait une cigarette, fine, si fine. Elle la porte à ses lèvres, délicatement, entrouvre ses lèvres, lentement, et puis attend. Mon cœur bat, bondit. Je me sens rougir, attiré, aimanté. J’approche, me place face à elle. Elle lève le menton, me présente la cigarette entre ses dents. C’est ça, j’ai bien compris. Elle met la main à sa poche, tend entre nous un objet. Un briquet doré. Il brille sous les feux des lampadaires, se répercute dans les yeux de la belle. Elle est belle, si belle. Cette crinière soyeuse sur ses épaules … Mes doigts ont envie de plonger dedans, d’effiler ses cheveux, lentement. J’avance sous son parapluie, pénètre dans son espace, m’approche, m’approche encore, pas trop près. On ne se touche pas. Pas encore. Mon cœur frémit, mes mains tremblent. Je saisis le briquet, lentement, sans toucher sa peau, non, sans toucher sa peau. Je sens juste l’air entre nous. Entre nos deux épidermes. Les yeux dans les yeux, je déclenche la flamme, l’approche de la cigarette. La belle se penche. Un grésillement. Elle aspire, relève la tête, lentement, expire la fumée, dans l’air au-dessus. Loin. Loin de nous. Et puis elle revient dans mes yeux, semble puiser dans mon regard je ne sais quoi. C’est bizarre, déstabilisant en même temps que délicieux. Elle s’appuie dans mon regard, et là, elle prononce d’une voix tellement grave :
« Avec moi, c’est sans filtre. »


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· Texte d’Emmanuel Brasseur ·

À qui la lune

À qui le tour ?
À qui la lune ?
Celui-ci n’a pas sommeil !

Je lui laisserais volontiers ma place
et mon domaine à repenser.

Je me soumets au travail.

Je souffle des mots aux pierres.
Dans le creux de leur mains je dépose
mes lettres
mes murmures
mes silences.

Te souviens-tu
de ce que nous aimions ?
Si tu voyais l’état de mes pantalons
et de ma chemise usée qui s’effiloche.

Je me cache,
me camoufle,
en veilleuse,
en rumeur.

Je marmonne.

J’écoute
bourdonner
une complainte sérénade
imprévue, calme et veloutée,
sans filtre,
qui tente d’orner ma pénombre
de ses plus beaux secrets.

Je subis les effractions
d’un orage qui, sous ma peau
déploie son mystère écru,
poussiéreux,
foudroyant et plaintif.

Je brûle mille morts bâclées.
Quelle ouverture !
Quel sarcophage !
Quelle débandade !

Sa lanterne obscure
déchire les lendemains
prometteurs endormis,
inutiles depuis des millénaires
que la pluie et le froid
ont rendu stériles.

Dure,
dure encore,
ne te lasse pas.
Viens faire un tour dans mes parages.
Reconstruis-moi.
Rejoins mes anges et souris-leur un peu.
Laisse ton gris ingrat trainer
et se désarticuler
ça et là.
Qu’il atténue sans répit
les couleurs de ma douleur
omniprésente,
cible et nombril de mon égo.

Et si tu me vois sourire,
alors disparaît,
s’il te plait.

Sifflements.

Je bougonne,
À qui veut m’entendre,
un chuchotis d’insignifiance,
comme un écho approbateur
de mes peurs et de mes discrètes pulsions,
comme une brise qui emporte
dans son froissement lamentable
la musique refroidie
de mes pires intentions.

Tends l’oreille,
tu m’entendras,
mais tu le regretteras peut-être.

Qui sait ?

Froissement monotone
qui guide nos soupirs,
et notre indécision
à vouloir en savoir davantage
ou à trop vouloir tout oublier.

À qui la lune ?
Prends-là si tu veux.


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· Texte de d’Arnaud Keller ·

Ma copine Catherine

Rue des ponts, le dépôt-vente de Catherine est une boutique à mi-chemin entre la mythique caverne d’Ali Baba et le capharnaüm savamment arrangé d’un espiègle lutin. Par jeu, par défi, ce lutin en a fait son domaine en bouleversant régulièrement la disposition des objets. « Venez chiner, entrez vous perdre dans ce repaire de femmes » pourrait apparaître en devise sur le fronton de l’échoppe, une fois l’ouverture de la grille métallique.
Bien ingrat, l’acte rituel de recenser les robes, les pantalons patte d’éph, le polo vintage, les colifichets de pacotille, sacs en toile de voiles rescapées d’une course transatlantique, ne semble pas rebuter la maîtresse des lieux. Elle en tire même un plaisir certain, heureuse de cette apnée revigorante dans la jungle qu’elle arpente de l’œil au quotidien. La chaussure aux talons qui aiguillent ne s’offusque point de la tong écrue délavée par le sel marin.
Repaire de femmes, grotte au trésor de la créativité la plus pure ou la pire qui pare murs, étagères, tables. Qu’importe, y venir à l’improviste, au hasard qui guide les pas, c’est plonger de plain-pied dans l’imprévu, se ressourcer dans ses jeunes années.
Sans filtre, le regard de Catherine perce en vous la personnalité. Alors, elle vous oriente vers la perle que vous désiriez peut-être sans le savoir. Votre coup d’œil bloqué sur le-petit-truc-que-j’aime-bien lui sert pour sonder instantanément votre âme. Avec une fausse candeur, elle vous propose cette-petite-robe-dont-vous-allez-raffoler.
N’allez pas croire que son empressement relève d’une attitude vénale, même si la comptabilité réclame une légitime alimentation régulière. Catherine adore positionner sur vous les pièces d’un puzzle vestimentaire. Elle ne boude pas son plaisir, elle ne bâcle pas son sourire. Les deux sont preuve de sa sincérité.
Y venir une fois, c’est y revenir ensuite. Se prouver que maintenant on se sent affranchie de ses conseils, tout en aimant les écouter encore. Un peu comme le nouveau-né arborerait fièrement son nombril devant sa mère tant aimée. On s’y attache, on en s’en détache, on y revient toujours. Lien extra-utérin du repaire des femmes…
Une chose m’étonne toujours après plusieurs années à vivre ce lieu d’abord comme passante, puis cliente et désormais amie. Comment s’y retrouve-t-elle pour circuler dans ce bric-à-brac ? Elle emportera ce secret dans la tombe !
Que dis-je, dans la tombe ! Non, Catherine est cairote, pour elle je verrai plutôt un sarcophage !


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· Texte de de Lola Berthomé ·

Conversations entre deux pantalons

— Salut, ça te dit d’aller acheter des livres de poche avec Slim et legging ?
— Désolé, j’ai un imprévu aujourd’hui, je suis tombé et je me suis ouvert la tête.
— Et que vas-tu fais alors ?
— Et bien comme un j’ai un trou dans mon emploi du temps, je vais aller voir la fée des jeans pour me faire réparer.
— Mais tu sais que la fée des jeans ne prend personnes sans rendez-vous ?
— Ne t’inquiète pas, elle va me laisser passer en priorité.
— Non, tu n’es pas le nombril du monde. Tu attendras comme les autres.
— Que tu peux être ingrat parfois !
— Et puis j’ai déjà été chez elle, je trouve qu’elle filtre beaucoup ses patients, ce qui est injuste, et qu’elle bâcle souvent son travail ! La dernière fois que je suis allé la voir, elle m’a recousu avec de la matière écrue, et ce n’est pas ce que j’avais demandé.
— Elle a un grand cœur pourtant. J’ai entendu qu’un jour, qu’elle avait refait une beauté à un pantalon qui avait laissé son dernier bout de tissu dans une cours d’école, avant de le mettre dans son sarcophage.
— Je trouve cela c’est étrange moi. Je trouve qu’elle ne fait pas très professionnelle, et qu’elle perds souvent le fil de son travail.
— C’est tout de même son domaine la couture ! Je lui fais confiance. J’irai demain avant l’ouverture.


Et pour terminer cette sélection, je vous présente le mien, hors concours :

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· Texte d’Amelia Pacifico ·

L’ouverture de mon cœur est sensible, pleine de rebondissements et d’imprévus. Elle ne se bâcle ni ne s’expédie, elle nécessite du tact, du doigté et beaucoup de patience. Elle ne souffre aucun filtre, aucune demi-mesure, elle exige la transparence. Pas de bleu romantique, de rouge passion ou d’écru virginal. Rien de tout ça. Pas de déguisement, costume, pantalon ou robe. Rien que le plus simple appareil, qui dévoile le vrai, le pur. L’intelligence de l’âme. L’ingrat, l’infidèle, le malhonnête, l’égoïste, l’égocentrique, celui qui se prend pour le nombril du monde… ceux-là n’auront même pas voix au chapitre. Leurs caisses à outil sont incomplètes, ils ne pourront jamais la poser à mes côtés. A l’instar du sarcophage découvert en plein désert, mon cœur demande expertise et exigence, délicatesse et savoir-faire. Sa nature ne se devine pas, sous l’extraversion de sa propriétaire. Que voulez-vous… il est des domaines qui demeurent obscurs, même pour les plus grands spécialistes. Aussi, je peux vous l’affirmer, celui qui réussira à le toucher n’est pas encore né.


Merci à tous pour vos participations et lectures !

A bientôt 💋

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