Participations au Rendez-Vous des Plumes – Avril 2024

✍ Thème-guide de février : Réflexions


Les textes ne sont relus qu’au moment de leur publication en recueil, et ce uniquement dans le but de vérifier qu’ils ne contreviennent pas au règlement de l’atelier d’écriture. Si le cas devait se produire, le texte ne serait tout simplement pas publié, sans autre recours possible de son auteur. La Petite Boutique des Auteurs n’est pas responsable des coquilles, fautes d’orthographe, syntaxiques ou grammaticales éventuellement présentes dans les textes qui participent au Rendez-Vous des Plumes. Merci d’en prendre note avant lecture.


⭐ Inspiration n°1

  • Stéphanie Ayache Espel

Le choix
Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait.
Ou étaient-ce ses mains si douces et en même temps si puissantes ?
La première fois que je les ai remarquées, j’ai ressenti le besoin viscéral de les toucher et de me sentir enlacée par elles. J’étais persuadée qu’elles allaient redessiner mon être tourmenté. En mieux. Si seulement…
Mon prince de la nuit porte son breuvage à ses lèvres, le liquide descend lentement au fond de sa gorge, et je vacille.
La musique intemporelle nous enveloppe comme une bulle de coton. Tout autour, les fêtards du soir s’affichent, vêtus de noir pour la plupart. Dans le reflet des miroirs, des formes floues, des visages qui s’agitent, sourient, rient et s’enivrent. Les corps s’affalent sur les sofas pourpres. J’ai l’impression de me noyer dans l’ambiance feutrée du bar lounge. Je surnage, portée par les limbes alcooliques.
Je le dévisage : son visage fin, ses cheveux bouclés, cette candeur !
Et ses longs doigts, presque féminins. Je n’écoute pas ce qu’il me confie, non, je ne veux pas, parce que je sais déjà tout.
— Tu comprends, chérie, je n’ai pas pu faire autrement. Je n’avais pas le choix.
Le choix ? Ce mot lancine dans mon esprit, il tourne, retourne sans fin avec cette constatation : l’option, il l’avait, mais il ne l’aura plus.
Il me sourit tranquillement; espère-t-il une réponse, une approbation ? Je baisse la tête en ressassant :
Comment a-t-il pu ? Moi qui l’attendais depuis si longtemps. Qui espérais si fort que notre “love story” puisse s’épanouir enfin. Mais l’harmonie s’est transformée en dissonance. Je frissonne. Mon corps est douloureux, il porte les stigmates de mes nuits à attendre, espérer, rêver. Patienter, toujours. Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Mes amies m’avaient pourtant prévenue : cet homme n’est pas pour toi, trop froid, trop égoïste, trop, et toi pas assez. Pas assez forte, pas assez cynique, trop naïve, trop fleur bleue. Vous êtes aux antipodes l’un de l’autre !
— Elle m’a dit qu’elle était enceinte, qu’est-ce que je pouvais faire ? Je ne peux pas l’abandonner, pas maintenant.
Et moi dans tout ça ? Poubelle, jetée aux orties, oubliée ?
Ma voix intérieure renchérit : je te l’avais dit, il ne fallait pas s’approcher ! Le soleil brûle lorsqu’on le frôle de trop.
Mes pensées confuses argumentent sans pitié. C’est un véritable bain de sang sous mon crâne : crochet du gauche, évitement, crochet du droit, KO.
Rétrospectivement, qu’ai-je aimé chez lui ? Sa beauté parfaite ? Son odeur addictive ? Ce joli sourire qui apparaît lorsqu’on ne l’attend plus ? Oui, c’est bien cela qui m’a happée, harponnée, ligotée.
Mais ce n’était qu’illusions et mensonges. Derrière cette plastique en toc se cache une indécence à vomir. Une banalité. Ah, quelle ironie ! Encore une fille éprise d’un homme marié. Bafoué, piétiné, son petit cœur déchiré en mille morceaux.
Qu’est-ce que je croyais ? Une vie version mille et une nuits ? Impossible avec ce prince de pacotille !
Alors, que devrais-je lui répondre ? Je t’en supplie, ne pars pas, je ne veux pas que notre histoire cesse, je t’aime, blablabla. C’est trop tard de toute façon.
En attendant une réaction de ma part, il boit. Une langueur s’empare désormais de lui et son visage se déforme imperceptiblement.
Je souris, me penche doucement vers lui et chuchote à son oreille :
— Ne t’inquiète pas, mon amour, j’ai enfin choisi.
Son regard surpris m’interroge. A-t-il compris ou… ? Je me lève, ramasse mon sac et lui tourne le dos, la tête haute. Lorsque je pousse la porte du bar, j’entends derrière moi des cris, quelques agitations. L’homme que j’aimais s’est subitement écroulé, inanimé. Ses yeux ne s’éclaireront jamais plus.
Dehors, la nuit est belle, remplie d’étoiles. Je respire à pleins poumons les senteurs des premiers soirs d’été. Je marche vers mon destin, avec, au fond de ma poche, le flacon à moitié rempli de poison mortel.


  • Morgane Venache

Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Allait-il arrêter ? Mon père, allait-il un moment ou l’autre de boire, d’étancher sa soif, sa peine, autrement qu’avec ce vin ? Il est malheureux. Malheureux de son travail, de ses amis perdus, de plein d’autres choses perdues, il est nostalgique. Et Il boit, il boit, il s’en fiche de ce que je lui dis. Au début, -ha !- au début il est formidable. Il me parle de tout, de rien, avec passion, embrasement, et on dirait qu’il a atteint son apogée. Et puis, il devient méchant, irascible, ridicule et misérable ! Mais qu’importe, il devient surtout méchant. Certes pas violent, non, mon père a compris l’humilité des moins forts avant de doubler de volume, et n’a, de ce que je sais, jamais utilisé de force physique. Mais les mots… Ha, ces mots qui forment des phrases, ces micro-organismes qui, combinés, peuvent être le summum de l’humanité ou le pire virus ! Mais mon père, malgré ses délires de soûls, ne m’a jamais rien dit à moi, jamais rien d’immérité, il a alimenté toute sa haine sur ma mère. Et ma mère est triste, mais las aussi, elle est plongée dans le stress de la vie quotidienne, de mes frères et moi. Mes frères, eux, ils sont trop petits, ils ne comprennent pas, tout cela les survole, comme moi lorsque j’étais petit. Mais maintenant je suis grand, et, merde, cela ne me survole plus. Ma mère ne répond plus quand je lui dis qu’il faut faire quelque chose, et je me retrouve seul à essayer de faire comprendre à mon père qu’il faut arrêter, à élaborer des mises en scène –inutiles- pour qu’il comprenne jusqu’où il va. Et ce soir, encore, cela va mal se passer, mes frères et moi allons nous couchés tôt mais je ne vais pas pouvoir dormir, entendant les insultes prolifiques de mon père à ma mère, qu’il argumente du mieux qu’il peut et qui, grâce à son intelligence, malgré son verre plein débordant qu’il secoue dans tous les sens, garde un semblant de sens logique et pourtant absurde, indéfinissable de part sa nature belliqueuse. Et c’est pour ça que je suis là, prostré devant le verre de mon père, hypnotisé par celui-ci. Que pourrais-je faire ? Piquer une crise, partir d’un énervement qui ferait arrêter mon père de boire. Non, il se mettrait dans une colère bien plus grande que la mienne, et, sans même me menacer, me terroriserait. Et même, il pourrait m’ignorer, me répondre indifféremment. Plus jeune, j’avais caché ses quelques réserves de cubis quelque part. Il savait que c’était moi, avait tout hurlé pour me faire dire où ils étaient, mais, je ne sais pas comment, cela contredit ce que j’ai dit avant, j’avais résisté. Il n’avait pas cherché, sûrement ne voulant pas entrer dans mon jeu. Alors il était partit, dix minutes, puis était revenu avec d’autres cubis qu’il avait acheté. Il m’avait dit « Tu vois comme t’es con ? Tu vois comme t’es con ? ». Haaa… Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas quoi faire… Et ma mère, ma mère aussi m’exaspère, à se laisser faire, à être une victime consentante. Plusieurs fois, il m’est venu à l’esprit d’appeler des associations, des choses comme ça. Mais je ne sais pas comment cela se passerait, si cela ne conduirait pas une famille explosée avec des frères qui m’en voudraient de les avoir séparés de leur père idéalisé. Tant pis. Tant pis, c’est moi qui vais exploser, je vais me transformer en dragon, enflammer ce verre de vin, qu’il explose aussi. Et tout, et tirer la nappe, renverser la table, comme on renverse une vérité, me mettre à danser, me moquer de mon père, encore lucide, ignorer platement ses injures. Ha oui ! Ce serait vraiment bien, là, cette scène que je me m’imagine. Et je n’exagérai même pas, ce serait une vraie folie de ma part. D’ailleurs, ce n’est pas comme ça que se font les tarés, les tueurs psychopathes, les gens dont on parle aux infos, dont on a peur qu’ils soient la personne inconnu qui s’adresse à vous. Haaa… Encore. Maintenant je me fais peur. Non, je sais que je ne ferai jamais ça, cela me semble impossible, mais juste d’y penser me terrifie. Et c’est ce vin, ce liquide rouge, parfois d’autres couleurs qui cause une telle chose. Je me demande quel effet cela fait d’être bourré. Mon père, dans un de ses meilleurs moments, m’en a proposé. Ha, ha, oui bien sûr Papa, je vais en prendre, de ce vin qui me donne parfois des envies de meurtres, je vais en prendre, oui.


  • Chris Falcoz

Couleur grenade
Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait tant que j’avais envie d’y plonger, pas seulement mon regard, mais d’y plonger totalement, entièrement, de m’y noyer, de succomber à son attrait.
Chaque soir, sa routine était la même : il sortait son verre, le remplissait, puis l’oubliait sur la table basse en s’endormant sur le canapé. Il partait ensuite se coucher quelques heures plus tard, laissant son verre ainsi esseulé jusqu’au petit matin. Le faisait-il pour me tenter ? Je n’en savais rien, ce qui rendait mon dilemme d’autant plus difficile. Lorsque quelqu’un tente de vous piéger, on se sent l’esprit combatif, on se rebelle. Ici, il m’était tout simplement impossible de deviner l’objectif de ce rituel. Ce verre de vin me semblait l’équivalent du délicat napperon tissé par une belle et dodue araignée. Magnifique, mais mortel.
Ce qui me rappelait les yeux de Léo. Non par leur couleur, mais par leur dangerosité et la sensation qu’ils provoquaient en moi. Cette sensation d’être hypnotisée, incapable que j’étais de détourner mon regard de ces yeux d’un noir d’étoile, éclatants dans l’obscurité. Alors, comme à chaque fois que je pensais à Léo, je me mis à imaginer ma vie avec lui, à rêver à l’impossible, à cet amour qui ne serait jamais. J’en devenais mélancolique. Penser à mon cafard si cher à mon cœur me retournait l’abdomen et ce verre de vin si tentant m’apparaissait alors tel le lac sacrificiel rougeoyant d’une civilisation disparue. Combien de temps serais-je capable d’y résister ?
C’est ainsi que chaque soir, mon tourment se répétait, mes pensées allant du vin aux yeux de Léo dans un va-et-vient éreintant. Cette couleur était celle du danger. Ce grenat était tel une grenade dégoupillée, une couleur si dangereuse qu’à n’importe quel instant je pourrais sauter.
Allons. Oublions tout ceci, oublions. Mon si charmant cafard, mon Léo, nos différences insurmontables. Oublions également ce grenat couleur sang et contentons-nous de piquer un plongeon vers cet humain si ritualisé. Ce soir encore, je me contenterais de m’enivrer de sang, sans toucher à ce vin à la couleur si alléchante.
Ah, que la vie de moustique pouvait être frustrante !


  • Chloé Boatowner

Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Je le savais âgé et brillant. Son parfum, une note animale et boisée, me titillait les narines. Il me hâtait d’en apprendre davantage ! Rien de telle que la mise en pratique pour cela : je l’imaginais vif, mais pouvant faire preuve de tendresse, subtil donc. Visiblement, son charme opérait déjà sur moi sans que je ne puisse lutter. Mes collègues m’avaient pourtant prévenue : le grand cru de ce restaurant me fera bien plus tourner la tête que n’importe quel adonis!


  • Alice Authier

Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Douze minutes. Elle avait laissé racler sa chaise contre le sol, se levant, prenant sa veste en me regardant dans les yeux. Lentement, elle avait reculé : ses pieds avaient heurté ceux de la table. Ses yeux avaient lâché les miens et s’étaient agités brutalement, cherchant désespéramment à échapper à leur couleur fade. La lueur au fond de ses pupilles luttait pour ne pas s’éteindre au contact de mon regard vide. Je finissais toujours par me retrouver seul, face à ce verre de vin me toisant de sa robe rouge – pas rouge non, mais grenat ! Car oui avec le vin il faut apprendre à ne pas user des mots qui tendent vers la vulgarité : une note, une touche de, on sent – car oui, le vin c’est le palais qui s’apprête, s’habille en robe de bal et sort danser, les yeux cernés de noir et les lèvres rouges carmin. Douze minutes. Elle était sortie et son nom m’avait déjà échappé : il avait du commencer par une majuscule. Le liquide prenait des teintes plus ou moins foncées selon que le rayon de soleil qui perçait la vitre gagnait ou perdait en intensité au gré des nuages. Je m’imaginais ce rayon s’intensifier, gagner en puissance, chauffer, chauffer le liquide jusqu’à ce que celui-ci s’agrémente de bulles rouges – grenat. Je les voyais sous mes yeux s’agiter et déranger cette surface plane, laissant s’échapper de petites gouttelettes, petits postillons de soleil. Le liquide s’agitait, les bulles grossissaient et les gouttes de vin s’échappaient du verre pour s’échouer, nulles, sur la table, sous mes yeux. Le liquide prenait vie sous le soleil. Une migraine m’assaillit d’un coup et mon regard laissa brutalement tomber le verre pour glisser sur la pièce. Douze minutes. Pas une de moins, pas une de plus. Nul besoin de jeter de brefs coups d’œil à mon poignet droit pour le savoir – ça n’aurait pas été d’ailleurs vraisemblable de couper court à la divagation de mon esprit avec un tel détournement du regard – douze minutes, c’était généralement tout ce qui leur fallait pour passer la porte du restaurant, me laissant seul face à un verre de vin qui souvent arrivait trop tard « Voilà, monsieur » disaient-ils en posant sur la table ronde deux verres grenat et ils repartaient en me saluant d’un air navré, car l’on ne commande pas deux pour un. La conclusion était toujours la même. J’étais enfermé dans mes rêveries. Elles arrivaient, une majuscule accrochée à leur prénom (toutes !), déposaient leur sac sur le coté de leur chaise (j’avais remarqué que, généralement, elles le posaient précautionneusement à gauche de leur chaise, ce qui avait souvent été le point de départ de profondes réflexions sur le sens de ce geste. Cela semblait en effet paradoxal, la plupart des femmes étant droitières : cela supposait une brusque torsion du corps, en diagonale – ce qui leur permettait sûrement, tout en prétextant de chercher une broutille dans leur sac, de reprendre leurs esprit, souffle, voix… – Mais nous nous égarons, revenons-en au principal). Après avoir déposé leurs affaires, elles s’asseyaient, me gratifiant d’un sourire auquel je ne parvenais pas à répondre. Je restais souvent immergé dans une pensée qui avait précédé l’irruption de la femme. Je la regardais sans la voir, en fermant ponctuellement les paupières, comme s’il s’était agi des rideaux de mon théâtre que pour une seconde seulement je refermais partiellement : j’apercevais alors son visage comme un flash venant perturber ma rêverie, mais immédiatement il s’effaçait et les acteurs de la pièce se remettaient à jouer. Elle restait alors assise (douze minutes), me posant des questions qui demeuraient sans réponse, peu importe l’enthousiasme qu’elle y mettait, puis elle se levait, son pied heurtait celui de la table, elle se penchait à gauche de sa chaise pour récupérer son sac et quittait la salle. Douze minutes. Les rêveries reprenaient alors le dessus et je me noyais dedans. Les bulles s’épaississaient, éclataient, grossissaient encore jusqu’à ce qu’elles disparaissent d’un claquement de doigts. Je me réveillais alors et regardais autour de moi. Je me levais, regardais mon poignet droit – quinze minutes. Je franchissais la porte. J’avais encore échoué. Quitter ma divagation m’était devenu impossible – ces rêveries étaient mon seul monde, mon verre (grenat).


  • Jérôme Bertin

Nouveau Sang
Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait.
Je fixais depuis un moment, et tout en l’écoutant, son verre de vin. Je m’étais dédoublé. Une partie de moi écoutait avec attention ce qu’elle disait, c’était une fille réellement fine et cultivée, tandis que l’autre, accrochée à ce verre de vin voyait remonter un passé que j’avais voulu oublier, pour démarrer une nouvelle vie. Je me rendais bien compte que c’était une démarche vaine. J’aurais tenu sans doute plus longtemps…Si je n’avais pas vu la couleur de ce vin…
Vous ne vous êtes sans doute jamais posé la question…Pour une couleur, il y a des dizaines de nuances…
Cette nuance là était particulière. Je ne la connaissais que trop bien.
J’avais décidé d’y renoncer pour être quelqu’un de normal. Quelqu’un qui vivrait comme vous, qui chaque jour, se lève, va travailler, vit des relations sociales normales, rentre, et recommence une autre journée, le lendemain.
Même si pour moi il y avait des éléments qui faisaient que je ne me rattachais pas totalement au genre humain, dont j’avais fait partie autrefois, avant ma métamorphose. Le fait que je n’aie plus besoin de dormir par exemple.
Pourquoi avais-je accepté son invitation à dîner? J’aurais pu donner pas mal de raisons.
— Je te sers du vin? Regarde comme il a une belle couleur.
Je me suis contenté de lui tendre mon verre, et elle l’a rempli. Chaleureuse, souriante. Voir le vin couler de la bouteille et remplir mon verre m’a rappelé des moments si forts durant lesquels un autre liquide du même grenat coulait, me nourrissant.
Je me suis rendu compte à quel point ça me manquait. Et à quel point j’allais ces derniers temps à l’encontre de ce que j’étais devenu.
Sara était une collègue avec qui je m’étais immédiatement bien entendu dans la boite dans laquelle je travaillais. Elle était jeune et ravissante, mais aussi très intelligente.
Quand elle m’avait invité pour un soir, j’aurais du dire non. Je ne l’avais pas fait. Sans doute une trop longue solitude.
Je m’étais pourtant juré de n’aller qu’avec des gens de mon espèce.
J’avais déjà converti trop de personnes.
Qui se retrouvaient dans un état qu’elles n’avaient pas souhaité. Comme ç’avait été mon cas.
Le plaisir était trop fort. Celui de m’abreuver à ce liquide.
J’ai failli partir. Et puis je n’ai pas pu. Je me suis dit que je devais, que je pouvais me maîtriser.
Je saurais me maîtriser. Elle ne deviendrait pas ce que j’étais.
Je rêvais parfois d’un réel retour à mon état d’avant.
Impossible évidemment.
On en était au dessert. Le vin rouge remplacé par un blanc liquoreux. Je me sentais mieux.
— Viens, on va se caler sur le divan.
L’essentiel vous échappe parfois.
Quand elle s’est penché vers moi, j’ai cru qu’elle voulait envelopper ma bouche.
C’était mon cou qu’elle visait.
Ses canines ont déchiré ma peau, et elle a pris un peu de mon sang.
— Si tu me rendais la pareille, elle m’a suggéré?
Je m’en suis voulu de ne pas avoir détecté plus tôt qu’elle était comme moi.
On a trouvé notre plaisir dans cette volupté à laquelle j’avais trop longtemps renoncé. Avant d’aller plus loin et autrement.
Je n’avais jamais été à deux dans ce nouvel état, si récent et si ancien en même temps.
Les choses étaient différentes. Pas comme je l’avais imaginé. Mais c’était très bien comme cela. Une autre issue, un autre développement, un autre départ.


  • Ophélie Sautron

Mon jeu de devinettes
Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Une nuance de rouge si familière qui se reflétait sur ses lèvres, étirées dans un sourire enjôleur. Cela ne faisait que vingt minutes que cet intrigant étranger m’avait invitée dans son luxueux appartement new-yorkais. Une décoration épurée, une cuisine américaine, des lampes de créateurs, en somme, une élégance assommante bien loin des tapis orientaux, des bougies épicées et des montagnes de livres caractéristiques de ma bonbonnière excentrée.
Depuis que nous avions quitté le bar du restaurant où j’avais coutume de jouer toutes les semaines – j’étais chanteuse et guitariste dans un groupe – la charmante créature n’avait prononcé un mot. Elle m’observait, à demi affalée sur son canapé rouge, qui jurait merveilleusement avec ses cheveux vert émeraude. Etonnant pour un homme d’affaire. Je me demandais en quoi consistait son travail précisément. Cela faisait partie de mes jeux préférés auxquels j’aimais m’adonner autant dans les transports en commun que dans les bars. Mon regard croisait celui d’un ou d’une inconnue dont l’apparence me plaisait, il ou elle me souriait et dans mon esprit se déroulait, en arborescence, une multitude de choix dans les catégories suivantes : un prénom, un métier, un défaut et un dessert. Toujours dans cet ordre. Quand mon hôte aux cheveux verts a franchi les portes du restaurant, entouré de ses collègues, ses yeux ont directement trouvé les miens. Victor, vice-président d’une quelconque société, le narcissisme et le pain perdu. Ça m’est venu d’un coup.
Ce soir-là, je n’avais pas envie de faire la tournée les bars comme à notre habitude avec les Lost Boys. Je comptais les laisser faire la fête de leur côté et aller du mien, à la rencontre d’un nouveau quidam. Ce fût mon coup de cœur aux cheveux verts qui fit le premier pas et m’aguicha de sa voix suave légèrement éraillée. « Tu fais quelque chose après ? » Je fis mine de m’étonner de sa question, alors qu’il ne m’avait pas lâchée des yeux une seule seconde. « Ça dépend, tu as quelque chose à me proposer ? » lançai-je en relevant l’un de mes sourcils avec un sourire en coin. Et c’est ainsi qu’il m’invita chez lui et que je confiai ma guitare à Rook, le bassiste de mon groupe, et accessoirement mon meilleur ami. Il m’a regardée de son air perplexe en secouant imperceptiblement la tête. Une femme seule qui se laisse conduire la nuit chez un homme riche qu’elle ne connait pas. Cliché. Risqué ?
Le prétendu Victor but une nouvelle gorgée de l’excellent Château Lafite et mes yeux descendirent sur sa pomme d’Adam saillante. Allait-il se décider à parler ? J’étais aussi avachie que lui dans le canapé d’en face. J’avais enlevé mon perfecto et mes creepers. Lui avait desserré sa cravate et défait deux boutons de sa chemise immaculée. Il portait des chaussettes dépareillées. Des chatons roses d’un côté, des dinosaures multicolores de l’autre. Charmant.
Je me suis demandée s’il avait un jeu de devinettes similaire au mien. Quelle histoire s’était-il racontée sur moi ? S’était-il dit que j’étais une petite rebelle, une fille de mauvaise vie ? Avait-il eu envie de goûter à l’interdit ? Et s’il jouait au même jeu que moi, se serait-il un minimum approché de la vérité entre mon prénom slave, mon défaut si particulier et ma douceur préférée ? Au moins pour le métier, il l’avait deviné au premier coup d’œil. Je me demande ce qui l’a attiré chez moi. Mon épaisse chevelure sombre, mes grands yeux malicieux, mon style de punkette assorti à sa chevelure émeraude ou l’agilité de mes doigts sur ma Gibson ? Ce qui m’a attirée chez lui c’est son lourd parfum de bois de santal et aussi cette ombre qui dansait dans le coin de ses yeux. Il cachait de toute évidence quelque chose et il me démangeait de savoir quoi.
Nous ne nous lâchions pas d’un battement de cils. C’était le début d’un nouveau jeu. Qui craquerait le premier. Qui prononcerait le premier mot ou se jetterait sans retenue sur l’autre. Il m’avait invitée, alors il s’attendait à ce que je prenne la parole, que je m’extasie de son spacieux 200m² au dernier étage ou de sa vue à tomber. Je n’en fis rien. J’attendais. Scrutant en lui ou autour de lui le moindre indice d’une déviance quelconque. Après tout, il aurait très bien pu être dangereux, combien de criminels compte cette grosse pomme juteuse rongée de l’intérieur ? Quelques milliers ? Combien de filles avait-il déjà ramené dans ce boudoir pompeux ? Combien avaient résisté à son adorable minois de jeune trentenaire et avaient rêvé de partager un peu de l’opulence qu’il avait à offrir ? Lorsqu’il m’a fait entrer chez lui, il a soigneusement verrouillé la porte derrière nous et m’a immédiatement débarrassée de mon sac à main. Sécurité et politesse ?
Au moment où il défit un bouton supplémentaire, les pans de sa chemise révélèrent les cornes d’un crâne humain tatoué sur ton torse. Il vit que je l’avais remarqué et il se mordit brièvement la lèvre inférieure. Je fus immédiatement sûre d’une chose. Outre le fait qu’il craquerait le premier, sa chemise éclatante et son appartement n’étaient que des masques derrière lesquels Victor se cachait. Il se la jouait mec irréprochable au boulot, mais dans le privé, c’était un vrai dépravé. Je n’eus pas besoin d’ouvrir ses placards pour deviner les quantités de bouteilles qui lui servaient à faire passer les petits bonbons multicolores qui lui offraient d’agréables voyages cosmiques. Je n’eus pas plus besoin d’ouvrir la porte de sa chambre pour comprendre que de nombreuses filles y étaient entrées et n’étaient jamais ressorties. Toutefois, au lieu de m’enfuir, je me resservis du vin.
Je sentis son impatience monter. Une rage dissimulée qui bouillait dans son ventre et remontait vers son visage, faisant s’agiter davantage les ombres de ses prunelles d’acier. Il était un animal sauvage prêt à bondir, les muscles tendus, le regard fixe. Les battements de son cœur s’accéléraient. Je n’avais qu’à le laisser venir à moi. Comptait-il jouer au magicien ce soir, sortir sa baguette et me faire disparaitre ? Mon cœur s’emballait lui aussi. Parce que grâce à mon charmant prédateur, j’allais combler mon appétit vespéral et il découvrirait enfin mon dessert favori.
Ainsi, lorsque Victor se rua vers moi pour m’arracher mes vêtements, mes lèvres trouvèrent son cou et mes canines, sa carotide. Il émit un petit cri de surprise suivi d’un gémissement qui me fit frissonner. Excité, son palpitant déversa dans ma gorge des flots de nectar pourpre, le péché mignon des créatures de la nuit telles que moi. Ma soif, que le Château Lafite n’avait pu satisfaire, fut parfaitement étanchée lorsque le corps de mon hôte s’affaissa à mes pieds et que sa poitrine cessa de se soulever. Sa chemise fut maculée d’un superbe grenat, similaire au vin dont nous nous étions abreuvés. Je fermai les yeux, savourant sur ma langue la somptueuse saveur de O négatif relevée d’accords de vin rouge et d’une autre substance qui me prouvait que j’avais vu juste sur son compte.
Je fis rapidement le tour de son appartement et tout, de sa pièce d’identité au baril d’acide suintant dans le coin de sa chambre, me prouvèrent que mon instinct avait vu juste. Le lourd parfum de bois de santal de Victor dissimulait bien l’odeur rance d’un criminel. D’où je venais de l’envoyer, il ne pourrait plus faire de mal à une seule demoiselle imprudente. Les rues de New York grouilleraient toujours de vermine, mais cela tombait bien puisque ma soif, ainsi que celle de mes semblables, était éternelle.
Ce soir-là je rentrai chez moi et écrivis une nouvelle chanson : celle du méchant garçon aux cheveux verts qui tomba dans son propre piège.


  • Suzanne Louis

Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Il s’était passé des années avant de revoir dans ce breuvage amer le sang du Christ que je m’efforçais d’oublier. Sœur Joséphine fit tourner lentement le verre qu’elle tenait précieusement comme le graal et les vitraux vinrent se refléter dans le vin rouge. Elle comprit l’envoutement qu’elle était en train d’opérer et me tendit le verre d’une main tendre. Toutes ces couleurs me montaient à la tête. J’en bus une première gorgée, sentant l’alcool venimeux couler dans ma gorge puis me tournait vers la nef. Je ne reconnaissais plus aucun visage. Il n’y avait qu’une épaisse masse grisâtre de tissu noir et blanc. Ma vision se tordait, se déformait et quand sœur Joséphine posa sa main sur mon épaule, en me demanda dans une langue que je ne comprenais plus si tout allait bien, je laissais tomber la coupe. L’éclatement me ramena instantanément à moi. Je me baissais pour rassembler les bris de verre mais mon reflet ahuri dans ceux-ci m’empêcher de les toucher. Les mains de Sœur Joséphine vinrent au-dessous des miennes et prirent en charge ces miroirs maudits.
Plus tard, alitée dans ma cellule, je fixais le plafond afin de vérifier si ma vision se tordait toujours. Parfois les briques se mettaient à danser entre elles. Elles s’ondulaient et les lignes se courbaient. Je savais que si je me levais, c’était moi qui me courberais vers le sol. Je ne sentais plus mes jambes ni n’importe quelle partie de mon corps.
La porte grinça. Épuisée, je lançais simplement dans les airs un « Qui est-ce ?
— Sœur Joséphine.
Je ne répondis rien. Je ne sentais peut-être plus mon corps mais je savais que sa main parcourait la mienne de caresses sensibles.
— La mère supérieure va faire intervenir l’archidiacre, votre état n’inquiète pas, il provoque la méfiance. J’ai peur pour vous.
A nouveau, je restais prisonnière d’un silence complet. Sœur Joséphine ne pouvait supporter cela.
— Je vous en prie, réagissez ! si vous pensez que c’est avec un comportement pareil qu’ils vous laisseront sortir vous vous trompez.
Sœur Joséphine coucha sa tête sur mes côtes et je l’entendis soupirer.
— J’ai plutôt peur qu’ils ne vous emmènent loin, ou bien qu’ils vous enferment mais vous… vous vous en fichez.
Sœur Joséphine avait été la seule dans cette abbaye à me servir d’allier dans ce couvent. J’y étais arrivée à ma naissance, je n’avais connu que ces murs. On racontait qu’on m’avait laissée sur le parvis, un soir de pluie. Puis j’avais grandi, des nouvelles sœurs arrivaient, d’autres mourraient, la plupart avaient eu l’appel de la foi, elles me racontaient les récits de leur vie d’avant, tout ce que je n’avais pas connu, tout ce dont on m’avait privé en m’enfermant ici. Quand Sœur Joséphine était arrivée, nous n’avions toutes les deux que quatorze ans. Elle entendit ma cause comme aucune autre et se rangea derrière moi, m’encouragea à sortir d’ici, mais en vain. Aucun avocat n’avait voulu défendre la petite orpheline qui devait tout au couvent qui l’avait élevé et sauvé de la mort.
J’étais recluse dans ma cellule. L’archidiacre viendrait bientôt. Il déciderait comme il avait toujours décidé.
Joséphine releva la tête puis tout son corps et s’apprêta à sortir.
— Malgré tout, votre état m’inquiète. Vos rêveries croissent et j’ai peur qu’elles ne prennent le dessus.
Sœur Joséphine appelait mes troubles des rêveries. J’aimais ce mot, il me donnait l’impression d’être dans un même rêve depuis une vingtaine d’année et qu’un jour peut-être je me réveillerais.
— Il est un amour, poursuivit Joséphine avec beaucoup d’hésitation, sur lequel Dieu n’a pas le droit de regard je pense… et cet amour, son fil s’est tissé entre nos deux cœurs.
Joséphine passa le seuil et j’étais à nouveau seule. Pour un instant seulement. Son départ fut rapidement suivi de l’entrée de la mère supérieure.
— Vous avez encore brillé par votre folie, affirma-t-elle.
Elle dévisagea mon corps immobile et s’approcha.
— Vous ne répondez pas ?
Elle planta l’un de ses ongles dans mes cotes où reposait il y a encore quelques minutes la chevelure de Sœur Joséphine. Je lâchais un crissement de douleur.
— Pardonnez-moi ma mère. Je suis souffrante.
— Souffrante oui. J’ai convoqué l’archidiacre. J’attends de lui une décision ferme.
La mère supérieure soupira un instant.
— Je n’aurais jamais voulu en venir là. Moi qui vous connaît depuis toujours. Je connais tous vos traits, je les ai vu changer mais je n’ai jamais compris votre esprit. Mon seigneur seul sait combien j’ai essayé, combien j’ai prié auprès de lui pour vous comprendre mais rien. Il s’est toujours faufilé une brise entre nous.
— Pourquoi ne pas avoir accepté que je renonce à mes vœux ?
— Vous êtes malade. Folle peut-être. Vous avez besoin d’être protégée.
— C’est cet endroit qui me rend folle ma mère.
— N’allez pas dire de pareilles sottises, on vous croirait possédée par le diable.
Mon plaidoyer ennuya la mère supérieure et elle s’éloigna. Avant de passer la porte, elle se tourna une dernière fois vers moi.
— Reposez-vous et présentez-vous bien devant l’archidiacre demain. Je ne voudrais pas qu’il ait à tourmenter qui que ce soit. Vous auriez été une autre, vos vices auraient été traité bien plus sérieusement par ma cruauté. Mais dans votre cas, je jalouse Dieu notre seigneur pour une seule chose. Vous êtes sa fille et non la mienne.
Sur ces mots, la mère supérieure s’effaça.
Le lendemain, l’archidiacre passa les grilles du couvent. J’entendis dans les couloirs l’affolement des sœurs, les pans de tissus se frotter contre les murs. Il fallut me lever à mon tour. Ce ne fut pas sans difficultés. Je me rendis au bureau de la mère supérieure. Des voix s’en échappaient. C’était l’archidiacre et la mère supérieure.
— Elle est sainte monsieur. Croyez-moi, croyez notre seigneur qui a si bien fait son esprit, elle se plaira avec vous.
— Je vous croie ma mère mais pourquoi ce transfert si soudain ? pourquoi ne pas la garder pour vous ?
— Je n’ai pas laissé croitre en moi le gêne de l’égoïsme monsieur. Elle est faite pour un couvent de renom, elle est faite pour s’élever à vos côtés.
— Voilà ce que je voulais entendre. Sœur Eugénie nous a quitté il y a peu, sa cellule a demeuré vide depuis. Votre amie pourra nous suivre en repartant.
Mon cœur se brisait peu à peu, les rêveries ondulées revenaient. Si ce couvent m’oppressait, celui dans lequel la mère supérieure essayait de m’envoyer était encore pire. Le couvent Saint-Jacques était réputé pour ses longs murs de pierre aux allures de prison et ses courant d’air glaciales.
L’archidiacre et la mère supérieure s’approchèrent de la porte et je n’eus le temps de me dissimuler. Les six yeux se croisèrent avant que l’archidiacre ne se tourne vers la mère supérieure.
— Est-ce la Sœur Joséphine dont vous me parliez à l’instant ?
— Non monsieur, celle-ci n’est qu’une petite curieuse.
Les hauts de cœur revinrent et je m’effondrais, seule, contre le mur du couloir sombre. Les briques étaient froides, j’en avais des sueurs partout. Mon corps à nouveau m’avait abandonné, plus encore dans ces lieux, dépourvus de fenêtre avec pour seule lumière une maigre bougie qu’on mutilait pour qu’elle dure plus longtemps.
Je me relevais, avec des forces qui n’était pas miennes et accouru vers la cellule de Sœur Joséphine que je trouvais vide. Ma course se poursuivie jusqu’aux grilles du couvent qui étaient fermées. Avec au loin, une diligence qui s’éloignait.
— Vous ne la reverrez probablement jamais, me souffla la mère supérieure à l’oreille.
— Comment saviez-vous ?
— Une mère sait reconnaître les penchants de ses enfants qu’ils soient saints ou bien dans votre cas, divergents.
La mère supérieure avait raison, je ne revis jamais Sœur Joséphine. Mes saintes rêveries s’empirèrent alors dépourvue de ma seule amie, sous le regard absent de la mère supérieure.
Une nuit, alors que j’essayais de me lever, ma vision s’ondula à nouveau et je cognais mon crâne contre mon prieuré. La chute me fut fatale mais surtout, d’un grand soulagement.


  • Jessica Delecluse

Le seul soir
Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Assis, face à face, nous nous observions, et même sans parler, nous arrivions à comprendre ce que l’autre avait à dire. La belle s’était apprêtée, maquillée, pomponnée. Mascara et poudre au visage, tentant vainement de cacher les méfaits de l’âge, pourtant, ses rides lui conférer un charme indéniable : elle était belle, mystérieusement magnifique.
Elle avait pris soin d’elle pour ce grand soir tant attendu et je n’avais rien rater de ses préparatifs au cours de l’après-midi. Chacun de ses messages envoyés, me détailler cette dernière journée : elle s’était détendue dans un bain aux mille vertus, rasant sa peau de près, voulant être aussi douce qu’un bébé ; elle avait vraiment sorti le grand jeu avec talons hauts et robe du bleu de ses yeux : elle était belle à en crever, mais ça, je savais qu’elle en doutait. L’accueil de l’autre, elle savait y faire ! Elle avait allumé des bougies partout dans le salon, dont le doux parfum exalté toute la maison, puis avait patienter dans le canapé en m’attendant, avec à la main un verre de ce vin qu’elle m’avait ensuite partagé.
Perdu dans mes pensées, mon regard lâcha enfin le cristal entre ses doigts, pour revenir à la réalité de cet instant présent. Je sais que notre rencontre l’avait chamboulé, au point, m’avait-elle dit, que son cœur était prêt à s’arrêter lorsqu’elle avait entendu sonner. J’étais arrivé pile à l’heure et elle m’avait accueillie souriante en sa demeure, malgré ce stress incontrôlable qui l’envahissait. Je m’étais mis sur mon trente-et-un, tout en sachant tout deux que, notre rendez-vous, il n’y en aurait qu’un.
Je m’étais attachée à ce petit bout de femme, forte, dans la fleur de l’âge. La vie l’avait épuisée, mais elle était toujours restée d’une grande dignité. Chacune de nos conversations, en préparation de ce soir, avait accroché le jeune homme que j’étais : elle m’avait tout simplement touchée. La belle était de ces gens qu’on rencontre et qui nous marquent à tout jamais, comme des étoiles filantes, ils n’étaient que de passage, mais s’accrocher indéniablement sur le ciel de nos vies. Elle était cela : une étoile filante qui partirait de mon existence aussi vite qu’elle était arrivée, mais jamais je ne saurais l’oublier.
L’heure avançant, elle se décida enfin, posa son hypnotique verre de grenat et s’allongea doucement sur son sofa. Je me tenais à ses côtés, faisant mon possible pour la déstresser, j’entrepris de lui caresser la joue avant de descendre silencieusement sur son bras. En fond sonore, nous avions choisi sa chanson préférée, conférant à ce doux moment un air de romantisme. La mélodie nous enveloppait dans un écrin d’intimité alors je me saisis de sa peau et dans une infinie tendresse, en elle, je fis ce qu’elle attendait de moi : je m’insérai.
Elle était piquée, mais, tout en lui souriant, je tentais d’accrocher son regard au mien, pour partager ce précieux instant. Mais il me sembla que son esprit était déjà ailleurs, l’intensité de ce moment me fit frissonner. Elle m’avait émue, une larme coula sur ma joue. Je la sentais heureuse, ma belle, en son dernier soir flamboyant ! Je me retirais discrètement, la laissant là, se reposer dignement. Je savais qu’elle n’avait pas froid, mais je sentis ce besoin de la couver une dernière fois en remontant, sur elle, ce drap. C’est triste mais elle était seule et c’est pour cela qu’elle m’avait choisi pour finir cette nuit à ses côtés.
Une fois la porte de la maison refermée, je ne pus m’empêcher de pleurer, en pensant à la belle âgée, qu’un instant, j’avais aimé. J’aurais tant voulu revenir me perdre dans le grenat de son verre de vin, regarder les rides de ses mains, et encore discuter avec elle de son fastueux passé. Je ne me retournerai pas et mis ma capuche pour cacher ma peine devant ce constat. Même le temps était triste dehors, sous la pluie battante, je courus pour m’éloigner de là. L’étoile était montée au firmament de mon ciel, accrocher là, elle brillerait éternellement en moi. Je ne faisais que mon métier, mais ce soir, il m’avait secoué. Elle avait eu une belle vie, mais avec moi, elle avait choisi l’euthanasie.


  • Luc Baudot

Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. Il avait la couleur d’une promesse, celle de son goût sur mes lèvres ; ensorcelante euphorie laissant présumer les plaisirs à venir.
Tendant le breuvage, elle me donna l’exclusivité de l’éclat de ses iris et s’appropria mon regard. J’étais captivé. Son sourire, bouche fermée, exhalait la sensualité ; des taches de rouge foncé perlaient sur le gloss et donnaient envie d’y mordre à pleines dents.
J’étais face à la gorgone et ne pouvais résister à la tentation de fondre dans son regard, vivre un instant de transe puis rester figé à jamais. J’étais le papillon volant vers la lumière, promesse d’extase, avant de m’y bruler les ailes, Icare face au soleil, la proie face au regard du cobra, le disciple face au gourou, le béotien face à la béatitude.
Je ne voulais qu’accepter le liquide et ce qu’il impliquait ; quelques gouttes de nectar en échange d’une cage, dorée peut-être, mais qui resterait une cage. Il y aurait d’autres soifs à étancher par la suite, je connaissais cette nécessité, mais ne percevais que cette option : ma servitude pour l’éternité.
Sa robe rouge laissait deviner ses formes tout en maintenant le mystère. Son corps ne m’inspirait pas, je ne voulais que ses lèvres sur mes yeux, ma bouche, mon cou. Elle posa son verre, approcha son visage du mien. Je retins mon souffle dans l’attente du baiser qu’elle prenait plaisir à repousser. Elle ne jouait pas, elle me savait sous son emprise, j’étais sa proie et j’allais mourir.
Elle entrouvrit ses lèvres, laissant apparaitre deux incisives effilées comme des aiguilles, deux crochets dont les canaux n’étaient pas là pour cracher leur venin mais aspirer mon fluide vital.
Demain, je sortirai du cocon qu’elle aura tissé sur moi ; devenu papillon, je prendrai mon envol. Paré de mes nouvelles ailes noires, j’écumerai la nuit à la recherche d’autres coupes de liqueur grenat.


  • Johanna Vaury

Le grenat de son vin m’hypnotisait. Je le regardais faire tournoyer le liquide avec enchantement. Cette vague délicate, faisait danser mon âme comme la mer balance tendrement les bateaux. La salle semblait devenir plus étroite, plus douce, pour nous étreindre dans un cocon de velours. Je ne percevais que son unique présence dans ce restaurant où le temps s’était figé. Je l’admirais de l’autre côté du bar, imperturbable. J’étais fascinée par son être envoutant. En appui sur une jambe, son dos était courbé, position à la fois poétique et mystérieuse. Il n’avait pas bougé depuis son arrivée, depuis qu’il s’était assis, depuis que je l’avais remarqué. Au premier coup d’œil je sus que c’était lui. Comme il saura que c’est moi. Cette alchimie est difficile à expliquer pour ceux qui ne connaissent pas l’amour, le vrai. Nos cœurs s’enflammeront l’un pour l’autre et ses yeux ne verront que les miens. Je serai la finalité de son histoire. Ma destinée sera ainsi accomplie. Et puis il y a eu ce regard dans ma direction. De ceux qui ne trompent pas, qui révèlent le coup de foudre. Ce fut à ce moment-là que je suis tombée amoureuse, amoureuse de nous. Nous sommes devenus un. Il avait souri et s’était levé, impatient, déterminé. Le rythme de mon cœur s’était accéléré, marquant la cadence de ses pas viriles. Notre histoire allait commencer. Je me levais. Prête pour l’immanquable rencontre. Début et fin du rendez-vous avec l’amour. Et dans un élan de passion, sans prévenir, il m’avait saisi par la taille, presque brutalement. « Excusez-moi mademoiselle ». Trois mots chuchotés dans un souffle chaud. Comme dans un conte de féé où le prince me délivrerait de cet état de sommeil infini par un baisé volé. Mais alors pourquoi j’avais mal, pourquoi la chaleur s’était dissipée et l’orage s’était levé ? Le rêve s’évaporant dans un courant d’air. Tourbillon de ressentiments, tornade d’animosité, son corps n’avait pas marqué l’arrêt. Sa course n’avait pas pris fin. Son sourire s’était envolé, ne laissant que son odeur et son souvenir comme un mirage dans mon désert. Ses mots, prononcés trop vite pour pardonner un mouvement trop brusque m’ordonnaient l’exile. Cet homme, mon prince, se trouvait maintenant dans mon dos diffusant la douleur d’un coup de poignard. Je l’avais suivi du regard, semblable au rapace qui surveille une proie trop rapide, anéantie, médusée. Je le trouvais dans les bras d’une autre, hors d’atteinte. Une femme qui venait d’arriver, qui venait de l’ensorceler. Sorcière brisant mon destin de sa langue fourchue. Vipère qui venait de le piéger, le faisant attendre pour mieux me l’enlever. Je te sauverai. Et tandis qu’ils disparaissaient dans la salle, serpentant sur les restes de notre cocon brisé, je repris impérieusement ma place. Sur ce tabouret je suis, encore, là. Fixant son verre abandonné, hypnotisée par sa couleur. Rouge, rouge vif, réclamant la sentence.


  • Athénaïs Grave

Le grenat de son verre de vin m’hypnotisait. On aurait dit une continuité liquide de ses lèvres carmin. Quand elle retira le verre de leur étreinte, elle laissa une traînée de rouge à lèvres sur le rebord, comme l’empreinte d’un baiser charnu. J’aurai, à ce moment, tant voulu être ce vin, pour découvrir la caresse de sa bouche. J’aurai tant aimé être ce vin, pour être le seul à détenir le pouvoir de l’enivrer.
Malheureusement, seul le vin aura ce délice. Moi, je ne recueillerais que des rires qui ne me sont pas destinés, rendant sourires sur sourires, dissimulant mes regrets derrière les rides de nos éclats de joie.
Aurais-je dû lui parler, au risque de faire taire son sourire ? Dois-je continuer à la regarder en silence, au risque de lui mentir ? Mensonge ou vérité ? Larmes ou rires ? Cœurs brisés ou cœurs en repentir ?
Si seulement, j’avais osé, avant que ses lèvres ne dévorent ses yeux. Si seulement, je n’étais pas un rêveur, quand lui était un charmeur. Si seulement, il ne la rendait pas si heureuse, j’oserais lui avouer les lignes torturées de mon cœur. Si seulement, je n’étais pas cet ami, dont elle a tant besoin les jours de pleurs. Mentir pour un sourire ou avouer pour les rêves brisés ?


⭐ Inspiration n°2

  • Julyago

La couleur des mots
Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire ? « Si tu réclames tu n’auras pas ! ». Me voilà prise entre deux eaux… Je sais aujourd’hui, alors que je suis adulte, que cette réponse qu’on me faisait enfant était pour me faire apprendre le respect et les valeurs dont je suis fière aujourd’hui. Cependant lorsqu’on se construit et qu’on a tendance à vouloir être parfaite aux yeux de ses parents, on applique à la lettre et sans discuter ce qu’on nous dit. Peut-être un peu trop, sous peine de décevoir… Décevoir ! Ce terme est affreux pour moi depuis ma plus tendre enfance. Je n’ai jamais supporté de percevoir la déception dans les yeux ou la voix de mes proches… ce sentiment m’est insoutenable. Alors pour l’éviter au maximum, j’ai toujours appliqué les conseils prodigués, à la recherche de la pleine satisfaction et afin qu’on ne puisse jamais rien me reprocher. Les mots de mes parents et de mes sœurs ont depuis toujours un impact très important. Je les recevais sans aucun filtres et aucun n’était jamais discuté de ma part, même pas analysés, comme si mon cerveau était en mode exécutant et n’avait pas l’option étude de sens. Ce n’est que plus tard que cette option s’activera malgré moi.
Je n’en veux à personne, ce n’est aucunement de la faute de mon entourage, bien au contraire. Si quelqu’un est fautif c’est moi, de ne pas avoir cru que j’étais capable d’avoir ma propre interprétation et le droit d’émettre mon opinion. Je me suis demandée souvent pourquoi j’étais aussi perméable à la moindre paroles, au moindre regard ? Pourquoi parfois même j’y vois un jugement, là où bien souvent il n’en existe pas. Je suis adulte et je n’arrive pas encore à me détacher de ce que peuvent penser les gens. Et pourtant il y a quelques mois, j’ai dû faire face à une situation qui m’a fait me remettre en question, bien plus que je n’aurais jamais pu l’imaginer. Je n’ai pas écouté ce conseil si précieusement prodigué, j’ai même fait tout le contraire et par là, j’ai appris que tout a une nuance. Rien n’est ni tout blanc, ni tout noir. Il faut savoir adapter ce que l’on et accepter d’apprendre d’autres choses. Cette vénération que j’ai toujours eue pour mes pairs n’a en aucun cas été entamée, mais j’ai du l’adapter à ma vie d’adulte. J’ai dû demander, réclamer, sans quoi je n’aurais rien eu, et j’aurais même tout perdu. J’ai dû montrer ouvertement mes faiblesses. Pire, j’ai dû les reconnaître et les accepter. Le jour est arrivé où j’ai dû réclamer quelque chose : de l’aide. C’est à ce moment précis que la ritournelle a commencé sa folle rengaine. Et c’est sans doute ce jour là aussi que je l’ai réellement écoutée et comprise. Si tu réclames tu n’auras rien mais si tu ne demandes pas, tu n’auras pas. La nuance est subtile mais notoire. J’ai appris que dans certains cas, oser demander est une certaine force, une preuve d’humilité. Reconnaître que seule, il est des situations qu’on n’affronte pas. Et si vous ne formulez pas votre besoin, la souffrance ne peut pas être entendue et le monde vous tourne le dos. Parce qu’il ne sait pas, pas parce qu’il est insensible. Je résume ce passage de ma vie en quelques lignes, mais cela a duré quelques mois. J’ai eu des réflexions longues et intérieures sur mon éducation, mon évolution et mes interprétations. Je pense avoir grandi en quelques mois bien plus qu’en 20 ans. Je trouve avec le recul triste de devoir tomber à ce point pour prendre toute la mesure d’une simple phrase. On devrait enseigner à l’école ce genre de choses, l’art de détruire les fausses croyances. Mais il est des expériences plus difficiles et plus longues que d’autres. Aujourd’hui, j’ai un regard neuf sur ma vie et ma façon de penser. J’ai osé mettre mes croyances à l’épreuve, les mettre en doute, les exposer à la société actuelle. J’avance, je comprends, j’apprends…chaque jour sur moi et notre monde. Et les mots de mes proches ont pris un sens tout autre, pas moins impactant sur ma vie, mais teintés de nuances toutes plus intéressantes les unes que les autres.


  • Marina Leridon

Pirouette cacahuète
Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire ?
Je l’avais complètement oubliée.
Oui, je viens d’ouvrir un paquet de cacahuètes. Mais ce n’est pas la première fois et la chanson n’est jamais réapparue.
Oui, nous avons visité une drôle de maison, toute tarabiscotée. Mais elle n’était pas en carton et ne m’a rien inspiré.
Oui, je suis montée par les escaliers pour ranger le linge dans la chambre. Mais je le fais plusieurs fois par jour et jamais ce refrain ne m’a obsédée.
Oui, mon fils s’est cassé le nez. Mais heureusement, son bout de nez ne s’est pas envolé et il n’avait pas vraiment envie de chanter.
Oui, le facteur vient de passer. D’ailleurs, il faut que j’aille récupérer mon courrier. Mais il passe quotidiennement, même s’il ne s’arrête pas toujours, et je ne me retrouve pas avec cette rengaine rivée dans mon cerveau.
Oui, son uniforme est cousu avec du joli fil doré. Mais heureusement que cela ne provoque pas l’apparition de cet air dans mes oreilles.
Oui, un avion à réaction survole régulièrement notre maison. Mais ce bruit, qui pourtant me fait sursauter à chaque fois, n’a rien ravivé dans ma mémoire.
Alors, d’où vient le retour de cette ritournelle ?
Ah, j’y suis ! Mon petit-fils a fait des pirouettes cet après-midi et, maintenant que j’y pense, il me semble qu’il fredonnait cet air si entêtant.


  • Gagnaire

Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire ? Je me souviens d’une vieille maison en pierre, aux volets blancs. Elle était grande. C’était une ancienne ferme. Il y avait une basse-cours, une étable, une grange, le tout accolé à un grand champ où les vaches pouvaient venir manger l’herbe. Les vaches n’étaient plus là mais il restait toujours des poules et un coq en liberté. Ce coq qui aimait tellement chanté tôt le matin et au long de la journée, comme une ritournelle. Et puis, il y avait les lapins dans leurs cages. Ils avaient l’air si mignon mais attention, il ne fallait pas y laisser ses mains et surtout ses doigts à travers le fin grillage. C’était risqué. Les lapins adoraient mordre sans prévenir. On entendait de ces cris, au loin, quand ça arrivait. On y passait souvent nos vacances d’été et toutes nos vacances d’hiver. C’était la maison de nos grands-parents. On faisait de nombreux kilomètres pour arriver à cette maison, perdue en plein milieu de la campagne. On passait en voiture devant les champs de blé et devant les troupeaux de vaches. Quand on ouvrait la vitre, on pouvait sentir les odeurs des fleurs en été ainsi que des arbres fruitiers. On s’amusait tous ensembles, avec nos cousins et nos cousines. On jouait dans la cours, à des jeux que l’on inventait, rien qu’à nous et qui nous faisait passer le temps. On préparait des plats avec les légumes cultivés dans les environs ou les champignons ramassés dans les forêts aux alentours. Mais ce que l’on aimait faire, c’était des gâteaux avec les fruits du jardin. Je n’arrive pas à retrouver dans les rayons des supermarchés des fruits qui puissent avoir le goût sucrés que ceux des fruits de mon enfance. La vie s’écoulait plus lentement dans cette maison. Au rez-de-chaussée, il y avait la cuisine et une salle à manger ainsi qu’une petite pièce dont je n’ai jamais compris la fonction. Peut-être qu’on y entreposait des affaires, juste comme ça. Au premier étage, il y avait beaucoup de chambres, assez pour nous et pour nos cousines et cousins. Un peu plus haut, il y avait le grenier.
Je me souviens du grenier. La première fois où l’on y avait monté. On n’avait pas trop le droit d’y aller. C’était dangereux. On ne pouvait y accéder que par une petite échelle. Ce n’était pas très pratique. Mais lorsque l’on y arrivait, il y avait un de ces espaces. Je n’aurais pas pu imaginer à l’époque qu’il puisse y avoir autant de place dans ce grenier. Quand on m’en parlait, je voyais un lieu austère et petit. Mais c’était tout le contraire. La lumière entrait par les fenêtres. Elles n’avaient pas de volets. L’endroit était plutôt bien rangé. On s’était amusé à fouiller dans les cartons, dans les papiers qui traînaient ça et là, accolés aux murs. C’était marrant de découvrir des instants de vie de nos grands-parents. De vieilles photos de quand ils étaient jeunes. Papy sur une mobylette, Mamie avec ces sœurs. Tout était en noir et blanc et on avait du mal à distinguer qui était qui. Les filles avaient toutes des robes et les garçons étaient tous habillés avec des pantalons, sans trous, et des chemises qui semblaient être blanches. Il y avait des journaux de l’époque. Des faire-parts de naissance ou de mariage, des lettres, des vinyles… Des chanteurs que l’on connaissait et d’autres dont on avait jamais entendu parlé. Il y avait aussi des posters. C’est marrant de se dire que nos grands-parents étaient comme nous et qu’ils avaient eu des idoles, des favoris. Dans un carton, on avait trouvé d’anciens jouets qui fonctionnaient toujours. On les avait redescendu comme on avait pu. L’un d’entre nous avait failli se prendre le carton sur la tête, en voulant le tenir tout en descendant l’échelle. Un adulte nous criait de faire attention. Mais on était jeune et faire attention, ce n’était pas notre priorité. On était passé les uns après les autres pour venir nous amuser dans la salle à manger du rez-de-chaussée.
Je me souviens de tellement choses de mon enfance, de ces choses qui ont fait de moi, la personne que je suis maintenant. Cela me réconforte par moment de penser à mes racines mais cela me terrifie aussi. C’est tout aussi étonnant la vitesse à laquelle certains moments me reviennent à cause d’un bruit ou d’une odeur que la vitesse à laquelle je commence à les oublier et à me mélanger dans mes souvenirs.


  • Patricia Forge

Maman Chérie
Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire ?
« Maman Chérie, je t’aime à la folie… »
Impossible à me sortir cet air de ma tête. Il y a si longtemps pourtant.
Ma jolie poupée blonde avec sa robe et son bonnet rouge.
Je devais avoir 6 ou 7 ans quand le père noël avait déposé cette jolie poupée. Elle marchait et chantait comme un pinson.
Dans son dos, un petit espace qu’il fallait ouvrir pour glisser un disque et c’était parti ! Elle devait chanter plusieurs airs connus ou méconnus mais un seul dont je me souvienne et qui aujourd’hui refuse de me lâcher.
« Maman Chérie, je t’aime à la folie… »
Le temps a tourné sous de bons auspices ou des cieux obscures. J’avais 15 ans lorsqu’une voiture nous faucha sur les passages protégés. Choc, incompréhension, pompiers, hôpital, ton corps en miettes, traumatismes.
Tes multiples opérations, les rééducations, les nuits à cauchemars, les effets secondaires des traitements, le bouleversement de ton corps, le chagrin de l’âme…
S’accrocher encore et toujours, évoquer les douleurs à des médecins qui n’écoutent plus, qui ne comprennent pas, bloqués sur leurs certitudes. Douleurs mystères ? Douleurs psychologiques ?
Et puis un jour, un soir… Trente ans plus tard…
Des douleurs à hurler, une jambe qui refuse de se plier, une souffrance incommensurable.
Samu, Hôpital, transfert en Centre Hospitalier Universitaire.
Un, deux, trois puis 4 IRM.
Une hernie discale, puis deux, pour finalement revenir à un seul. Diagnostic incertain.
Opération programmée, opération reportée, opération suspendue, opération prévue, opération supprimée.
Un mois d’égarement, sous anti-inflammatoire, cortisone, morphine.
En plein confinement, nous voici coupés de toi, les infirmières en mode cerbère m’interdisent l’accès à ta chambre.
L’esprit vacille, les nerfs s’effritent.
Enfin vient l’opération. 8 heures sur une colonne vertébrale fatiguée. 8 heures après un mois alitée.
Oubli des bas de contention, oubli du traitement pour la circulation.
Au téléphone, je te sens t’enfoncer, je te vois t’en aller. Tu ne veux que dormir, tu es si fatiguée. Ta jambe te fait mal. Puis la fièvre s’invite.
La situation se détériore, ils n’ont rien vu venir. Tu me demandes de te sortir de là, et je suis impuissante, le monde médical me sépare de toi.
Phlébite, embolie pulmonaire, un calvaire.
J’ai peur comme une enfant, peur de perdre ma maman. J’aimerai serrer ma petite poupée blonde dans mes bras mais il y a longtemps qu’elle n’est plus là.
« Maman Chérie, je t’aime à la folie… »
L’alerte est passée, il me rende une poupée de chiffon, droguée, épuisée.
Après quinze jours à la maison où ton esprit divague et perd pied de plus en plus, le SAMU t’emmène à nouveau. Urgences Vitales ! Overdose de morphine et ses dérivés.
« Mais qui a prescrit autant de médicaments ? » m’interroge le médecin urgentiste qui reste silencieux quand je lui montre l’ordonnance à en-tête du même établissement de santé.
48Heures plus tard, te voilà à nouveau parmi nous, avec l’esprit clair.
L’opération est ratée, il faut recommencer mais cette fois-ci nous anticipons. Le chirurgien qui te reçoit à la Clinique privée est expérimenté. L’opération est périlleuse, il va introduire en deux temps une pièce pour soutenir ta colonne et libérer le nerf sciatique écrasé. Il nous explique patiemment, deux anesthésies en huit jours, une ouverture dans le ventre, une ouverture dans le dos, une pièce ronde, des vis. Aucune morphine ni anti-inflammatoire prévue.
Tu es resté trente ans dans l’errance médicale pour un nerf sciatique écrasé.
Tu as failli mourir pour un nerf sciatique coincé.
Alors nous sommes angoissés. Et pourtant, cette fois ci tout va bien se passer. Et enfin, tu vas pouvoir vivre ! Comme une revanche sur la vie, voici que tu te lances dans la randonnée !
« Maman Chérie, je t’aime à la folie,
Quand tu me sers si fort dans tes bras,
Quand tu me dis, tu es la plus jolie,
Maman Chérie, je t’aime à la folie ! »


  • Sarah Vialet

Au détour d’une journée ordinaire, une ritournelle d’enfance s’infiltre dans mon esprit, semant une vague de questions et de réflexions. Pourquoi ce petit air familier choisit-il ce moment précis pour refaire surface dans ma mémoire ? Et pourquoi cette simple mélodie résonne-t-elle si profondément en moi, réveillant des souvenirs enfouis depuis longtemps ?
Je m’assois un instant, laissant cette musique du passé m’envahir. Elle me ramène à une époque révolue, à des jours où les soucis étaient aussi légers que les nuages dans le ciel d’été. Mais au-delà de la nostalgie, je sens qu’il y a plus. Cette ritournelle agit comme une porte ouverte vers une réflexion plus profonde, vers une exploration de moi-même et de ma place dans ce monde.
Peut-être que cette mélodie est un rappel délicat de ce que j’étais autrefois, de l’enfant que j’ai été avant que le poids du monde ne pèse sur mes épaules. Peut-être qu’elle cherche à me ramener à cette innocence perdue, à me rappeler qu’il y a encore de la magie dans le monde, si seulement je prends le temps de regarder.
Mais il y a aussi quelque chose de mystérieux dans cette résurgence du passé. Comme si cette ritournelle était un messager, un guide vers une vérité plus profonde sur moi-même et sur l’univers qui m’entoure. Peut-être que c’est un appel à plonger dans les profondeurs de mon être, à explorer les recoins de mon âme à la recherche de réponses.
Alors, je me laisse porter par la douceur de cette musique familière, laissant mes pensées vagabonder dans les méandres de la réflexion. Peut-être que, dans ces moments d’introspection, je trouverai les clés pour comprendre pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire, et ce qu’elle cherche à me dire sur moi-même et sur le monde qui m’entoure.
La ritournelle d’enfance, avec ses notes simples mais évocatrices, semble être un pont entre le présent et le passé, entre l’adulte que je suis devenu et l’enfant que j’ai été. Elle évoque des souvenirs qui transcendent le temps, des émotions pures qui résonnent toujours en moi. Mais au-delà de la nostalgie, elle suscite également une interrogation sur ma propre existence, sur la nature même de l’être.
Peut-être que ce souvenir est une invitation à redécouvrir l’innocence et la spontanéité qui caractérisaient mon être autrefois. Peut-être qu’elle me rappelle que, malgré les épreuves et les responsabilités de la vie adulte, une part de moi reste toujours cet enfant curieux et insouciant, avide de découvertes et de merveilles.
Mais il y a plus. Cette mélodie réveille en moi un sentiment d’appartenance à quelque chose de plus vaste, à un univers où chaque note, chaque souffle de vent, est une pièce du puzzle de l’existence. Elle me pousse à me questionner sur ma place dans cet ordre cosmique, sur ma connexion avec le monde qui m’entoure.
Peut-être que, dans les harmonies simples de cette ritournelle, se cachent les réponses aux grandes questions de la vie. Peut-être qu’en écoutant attentivement, je trouverai la clé pour déverrouiller les portes de la compréhension, pour saisir le sens profond de mon existence et de mon parcours sur cette terre.
Et alors que je me laisse envelopper par la douce mélodie du passé, je sens émerger en moi un sentiment de gratitude. Gratitude pour les souvenirs qui ont forgé mon identité, gratitude pour les leçons apprises et les expériences vécues. Car même si le chemin de la vie peut être semé d’embûches, même si les défis semblent insurmontables parfois, la ritournelle d’enfance me rappelle que chaque instant est une opportunité de croissance, de découverte et d’amour.
Ainsi, que cette ritournelle me revienne en mémoire aujourd’hui n’est pas un simple hasard, mais peut-être un appel à embrasser pleinement la beauté et la richesse de l’existence. Une invitation à danser sur les notes de la vie, à célébrer chaque instant avec gratitude et émerveillement, comme seul un enfant sait le faire. Et dans cette danse intemporelle, peut-être trouverai-je enfin la paix et l’harmonie que mon âme recherche depuis si longtemps.
Alors, je me laisse emporter par cette ritournelle, laissant ses douces notes envelopper mon esprit et mon cœur. Je me permets de me replonger dans ces souvenirs d’enfance, de revivre ces moments simples mais si précieux, où le temps semblait suspendu et où chaque instant était empreint de magie.
Dans cette réflexion, je réalise que la ritournelle d’enfance est bien plus qu’une simple mémoire du passé ; elle est un lien entre toutes les facettes de mon être, un fil rouge tissé à travers les différentes étapes de ma vie. Elle me rappelle que, malgré les changements et les épreuves, il y a une continuité dans mon existence, une essence qui reste inchangée au fil du temps.
Et au-delà de ma propre histoire, je pense à toutes les autres ritournelles d’enfance qui résonnent à travers le monde, portant avec elles les histoires et les rêves de millions d’êtres humains. Chaque mélodie est unique, mais chacune porte en elle la même essence universelle de l’innocence et de la joie de l’enfance.
Peut-être que, dans ces ritournelles, réside la clé pour guérir les blessures de l’âme et retrouver la pureté de notre être. Peut-être qu’en écoutant attentivement, nous pourrons nous reconnecter avec notre enfant intérieur, avec cette partie de nous qui sait encore s’émerveiller devant les petites choses de la vie.
Et ainsi, alors que la ritournelle d’enfance s’évanouit doucement dans le silence, je sens naître en moi un sentiment de sérénité et de plénitude. Car même si je ne sais pas pourquoi elle est venue à moi aujourd’hui, je sais qu’elle m’a apporté un précieux cadeau : celui de me rappeler qui je suis vraiment, au-delà des masques et des apparences, dans toute ma simplicité et ma beauté authentique.
Ainsi, je choisis de porter cette ritournelle dans mon cœur, comme un talisman de sagesse et de joie. Et chaque fois qu’elle reviendra en mémoire, je sais que je pourrai trouver en elle la lumière et la guidance dont j’ai besoin pour poursuivre mon chemin avec courage et confiance, dans la certitude que, même dans les moments les plus sombres, la musique de l’enfance continuera à m’accompagner, éclairant mon chemin de sa douce mélodie.


  • Valérie Béranger Minelli

Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire ? Je suis face à mon ordinateur et j’essaie d’écrire tant bien que mal un article que l’on m’a commandé il y a une dizaine de jours. Les idées ne viennent pas, seuls les doigts s’agitent sur le clavier et alignent des mots peinant à prendre sens. Les lettres fusent mais les idées traînent comme si elles avaient du mal à trouver une ligne directrice, comme si aucun cornac n’était là pour les présenter, les guider, leur montrer le chemin de la réflexion qu’il fallait suivre. Le texte est pour demain…Ce n’était déjà pas facile il y a une heure, ça l’est encore moins maintenant que j’ai cet air dans la tête: « Il était un petit navire, il était un petit navire… ». Mes doigts ne martèlent plus le clavier et mes mains reposent sagement de chaque côté de mon ordinateur portable. J’ai bien senti que mes sourcils se fronçaient. C’est comme si tout à coup un lien s’était produit entre ce que j’écrivais et cette ritournelle. Et puis cela a été aussi fugitif qu’instantané « Pfft » plus rien. « Ritournelle enfantine » égal enfant. Bon, je n’en ai pas, mais hier, au lieu de travailler sur cet article j’ai accompagné ma nièce au parc. Elle m’a demandé pour faire un tour de manège. Celui-ci se devine tout au bout de l’allée centrale. Le sentier de sable qui y conduit s’ouvre sur une petite place circulaire, au milieu, bien protégé par un grand cèdre du Liban, trône un vieux carrousel, aux couleurs passées. Il propose, comme sièges, uniquement des animaux en plastique : pas de petites voitures, ni de fusées ni de locomotives. C’est une vieille femme qui en est la propriétaire et qui s’occupe de la billetterie. Elle semble très âgée ou plus exactement sans âge et sur son visage apparaît un sourire radieux quand le manège se met à tourner. Je revois encore ma nièce sur son chameau d’une couleur incertaine entre le jaune et le brun, un sourire béat, elle aussi, éclairant son visage! Est-il possible que la musique proposée par le manège ait été cette chanson ? Non, je ne pense pas…c’est sûr que non car j’avais une irrésistible envie de me boucher les oreilles pour ne pas entendre la musique bien sirupeuse d’un célèbre dessin animé pour petite fille. J’ai même vu que cela participait au bonheur de ma nièce. L’air que j’ai en tête prendrait plutôt une tonalité inquiétante : « Il était un petit navire, il était un petit navire… ». Et le manège tournait, tournait, tournait et je suivais des yeux cette petite fille sur son chameau. « Tourner : imprimer un mouvement de rotation vers autre chose » d’après le dictionnaire numérique que je viens de consulter. Je l’ai fait car en essayant de réunir quelques bribes de souvenirs j’ai revu cette vieille femme aux cheveux blancs se tourner vers moi et me faire un clin d’œil. Tiens, dans « ritournelle » il y a aussi « tourner », « retour ». Rien à voir avec ce que je dois écrire : vanter un parc animalier situé dans le département voisin. Département au centre de la France et je l’ai visité la semaine dernière. Pour l’instant aucune connexion avec cette ritournelle : pas d’eau, pas de bateau. Pas de manège non plus dans ce parc. J’ai pris des notes et j’avais l’intention d’écrire mon article au dernier moment. Sauf que d’habitude le fait d’écrire au dernier moment me donne un petit coup de stress, un peu d’adrénaline. Je me dis toujours : « Je ne vais pas y arriver » et finalement comme par enchantement les mots viennent, les phrases s’articulent, l’ensemble est fluide, coule comme un long ruban de caramel. Caramel égal enfance. C’est étrange cela fait deux éléments liés à l’enfance qui viennent s’immiscer dans mon quotidien sans que je les ai invités. Il est bientôt vingt heures et ce supplice s’éternise depuis le début de l’après-midi. Pire, les choses s’aggravent car je ne peux plus penser à rien d’autre. En plus je ne connais même pas les autres paroles. Je m’étire et bâille : après tout j’ai la nuit devant moi. Après réflexion je devrais peut-être faire une recherche sur internet par rapport à cette comptine car finalement j’ai bien compris que l’issue de cette histoire et le bon accomplissement de mon travail passe par la résolution de « l’énigme » du petit navire. Je pianote rapidement et trouve les paroles de cette chanson pour les enfants. C’est l’histoire d’un petit navire qui n’avait jamais navigué, voilà qui me ramène encore à l’enfance. Pour une chanson enfantine…Les paroles sont plutôt explicites puisqu’il s’agit de manger le plus petit matelot, de le sacrifier. Il est sauvé in extremis par un banc de poissons qui saute sur le pont du navire…après une prière… Je suis songeuse et mal à l’aise. Je me déplie doucement du fauteuil dans lequel je suis installée et je me dirige vers la fenêtre. Il fait nuit sur la ville ou presque. De nombreux quartiers ont choisi d’arrêter l’éclairage public à partir de onze heures. Au loin, je devine le parc où se cache le carrousel ; le reflet de mon visage se superpose à ce que j’observe. Il est tard et je suis fatiguée. Je sais et sens que je ne suis déjà plus dans la maîtrise de mes souvenirs. Ce n’est plus un travail de réflexion que je dois poursuivre mais installer un lâcher prise qui permettra à des réminiscences de monter à la surface de mon inconscient. La ritournelle semble envahir la pièce et mon espace tout entier. Le manège tourne à présent au rythme de la comptine, le visage de ma nièce est remplacé par le mien. Contrairement à elle, je ne souris pas béatement. Bien au contraire : j’ai le visage fermé, voire renfrogné. Je tiens d’une main une pomme d’amour et de l’autre, l’oreille gigantesque de l’éléphant gris où mon père m’a installée. Je dois avoir huit ans. Je vois à présent ce que mes yeux découvraient du haut de mon manège. Mes parents sont là : ils me regardent eux aussi. Ils ont l’air tout à la fois contrariés et amusés. Peut-être se forcent-ils à sourire…Ils voudraient que je m’amuse, que je ris, que je sois comme les autres enfants… Tout à coup tout se remet en place, les souvenirs refoulés se répandent avec leur lot de bruits, de sons, d’odeur à une vitesse fulgurante. C’est une journée d’automne, mes parents ont voulu me faire plaisir pour apaiser la journée. A table, j’ai refusé de manger le gigot du repas dominical sous le prétexte que ma peluche préférée était un agneau. Ma mère n’a rien dit mais mon père s’est mis en colère. Il a crié que je devrais être bien contente de pouvoir manger et puis il a regretté ses paroles. Alors, j’ai pleuré : mes parents m’ont consolé et ont organisé une surprise. Une façon pour eux d’effacer ce qui s’était passé. On est parti dans la précipitation car c’était loin mais mon père en avait entendu parler. Les enfants adoraient, paraît-il. Nous avons pris la route en direction d’un parc animalier ou plus exactement, pour l’époque, un zoo amélioré. Après plusieurs kilomètres nous avons laissé la voiture sur un parking et nous nous sommes présentés à l’entrée du parc. Une grande enseigne en couleur couronnait l’entrée. Des animaux y étaient peints : girafes, zèbres, ours, éléphants, dromadaires… Un manège était installé à l’entrée, un vendeur de pommes d’amour et de barbes à papas proposait toutes sortes de sucreries. L’air s’emplissait d’odeurs sucrées qui se mêlaient à celles plus sauvages des animaux. Les billets achetés nous avons commencé à déambuler sur des allées étroites. Rapidement, j’ai pleuré, j’ai refusé d’avancer, je ne voulais plus voir ces animaux parqués, enfermés, comme cet ours brun, seul au fond de cette fosse de béton. Les gens nous regardaient, mon père a recommencé à crier. Ma mère m’a prise dans ses bras et m’a emmenée vers la sortie. J’ai eu droit à une pomme d’amour et à un tour de manège. J’avais huit ans et je ne comprenais pas pourquoi nous sacrifiions les animaux.Finalement je n’écrirai pas cet article pour vanter les mérites de ce parc animalier. Je ne sacrifierai pas la petite fille que j’étais…


  • Malika Laffaire

Souvenirs
Le soleil brille, c’est l’été. Je me promène à la campagne. J’observe la nature. Elle est si belle. Une coccinelle se repose sur une fleur de pissenlit. On la voit bien. Elle se dessine nettement avec sa carapace rouge et ses points noirs sur ce jaune intense.
En la voyant, je suis directement projetée dans le passé où je revois grand-mère et moi toute petite dans la prairie derrière la grande maison périgourdine. Elle étend ses grands draps sur le fil accroché aux branches de deux pommiers quand une coccinelle se pose sur le tissu blanc, flottant dans le vent léger. Elle la fait monter sur sa main et commence alors à fredonner la ritournelle que voici :
« Coccinelle, demoiselle, bête à bon Dieu,
Coccinelle, demoiselle, vole jusqu’aux cieux
Petit point rouge, elle bouge
Petit point blanc, elle attend
Petit point noir, coccinelle au revoir »
Puis elle poursuit :
« Coccinelle du bon Dieu, fera-t-il beau demain ? »
À ces mots, la coccinelle prend son envol. Je la vois se tourner vers moi et me dire:
— Tu vois, elle s’est envolée. Les anciens disent que lorsque la coccinelle s’envole, le temps sera clément le lendemain.
J’étais petite et impressionnée par ce que je venais de voir car le jour suivant le temps était radieux. En même temps nous étions en été alors rien d’étonnant. Mais à l’époque j’étais une enfant et j’avoue qu’après cette expérience je testais souvent cet adage et renouvelais l’opération. Parfois elle ne s’envolait pas et le temps était au beau fixe.
Aujourd’hui je ne teste pas à chaque fois mais lorsque je vois une coccinelle, cette ritournelle ressurgit.
Mais ne nous y trompons pas, le plus beau dans tout cela ce n’est point la coccinelle, même si je les trouve très belles, c’est plus le souvenir de moments heureux d’enfance.
Tout ceci m’amène à penser que tous nos souvenirs sont stockés quelque part au fond de notre cerveau. Je me les imagine dans des petits tiroirs, bien rangés et qui n’attendent que des éléments déclencheurs pour prendre l’air.
Parfois ce peut être une chanson, une ritournelle comme ici mais aussi une expression, un bruit, un goût familier, la vue d’un objet voir de flore ou faune, un environnement et tutti quanti.
En effet, tous ces déclencheurs nous replongent agréablement dans le passé. Il peut arriver que le souvenir soit douloureux mais je ne me cantonnerai ici qu’à ce qui nous rend heureux et parfois nostalgique.
En ce qui me concerne, la vue d’un grand sapin, de giroflées, y compris de sa senteur, de champs de coquelicots, l’odeur d’un bon civet, le roucoulement de tourterelles, le chant d’un coq qui s’égosille, l’air d’une chanson ancienne sur laquelle dansait ma grand-mère… réveillent en moi des moments heureux qui font revivre les gens que j’ai aimés.
Parfois on peut y repenser sans véritablement d’éléments déclencheurs. C’est une façon pour notre cerveau de nous dire :
Attention, nous sommes là, cela fait longtemps que nous dormons au fond de ces tiroirs. Prendre l’air ne nous ferait pas de mal avant que ces tiroirs ne se verrouillent ou que les connexions à ceux-ci ne soient plus opérationnelles, ce qui peut malheureusement arriver. C’est une façon pour nous de ne pas oublier.
J’avoue qu’en prenant de l’âge j’ai trouvé une solution pour immortaliser ces bons moment. C’est l’écriture. C‘est une façon pour moi de les graver sur le papier afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli et disparaissent à jamais.
En attendant, prenons le temps de nous replonger dans ces moments de bonheur. Cela nous permettra de faire revivre un instant nos êtres chers.
À présent je repars dans la nature, peut-être que je rencontrerai un élément qui ouvrira le tiroir d’autres souvenirs.


  • Véronique VP

Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revint soudain en mémoire ? Ces paroles traditionnelles si souvent chantées, transmises de génération en génération pour glorifier nos Alpes enneigées, nos vertes campagnes, notre Suisse romande ? Des mots d’espoir, des voix hautes et pures d’enfants : « c’est si simple d’aimer, de sourire à la vie, de se laisser charmer lorsque c’est notre envie, de permettre à nos cœurs d’entrouvrir la fenêtre au soleil qui pénètre et qui nous rend meilleurs ». Pourquoi de la joie quand mon cœur était triste ? Peut-être parce que la voix si claire de ma mère se mourrait et que celle de ma petite-fille s’éveillait ? Peut-être parce que je sentais que le passé et l’avenir pouvaient se retrouver un instant sur les paroles d’une chanson ? Qu’elles correspondaient aussi bien au sourire fatigué d’une vielle femme qu’à l’énergie d’une jeune enfant ? Ma mère me serra la main et ferma les yeux. Elle semblait si fragile sur son lit, mais si forte cependant. Même rongée par la maladie, percluse de douleurs, elle ne se plaignait pas et souriait. Elle avait réuni, peut-être pour une dernière fois, sa famille et ses amis. Elle était fatiguée. Elle voulait se coucher un moment avant le goûter. Je l’avais accompagnée dans sa chambre où je fus bientôt rejointe par ma petite-fille et par ma fille. Je tenais la main de ma maman. Spontanément, Carolina grimpa sur le lit et m’imita en saisissant elle aussi la main de son arrière-grand-mère. Sensible, Céline ne put retenir une larme et je lui donnai aussi la main tandis qu’elle prenait celle de sa fille, fermant le cercle autour d’Anne-Marie. Puis, je chantai le refrain de Tout simplement, bientôt imitée par Céline et Carolina. Ma mère sourit en nous entendant, laissant pourtant ses paupières fermées. Elle me serra encore la main lorsque je murmurai, seule cette fois-ci, les dernières paroles : « Et les choses qu’on voit, tant de vieux les ont vues ; nos peines et nos joies, tant de vieux les ont eues. Le passé a formé notre amour pour les choses ; les amours sont écloses, c’est si simple d’aimer. »


  • Tuy Nga Brignol

Prendre soin de notre enfant intérieur
Nous avons tous à l’intérieur de l’adulte que nous sommes devenus, l’enfant de notre personnalité qui souvent porte une blessure de vie non réglée, une blessure émotionnelle qui nous manipule inconsciemment.
Grâce à des méditations en conscience et la tenue régulière d’un journal quotidien, Claire a appris à s’écouter, à se centrer sur ses ressentis, physiques ou émotionnels. Le journal devient le livre-passerelle, qui réunit le « soi » adulte et l’enfant intérieur.
Claire apprend à réapprivoiser cette petite partie d’elle qui est blessée. C’est ainsi que le souvenir de chanter « Frère Jacques » en canon rythmique lui revient en mémoire. Chanter à l’identique mais en décalé dans le temps n’a jamais été facile pour elle. Elle avait toujours du mal à « démarrer » au bon moment quand venait au tour de son groupe de chanter. Sinon elle avait aussi beaucoup de mal à ne pas se laisser influencer par le rythme des deux autres groupes.
Tout le travail est effectué avec beaucoup d’amour et de douceur pour aider à rapprocher les deux parties d’elle-même. Claire comprend mieux qui est son enfant, qui est son adulte, quels sont les rôles que chacun joue dans sa vie. Elle apprend à trouver un équilibre entre l’adulte et l’enfant intérieur, et va redécouvrir l’enfant heureux et sain qui est en elle. À partir de là, elle identifiera ses déclencheurs et la façon de les gérer.
Cette posture d’accueil inconditionnel d’elle-même inclut l’accueil de ses blessures, de ses peurs, de tout ce qui est caché derrière une carapace de protection. Claire peut alors commencer à examiner les autres relations de sa vie qui ont affecté ses relations, et voir comment son enfant intérieur et celui d’une autre personne en sont affectés. Ainsi, elle apprend à fixer des limites entre elle et les autres. En s’aimant elle-même d’abord, elle peut créer de meilleures relations dans tous les domaines de sa vie.
Prendre la résolution d’aller au fond de la douleur, afin de pouvoir la libérer complètement et se libérer. Il n’est jamais trop tard pour guérie ce qui fait mal, et il n’y a jamais de meilleur moment que maintenant.


  • Lola Berthomé

Le repas de Noël
Pourquoi cette ritournelle d’enfance me revient soudain en mémoire ?
24 décembre 2002, 18h00. J’ai 9 ans, presque 10. Je boucle ma ceinture, je gratte mon cou, faute à cet affreux pull que ma mère m’a obligé à porter pour « faire plaisir à mamie ». Maria Carey s’égosille dans la voiture, et nos bonnets de Noël ne se lassent pas de chanter « petit papa noël ».
La route me paraît interminable, j’ai hâte d’y être, de retrouver mes cousins, mes cousines, mes grands-parents, mes oncles et mes tantes.
Je fais la bise à tout le monde, même tonton Charles qui pique. Je m’installe à la petite table des enfants qui prolonge la grande table des adultes.
Je suis l’aînée des cousins et cousines, la « grande », la première. Je suis très fière.
Durant le repas, j’aide les plus petits à couper leur viande, je leur raconte des blagues. J’aime bien ce rôle de grande sœur qui prend soin de tout le monde et qui gronde de temps en temps Flora qui s’amuse à grimper sur la table. Nos discussions tournent autour des derniers tamagotchis qui viennent de sortir. C’est la mode dans les cours de récré, tout le monde en a. D’ailleurs, j’ai emmené le mien, et c’est devenu l’attraction de la soirée. Gaspard qui a 3 ans râle car il ne voit rien. Je le prends sur mes genoux, il est ravi !
Nous mangeons de la dinde avec des pommes de terre dauphines. J’adore ces repas traditionnels de Noël, cette magie qui se retrouve jusque dans les assiettes, qui suscitent une joie particulière.
Du côté des adultes, les rires et souvenirs s’embrassent. Et les sujets fusent : actualité, politique, recette du ragoût, l’enfance de mamie, les bêtises de maman étant petite. Ça parle fort, les mots et les idées se confrontent, mais l’ambiance est festive. Papy Auguste et mamie Claudette se disputent, se lancent des piques, mais c’est comme ça qu’ils vivent depuis toujours, c’est peut-être leur façon à eux de se dire « je t’aime. »
Il y a toujours un moment durant le repas où mon papa pousse la chansonnette, et c’est le moment que tout le monde redoute, car il n’y a pas pire que la voix de mon père. Et comme il est persuadé d’avoir une voix de ténor tel un Andrea Bocelli, il se la joue chanteur d’opéra, avec les gestes qui vont bien avec.
Une fois que nos oreilles ont bien saigné, le brouhaha de la soirée peut reprendre. C’est drôle car on dirait que c’est le concours de celui qui parlera le plus fort. Je pense que c’est commun à beaucoup de famille, surtout à cette période de Noël ; mais ces moments de retrouvailles sont si rares, que c’est une façon de rattraper le temps perdu, et ce qui s’apparente à une cacophonie, est peut-être juste LA mélodie traditionnelle de la famille qui aime se retrouver.
Le dessert que nous attendons tous arrive jusqu’à nos yeux écarquillés. Des bûches glacées, fraise— chocolat, et crème brûlée ( Sans grand étonnement, aucun de nous n’en a pris. Il faut croire que certains goûts sont réservés aux grands, trop atypiques pour nous les enfants. )
Après une fine observation, je pense qu’il y a plus de glace sur le visage et la robe de ma petite cousine Zoé que dans son estomac. Et ne parlons pas du sol, je ne me souviens même plus de la couleur du carrelage.
Parmi les membres de ma famille, il y a Tata Julie. C’est la sœur de mon papa. Elle adore venir s’installer à notre table et discuter avec nous. Je la comprends, c’est plus calme ici. Elle a toujours un parfum qui sent le melon. Ça sent bon ! C’est la plus jeune de ses sœurs. Il en a quatre, mais c’est avec elle que je suis le plus proche.
Elle est très douce, très discrète, elle ne parle pas très fort, c’est à peine si on l’entend.
Mais ce soir, soudainement, elle se lève, elle souhaite parler. Elle cherche ses mots, elle se frotte les mains, elle a peut-être froid, le chauffage est en panne.
« Alors voilà, j’ai rencontré quelqu’un.
AHHHH!!! S’exclame la famille en chœur.
Il s’appelle comment ton chéri ?
C’est une femme, elle s’appelle Caroline.
Je n’ai pas compris pourquoi tout le monde d’un coup s’est tu. Elle a dit une bêtise?
Allez, arrête avec tes blagues!
Quelles blagues?
Tu ne vas pas nous dire que t’es gouine?
Gouine? Je ne connaissais pas ce mot, mais ça n’avait pas l’air d’un mot gentil, vu le visage de tata.
On ne veut pas d’ça dans notre famille ! Sale lesbienne ! »
Tata s’est mise à pleurer, elle est partie dans sa chambre. Je suis allée la rejoindre, j’avais de la peine pour elle, et je ne comprenais rien à la situation. J’ai frappé à sa porte. Elle m’a laissée rentrer.
« Ça veut dire quoi « Gouine » tata ?
— Ce n’est rien ma chérie. C’est un mot qui n’a pas d’importance.
— Mais pourquoi tu pleures alors?
— Parce que je suis fatiguée ma puce.
— Caroline, c’est ton amoureuse?
— Oui.
— Je pourrai la voir un jour ? »
Elle n’a pas répondu, elle m’a prise dans ses bras et m’a murmuré :
« Tu es une petite fille extraordinaire, ne laisse personne t’offenser. »
Je ne savais pas ce que voulais dire « offenser » mais peu importe, j’étais dans les bras de tata, et j’étais bien. Elle n’est plus sortie de la soirée. Elle est restée dans sa chambre. J’étais triste. Je n’ai même pas mangé la bûche, je n’avais même pas envie d’ouvrir mes cadeaux. Ce noël n’était pas comme les autres.
Aujourd’hui j’ai 19 ans. Je m’apprête à partir fêter Noël en famille. Il y a toujours mes cousins et mes cousines, mes grands-parents, et tonton Charles qui pique. Tata Julie n’est pas là, elle n’a plus donné de nouvelles depuis le dernier repas de Noël.
Je fais la bise machinalement, je m’installe à la table des grands. Toujours les mêmes sujets ; l’actualité, la politique, la recette de la tartiflette, l’enfance de papy, le mariage pour tous… Et le souvenir du Noël de mes 9 ans me revient, les larmes me montent aux yeux, l’image de tata qui quitte la table en pleurs me donne mal au ventre.
J’ai toujours pensé que j’avais une famille « parfaite », qui n’avait aucun préjugés, aucune once de méchanceté. Quand on est petit, on ne se rend pas compte de certains dysfonctionnements et heureusement. C’est quand on devient grand que l’on ouvre les yeux sur ce qui sonnait faux depuis tout ce temps.
Ces blagues douteuses et sexistes qui venaient peupler les discussions, c’était la « normalité ». Jamais personne ne s’est interposé face à tonton Franck, qui continue aujourd’hui d’exercer sa fonction d’homophobe, de raciste, et tout ce qui appelle à la différence. Personne n’ose rien dire pour ne pas créer de conflits. Tout le monde le laisse faire.
Je ne suis plus cette petite fille de 9 ans, j’ai grandi, mais si je viens encore aux repas de Noël, c’est pour ne pas les laisser gagner. C’est trop facile pour eux d’éliminer petit à petit les gens qui « dérangent », qui ne rentrent pas dans les « normes », qui ne suivent pas un schéma traditionnel, qui écoutent leurs cœurs et qui portent haut leurs belles couleurs. Ce n’est pas aux belles âmes de partir, de souffrir, de quitter les personnes qu’elles aiment à cause d’un ou deux individus qui ont la bêtise comme A.D.N.
Tout le monde commence à discuter. Et quelques minutes plus tard, on sonne à la porte, c’est moi qui vais ouvrir. J’entends au loin crier :
« C’est qui ? »
Et avec un grand sourire, les yeux remplis d’amour, je dis, en pensant très fort à tata Julie :
« Je vous présente Marion, ma petite amie. »


⭐ Inspiration n°3

  • Claire Avelyn

Elle se dit qu’elle était belle, quoi qu’en dise la société. Que peut-elle dire, la société, de toute façon ? Est-ce un être capable de raisonner, de parler ? Est-ce seulement un être ? Quel genre d’être, alors ? A-t-elle conscience, la société ?
Elle ouvre un dictionnaire à la page « société ». La société, l’associé, le compagnon. La société, ce sont plusieurs êtres associés, qui se tiennent compagnie. La société c’est un ensemble d’êtres qui se poussent les uns, les autres. La société est un être pluriel doté d’un mouvement, d’un flux de volonté qui vient de nulle part et de partout à la fois. La société, c’est comme l’océan. Chaque goutte d’eau se confond avec ses voisines, elle y perd la trajectoire qu’elle avait en dehors de lui. Elle en oublie sa rondeur des matins que les insectes ont tant de mal à percer. Son microcosme se dissout, ses limites s’effacent. On n’y voit goutte. Elle n’est plus identifiable, la goutte d’eau dans l’océan.
La société, c’est comme l’océan. On croit, à le regarder depuis son bord, que toutes les vagues vont dans le même sens, qu’il est animé d’un souffle unique et respire à la manière d’un monstre agité de passions imprévisibles. Mais l’océan est multiple. Il est oisif et ardent à la fois. Il est traversé de courants chauds au milieu des glaces, il s’en va dans un sens et rencontre un contre-courant qui voyage en sens inverse. Pour peu qu’un élément porté dans une direction frôle le mouvement opposé, cet élément se retourne et renverse en lui-même tout ce à quoi il avait cru.
La société, monstre aux têtes innombrables, têtes capricieuses, têtes cruelles ou distantes, indifférentes ou attentives, curieuses, tendres — c’est selon l’heure du jour, le lieu où on la trouve, l’humeur des individus. Monstre qui, d’un même geste, change d’avis sur les êtres et les choses. Monstre si pluriel et foisonnant qu’il ne sait d’où vient cette idée soudaine qui le prend tout d’un coup et le dirige.
Laquelle de ces têtes a-t-elle affirmé que la beauté, c’était telle ou telle caractéristique, et non telle ou telle autre ? Combien d’autres têtes ont approuvé, et pour quelles raisons obscures ? Parce que cela les flattait ? Parce que leur goût personnel s’en trouvait conforté ? Parce qu’elles étaient liées d’une affinité particulière avec cette tête-là qui, la première, à tout hasard et sans l’avoir examinée, avait émis une idée absurde, créé un mot nouveau, réemployé un terme ancien pour identifier ce qui la touchait et qu’elle ne savait pas nommer ?
Ou pour d’autres raisons encore.
Parce qu’un monstre de cette taille-là a faim.
Parce que chaque individu qui le compose sent que quelque chose meurt en lui, d’être ainsi confondu avec les autres et si petit.
Parce que ces individus ont besoin d’avoir plus, plus de pouvoir pour exister, et l’approbation de leurs semblables, celle qui porte, qui fait grandir.
Parce que la beauté, ainsi définie, devenait rare et difficile à atteindre, difficile à maintenir, et que c’est cette difficulté qui, en occupant la pensée d’autrui, le soumet à sa tyrannie.
Plutôt que de contredire l’absurdité, certains perdront leur force et leur énergie à se composer une beauté pour obtenir l’approbation de leurs pairs.
Ils s’engouffrent dans le courant ainsi créé, pendant que d’autres édicteront des définitions comme on creuse des routes.
Parce qu’au sein de cet être colossal, chaque individu est si inextricablement lié aux autres, qu’il se trouve sous l’influence de tous ceux qui sont proches de lui ; et alors, quel sous-être insignifiant, au cœur de cet organisme, pourrait s’éloigner suffisamment et retrouver sa pensée, son intégrité ronde et entière ? Et la bête ouvre grand sa gueule et crie sa faim, crie sa misère de se savoir à la fois si puissante et si vulnérable. Cette faim que chaque individu qui en fait partie ressent.
Elle se dit qu’elle était belle, quoi qu’en dise la société. Elle se le dit très fort, elle donna une nouvelle définition à ce mot, une qui valorisait le courage, la bonté, la bienveillance. Et c’est ainsi qu’elle dirait belle, beau. C’est ainsi qu’elle soufflerait ce mot à tous ceux que la société, indifférente et maladroite, avait fragilisés. Elle leur dirait, toi, tu es beau ; toi, tu es belle. Et peut-être, peut-être que si elle rencontrait assez d’individus pour changer le regard qu’ils portent sur eux, modifier les termes qu’ils déposent en eux, sur eux, hors d’eux ; peut-être la bête, si changeante et sensible et fragile qu’elle est en réalité, amorcerait le miracle de se retourner sur elle-même, de modifier les codes de sa perception, de creuser un nouveau courant.
Elle était belle, quoi qu’en dise la société.


  • Léonce

Elle se dit qu’elle est belle, quoi qu’en dise la société. Moi, qui de la société se moque, je ne peux que lui donner très raison. En effet, je suis de cette race d’hommes singulièrement abattus par la Beauté et par l’Éros, ces deux sèves de la vie et du monde, je suis de ces trembleurs perpétuels dont les autres hommes aiment à moquer la faiblesse du point de vue, débiner la trop évidente humiliation de l’âme. Je suis héritier pauvre de ces rares ducs de galanterie, nés des reines au Courtois, et dont la riche passion de douceur- lyrique jusqu’à la douleur- faisait agenouiller aux pieds des tours et des dames pour y nombrer les oiseaux bleus ; j’appartiens également à la tribu antiphysique des adorateurs de dentelle ; j’appartiens aussi à l’aimable fraternité des contemplateurs avachis du Triomphe formel et mystique qu’est la féminité- condition sine qua non à la moindre portion de leur souffrante existence- hors à qui elle inspire, en retour et en revanche, – par son obscurité essentielle-, une telle crainte que leur fondement s’en ébranle, puis plonge au religieux.
J’ai dû m’adapter, je suis d’une drôle de race de lumières roses.
Je suis le garçon dont le caractère n’est pas dissociable de la maladie, la maladie d’un grand amour nocturne.
Elle se dit qu’elle est belle, quoi qu’en dise la société, et moi qui de la société se moque, je ne peux que lui donner très raison !
Très petit déjà, dès la première possibilité du souvenir, je sais que mon esprit brûlotait aux parfums, aux couleurs et aux formes, aux bruissements et aux pétales du principe féminin – rien en ce monde n’a sur moi plus d’emprise ni de magnétisme- ; ce drôle d’amour fou dévorant comme un élan d’infinie tendresse, ce lierre au cœur, ce puissant envol comme d’aigle, ce bouillonnement supra-sensuel qui m’a de tout temps déporté, médusé, vers le sublime des filles d’Eve- convaincu en mon for intérieur que ni la grandeur, ni la valeur véritables ne logent ailleurs- vite je l’ai baptisé mon génie. Mon génie de les voir.
Devant la vénérable joliesse des femmes adultes, devant quelques petites délicatesses très précises, les petites manières tragiques et les souveraines petites attitudes qu’exhibaient mi-conscientes certaines des filles du collège- dont beaucoup étrennaient d’ailleurs avec une cruauté naïve leur puissance balbutiante sur pauvre moi-même ( leur bel instinct libellule flairant la réception nerveuse totale, le miroir enjoliveur et muet)- je me suis vite confessé le plus précieux de l’Œuvre- son câlin-, là où le Beau existe le plus d’intensité et d’enthousiasme ( et ce n’est pas monnaie courante le Beau, de nos jours industrieux et de nos nuits numériques !) !
Tant de langueur … Toutes prolongent en la fête solitaire de mon être écarquillé, par des images chéries, leur indicible grâce ! Juvénile ou experte.
Ô je les mets bien haut…
Toutes prolongent en moi cette profonde bonté qui leur est propre, si vaste, si calme si confortable et secrète que nuit et océan, – liée aux forces intimes-, qui est le creux et comme le soleil caché de la Nature. Son versant doux et son repos, son substrat.
Et entièrement la face ensoleillée de la lune.
Un canapé moelleux au cœur cruel de la matière.
Toutes. Indifféremment.
Toutes, tu le sens bien, c’est toute celles qui désirent et célèbrent leur grand F, toute femme qui sabbatise ce grand F dont la dévotion est chez moi si naturelle que son costume de société – voleur de nu, faiseur de nuit- ne m’émeut point.
J’ai des magazines de mode déchirés dans mes poubelles.
J’aime et aime les aimer sans idéal autre que celui d’aimer les aimer…
Je ne recule pas devant l’ombre, pas mulièbre pour un sou je laisse régner leur sorcellerie, je n’enflamme aucun bûcher, je reconnais leur pouvoir et leurs droits, leur pureté, leur sainte tâche. ( Et je dis : vive la Lilith aux yeux noirs, l’ailée, la dévoreuse, l’au-dessus !).
Approche empirique. Idéal grandi aux racines.
Elle se dit qu’elle est belle quoi qu’en dise l’œil d’homme, et ainsi, je ne peux que lui donner très raison.
Ô cette femme exquise qui me dit qu’elle est belle, debout devant nul autre miroir que mes yeux excessivement bleus, bleus devant elle- ô sa voix frêle et fine, une petite musique promenée sur chaque corde de mon être comme une clé narquoise sur les barreaux d’une geôle, ô sa nonchalance qui me mord ! Elle est là devant moi toute pleine de son pouvoir, et, vraie artiste, elle sait que le féminisme est devenu une haine indirecte de la femme, car trop plein de société – pour elle, qui ose être gracieuse, « femelle » n’a rien d’une injure.
Elle se trouve belle dans sa nudité cosmique- mais elle en sait trop pour argumenter ou juger.
Elle est devenue pour moi, dans ce gris monde vidé -qu’est notre modernité lasse-, l’enchantement ! Folle frontière d’espérance, seul refuge dans la vallée des larmes, dernière promesse de vivance et d’ailleurs ; bras ouverts ; flambant lieu de charme pour étendre tout le sentiment de ma liberté et mon mépris du vulgaire, haute mysticité d’amour !
Parc. Plage. Route !
Précieux cristal, serrure dorée.
Sensible mieux !
Clé des portes.
Doux remède, lumière donnée, invariable clarté, bon port ou rive fleurie, chambre chaude, fontaine fraîche, et cetera.
C’est encore mon seul souffle chaud, la note et la couleur de mon monde ; un soulèvement respiratoire sûr, infini d’être généreux ; un alliage plus auguste que l’or et le diamant préservé des infernales foudres de la société la Crotte ! Le parangon des délices ! Un principe sourieur. Inaltérable patrimoine. La nature de la beauté et la beauté de la nature sans nécessité de pureté ajoutée ; une tendresse de la génétique, une insurpassable architecture comme la signature d’une pensée artiste au-delà ; l’invariable protectrice de mon âme en peine – hélas aussi peine de mon âme-, et parfois même : immensité maternelle…
Décembre et mai.
Source et jaillissements. Amie eau.
Joie simple.
En effet, devant elle je dérape sur quelque chose comme le culte païen de la Déesse Mère- Magna Mater – je suis béat devant ses latences et ses fécondités, je vois loin et c’est presque si je ne la crois souterrainement capable de la parthénogénèse- comme la Vierge Marie, le crapaud ou la dinde ; je voudrai être à ses pieds « comme un chat voluptueux »…
Elle m’est le printemps et le souhait des moissons.
Tant de mâle beauté m’effémine et son mystère fait ma terreur.
Elle me dit qu’elle est belle quoi qu’en dise la société, alors je ne peux que lui donner ma raison. Quoique j’ajouterai : « Entièrement belle » mon amie, ma sœur démaquillée.


  • Maëva Boumediène

Linaëlle
Elle se dit qu’elle est belle, quoi qu’en dise la société. Tapotant son nez proéminent du bout d’un pinceau empli de poudre blanche, Linaëlle ausculte un à un chacun de ses traits : d’abord son front, haut et bombé, dont elle a depuis longtemps cessé de foncer les extrémités. Ensuite, ses grands yeux légèrement tombants, aux cils clairs et dont la pâleur du bleu de l’iris rend d’autant plus globuleux.
Puis elle pose son regard sur ses pommettes plates, sa mâchoire étroite et enfin sur ses lèvres si minces qu’il est presque impossible de les colorer sans déborder. Enfin, ses pupilles se laissent aller vers ses sourcils blonds tellement éparses que sans un coup de crayon, leur présence n’est pas aisée à déceler.
Poussant un soupir, la jeune femme termine par fermer la petite boîte noire renfermant le cosmétique poudreux. Elle lavera les pinceaux plus tard.
Là-dessus, Linaëlle poursuit sa journée, commençant tout d’abord par se rendre au bureau. Dans un premier temps, la jeune comptable passe quelques minutes avec ses collègues autour de la machine à café, discutant de choses et d’autres avec eux avant d’entamer sa journée de travail.
Enfin, elle dirige ses pas vers son petit bureau, où une montagne de dossiers attend impatiemment d’être traités. Sentant son taux de cortisol monter en flèche, elle en prélève une partie puis frappe à la porte du bureau voisin.
Éléa l’accueille avec un grand sourire, dévoilant une rangée de dents bien plantées au beau milieu d’une bouche ni trop mince ni trop pulpeuse agrémentée d’une touche de rose nude discret.
Je peux t’aider ? demande-t-elle d’une voix douce.
La blonde aux cheveux filasses sentit le rouge lui monter aux joues. Contrairement à elle, sa collègue parait toujours calme, détendue, ce qui explique sûrement en partie – essaye toujours de se convaincre Linaëlle – la différence de traitement entre elles.
La petite comptable stressée dépose alors la tonne de paperasse sur le bureau en acajou d’Éléa. Cette dernière suit ce geste avec un sourire amusé aux commissures des lèvres, puis lève les yeux vers elle. C’est alors que Linaëlle formule clairement son souhait.
Au passage, elle balaye rapidement le bureau bien rangé sur lequel elle vient de délester ses bras, et ne peut manquer de remarquer que seuls quelques dossiers attendent sagement qu’on s’occupe d’eux.
Soudain, Éléa se lève. La blonde suit du regard sa démarche si gracieuse qu’elle parait presque danser en se déplaçant. Brusquement, on frappe à la porte.
Du couloir, le directeur intervient alors et ordonne à Linaëlle de reprendre ses dossiers. De plus, il en ajoute quelques uns sur la pile qu’elle récupère docilement, puis lui fait savoir qu’au vu de la quantité de travail qu’elle a à abattre, elle ferait bien mieux de s’y mettre.
Consciente de cette injustice, Linaëlle s’assoit et réfléchit.
La jeune femme est suffisamment intelligente pour comprendre que sa surcharge de travail, son misérable salaire tout comme ce vieux bureau moisi aux pieds branlants sont la réponse au manque d’intérêt qu’elle inspire à cette entreprise.
De ce constat, elle prend une décision radicale. Bientôt, elle cessera de travailler dans ce bureau. Aussi efficacement que la tablette de chocolat qu’elle engloutit quotidiennement une fois rentrée de son ingrate journée, le shoot de dopamine produit par cette pensée annihila complètement l’excès de stress qu’elle ressentait jusqu’alors.
Heureuse à l’idée d’être débarrassée de son affreux métier, Linaëlle saisit une feuille et un stylo et se met à élaborer un plan. Tout d’abord, elle imagine relâcher sa colère contre sa source : le directeur. Mais aussitôt, elle se dit que la nonchalance de ses collègues peut être assimilée à une forme de soutien envers son comportement. Après tout, Éléa n’a-t-elle pas accepté implicitement que sa collègue se charge de la quasi-totalité des tâches qu’elles sont supposées se partager ?
Sa pitié pour la jolie brune s’éteignit aussi vite qu’elle est apparue. La suite de son projet se dessina petit à petit, de plus en plus distinctement dans son esprit, qu’elle reproduisit ensuite de façon organisée sur sa feuille de papier.
Pendant ce temps, elle ne traita absolument aucun dossier. En prévision d’une des nombreuses visites quotidiennes et impromptues de son supérieur, elle décide de cacher dans ses tiroirs une partie des dossiers.
Après quoi, elle se lève et part aux toilettes. Quelques minutes plus tard, elle en ressort l’air malade et manque de se cogner dans le directeur en allant en direction du bureau de celui-ci.
Vociférant contre la blonde qu’il pense faible et naïve, il lui rappelle le pain sur la planche qu’elle a d’un ton autoritaire.
Une fois son dernier mot craché, Linaëlle lui signale être malade, qu’elle a attrapé une vilaine gastro et qu’elle n’est plus en état de travailler.
L’homme déglutit alors. En trois ans, pas une absence de la part de cette employée n’était à déplorer – tout l’inverse du cas d’Éléa… Constatant ce teint blafard sur ce visage qu’il juge effroyablement désagréable à regarder, il l’autorise à contrecœur à quitter son poste pour la journée.
Linaëlle prend donc sa voiture et rentre chez elle. Dans les bureaux, c’est maintenant – et pour la première fois en six mois d’ancienneté – Éléa qui subit les foudres de son directeur. Les autres employés – la secrétaire à l’accueil et son assistant – en pâtissent également.
La matinée fut longue pour tout le monde, la pause du midi plus que bienvenue. Les trois agents administratifs traînèrent les pieds en retournant à leur chaise, scrutant toutes les deux minutes le temps qu’il leur restait avant de pouvoir s’en aller.
Soudain, le bruit d’une explosion alerta tout le monde. Surpris, ils se rejoignirent sans se concerter à l’entrée du centre, où des bouteilles d’alcool atterrirent en cercle autour d’eux. Dans leur dos, la porte se referma soudain, puis une serrure verrouilla l’accès au reste des locaux.
Peu de temps après, des allumettes à l’extrémité rougeoyante mirent le feu au liquide répandu sur le sol du hall en une flaque gigantesque. La secrétaire crut bon de s’élancer vers la porte de sortie, mais Linaëlle – le corps recouvert par une tenue large à coupe droite et la tête encagoulée – lança aussitôt une nouvelle série de bâtonnets enflammés qui engloutirent bientôt les locaux.
In fine, bien qu’emprisonnée, la petite comptable ne souffrit plus de sa relative laideur : ses traits disgracieux pour son directeur n’étaient rien en comparaison du visage défiguré par les flammes de ce dernier.


  • L. Moreau

Elle se dit qu’elle est belle, quoi qu’en dise la société. Elle se le répète très fort pour essayer de s’en convaincre. Et vous savez quoi ? Ça ne marche pas très bien. À vrai dire, c’est même complètement inefficace. Elle ne peut s’empêcher de dévier son regard sur cette grande cicatrice qui traverse son torse. Elle l’aime autant qu’elle la déteste. Elle l’aime si fort en pensant que c’est grâce à elle qu’elle est en vie aujourd’hui. Mais quand arrive l’été, les regards, les commentaires et les questions qui l’étouffent la pousse à la détester. Dès qu’il s’agit de mettre autre chose que des cols roulés, tout devient plus compliqué.
Elle entend bien, sur les réseaux sociaux, qu’il faut s’aimer soi-même. Que tous les corps sont beaux. Mais pourquoi tous les corps qu’elle voit sont les mêmes ? Des filles magnifiques en maillot de bain deux pièces sur une plage de sable fin. Ça fait bien longtemps qu’elle n’a pas mis de maillot de bain deux pièces. Le maillot une pièce est déjà une épreuve à part entière. Elle ne poste jamais de photo d’elle sur la plage, une glace à la main, les lunettes de soleil sur le nez et un grand sourire sur le visage. L’été, son compte Instagram bascule implicitement sur un autre mode. Il n’y a plus que des photos de dos. Puis vient octobre, le retour des écharpes et des grands manteaux, et soudainement le monde est à nouveau autorisé à voir son grand sourire, juste au-dessus de son col roulé.
On est le 13 août. Elle fixe la photo sur son téléphone. Elle porte un joli petit chemisier à fleurs assorti d’un grand chapeau de paille. Bien sûr qu’elle la voit. Mais elle voit aussi son sourire et la joie sur son visage. Et finalement, en appuyant sur le bouton « publier » elle se dit surtout que ça prendra du temps, mais qu’elle y arrivera. Un jour elle se dira qu’elle est belle et elle ne laissera plus personne changer ce sentiment.
*
Il se dit qu’il est fort, quoi qu’en dise la société. Qu’il a le droit de pleurer même s’il est un homme, et que ça n’entache en rien sa virilité. Que certains codes implicites de la société sont stupides et décevants. Dangereux aussi. Dévastateurs surtout. Il repense à lui, son petit sourire cordial quand il rentrait dans le bureau et qu’il le saluait en lui demandant comment il allait. Il se souvient de sa réponse, toujours la même, quand à son tour il l’interrogeait sur sa vie, sa santé, sa famille, ses pensées. Puisque finalement c’est ça aussi qu’il sous-entendait quand il lui demandait comment il allait. Il lui répondait toujours : « bien merci ». Et lui ne creusait jamais plus. Et puis, ça avait l’air d’aller n’est-ce pas ? Foutus codes de société.
Il arrivait toujours à la même heure. Il s’installait à son bureau, juste en face du sien dans l’open space. Il était toujours bien habillé et il avait l’habitude de ranger impeccablement son bureau avant de quitter le travail. Il était sérieux, mais il rigolait aux blagues que ses collègues lançaient de temps en temps. Dans les bons jours, il arrivait même que ce soit lui qui se prête au jeu de l’humour.
Finalement, c’était un homme comme un autre. Mais c’était son collègue de bureau. Il savait qu’il avait deux filles, des jumelles de 4 ans. Il savait aussi qu’il habitait dans la ville voisine et qu’il venait en vélo. Il ne savait pas grand-chose de plus mais ça lui suffisait. Ils s’entendaient bien et riaient souvent ensemble des missions irréalisables que leur chef pouvait parfois leur attribuer.
Et puis il a reçu le faire-part de décès. Un lundi soir en rentrant du bureau. Une toute petite enveloppe blanc cassé dans sa boîte aux lettres. Il n’avait rien vu arrivé. Il avait posé une semaine de congés alors, naturellement, il ne s’était pas inquiété en ne le voyant pas arriver le matin au bureau. Il avait tout bien préparé. Et finalement, en rentrant dans l’église, il se dit qu’il est un homme et qu’il pleurera. Peu importe si l’équilibre fragile de la micro-société qui l’entoure s’en trouve déstabilisé.



A bientôt 💋

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